Au bon soleil
IV
DRÔLES DE PÉNITENTS.
J’ai rencontré, pas plus tard qu’hier, une procession de pénitents, de pénitents blancs, je vous le jure ! Il est vrai que c’est dans un pays où les Rouges eux-mêmes ont un saint à eux. Sanglés de cordons, masqués de cagoules, ils descendaient sur deux rangs, une raide côte. En tête marchait le doyen manœuvrant un bâton énorme, lourdement sculpté, lourdement doré, que surmontait en guise de pomme une sorte de chapelle à jour. Puis venait un grand Christ à barbe noire, porté par un frère, pieds nus. A droite et à gauche, deux autres frères balançaient au haut de longs manches taillés en fourche deux monumentales lanternes, de forme somptueuse et barbare, en fer-blanc découpé et repoussé, avec des cires qui brûlaient pâles, allumées ainsi en plein soleil.
Quoique peu pénitent moi-même j’eus toujours un faible pour les pénitents, les blancs surtout ! Ils me rappellent une enfance relativement religieuse et ces heureux jours où nous nous cachions, quelques galopins et moi, aux coins sombres des vieilles rues, pour chanter en écho à leurs psalmodies latines ce répons irrévérencieux : — « Pénitent blanc — Qui vas devant, — Tu dérobas le dinde… — Pénitent gris, — Toi qui me vis, — N’en parle pas. — Nous t’inviterons au repas… ah ! ah ! ah ! ah ! »
Et puis ces pénitents tout blancs, entre ces rocs éclatants de lumière, étaient d’un bel effet pittoresque ; je m’arrêtai pour les voir défiler. Le soleil piquait fort ; plusieurs, pour respirer mieux, avaient jeté leur cagoule en arrière, et sous le calicot apparaissaient de bonnes faces d’hommes de la terre, brunies à la réverbération du sillon. Étranges pénitents ! pensais-je, ils n’ont pas du tout la physionomie de l’emploi… En effet, ils prenaient pour entonner les psaumes un petit air narquois et joyeux qui faisait un singulier contraste avec leur costume d’Inquisition. On eût presque dit d’une mascarade. Un d’eux, en passant, m’aperçut et cligna de l’œil. Je le reconnus, celui-là. — Aurais-je la berlue ? Mais non ! il n’y a pas à hésiter, c’est bien Tiston, Tiston Pesquegrive, un brigand de père de famille qui, avec du bien de chez lui et pouvant, comme tant d’autres, vivre honorablement, sans rien faire, avait toujours eu la manie de s’occuper de choses qui ne le regardaient pas ; Pesquegrive proscrit au 2 Décembre ! Pesquegrive qui, en 1870, poussa l’esprit de désordre jusqu’à s’engager, pour se battre, dans les bandes de Garibaldi ! Pesquegrive pénitent, c’était le monde renversé, la contre-Révolution triomphante ; et, derrière Pesquegrive, portant les mêmes cierges et crevant de rire sous la même cagoule, ses inséparables amis, les enragés des hauts-quartiers, les républicains à taïole rouge ? Que voulait dire tout cela ?
Je rencontrai Pesquegrive dans l’après-midi, au café, en train de parcourir les feuilles. — « Eh bien, Pesquegrive, on s’est donc mis pénitent ? — Vous nous avez vus, hein ? c’est toute une histoire. »
Nous demandâmes de la limonade gazeuse, et Pesquegrive commença :
— « Vous connaissez notre collège, un local superbe ! ancien couvent de capucins, avec des corridors, des salles voûtées, et deux grands cloîtres qui servent de cours aux élèves, l’une pour l’hiver, l’autre pour l’été. Les cléricaux en étaient jaloux ; ils auraient voulu le faire tomber et remplacer nos professeurs par des jésuites. C’est ici comme partout ! Mais les habitants tenaient bon, et le Conseil municipal faisait des sacrifices. En attendant, les hommes noirs tournaient autour, cherchant un trou de souris par où s’introduire. Il faut savoir qu’en outre du collège et de la maison d’école, les bâtiments des capucins renfermaient encore la confrérie des Pénitents blancs. La ville, je ne sais plus quand, leur avait accordé l’ancienne chapelle en jouissance. Tant que la confrérie dura, tout alla bien. Les élèves faisaient leur sabbat dans les cours, deux fois par semaine les pénitents chantaient l’office ; les uns ne gênaient pas les autres, et l’on s’entendait parfaitement.
» Cependant la confrérie s’en allait peu à peu, par voie d’amortissement pour ainsi dire. Les vieux disparaissaient, et il ne s’en faisait pas recevoir de jeunes. A la fin, ils n’étaient plus que quatre, et plus que trois aux processions. Puis la chapelle resta fermée. On crut le dernier pénitent mort, et la ville reprit la clef.
» Qui ne vous a pas dit qu’un beau jour, cela se passait tout de suite après la guerre, nous vîmes la chapelle grande ouverte, des échafaudages dressés et des maçons gâchant du plâtre avec un prêtre qui les dirigeait. Il y avait deux clefs, paraît-il ; M. le curé sans rien dire, avait gardé la bonne, et les Maristes, avec sa permission, étaient en train de s’établir là, en plein cœur du collège, dans la chapelle démolie. La chapelle d’abord, pour la salle des classes ; puis on aurait demandé un petit bout de cour, un logement dans les combles ; comment refuser à ces bons Maristes ? Et en un rien de temps le collège aurait été dévoré tout entier. Vainement la ville protesta : — la chapelle est propriété communale ; la confrérie s’étant éteinte, la propriété de la chapelle doit faire retour à la commune !
— Non pas, disaient les curés, la chapelle est bien d’église, et la fabrique a droit d’en disposer à sa guise. Le préfet, naturellement, penchait pour le curé et la fabrique. Faire un procès ? Mais on était sûr de le perdre ! En attendant, les travaux marchaient toujours.
» C’est alors, continua Pesquegrive avec une nuance de juste orgueil, qu’il me vint une inspiration admirable. Je savais que les pénitents n’étaient pas tous morts. Il en restait deux, vieux comme des bancs, n’entendant plus, n’y voyant guère. Je les amenai au Conseil municipal. Cela tranchait tout : eux vivants, rien n’empêchait de reconstituer la confrérie. Il fallait se sacrifier, nous nous sacrifiâmes, et tous, le maire en tête, nous nous inscrivîmes pénitents. Le lendemain, forts de notre droit, le cierge au poing, en beau costume de calicot neuf, nous expulsions maçons et Maristes. »
— Drôles de pénitents !
— Aurait-il mieux valu laisser perdre le collège ?
— Et vous allez ainsi rester pénitents blancs toute votre vie ?
— Que voulez-vous ? les hommes de bonne volonté, il faut bien qu’ils fassent quelque chose pour la République.