Au bon soleil
EN TRAIN DE PLAISIR
I
CONSEILS AU DÉPART.
L’hiver secoue ses dernières neiges : dans les haies encore frissonnantes, mais où pointent, déjà quelques bourgeons hâtifs, le printemps, comme un enfant qui joue et se cache aussitôt, a montré le bout de son nez rose. On s’ennuie chez soi, on rêve voyages ; des ailes poussent au plus casaniers ; et la Compagnie P.-L.-M., ce saint Pierre qui tient la clef des champs, couvre colonnes et murs d’immenses affiches jaunes annonçant des trains de plaisir pour Gênes, Florence, Rome, Naples.
Le Parisien, artiste ou petit rentier, s’arrête pensif devant ces affiches : « Eh quoi ! en prenant si peu d’écus sur mon budget, si peu de jours sur mes occupations, je pourrais m’offrir tout cela ? voir les Alpes et l’Apennin, respirer la brise marine, déjeuner d’art, souper d’histoire, marcher sur du marbre, dormir sous des fresques, connaître le Tibre et l’Arno, admirer comment la vigne virgilienne s’enguirlande au tronc des mûriers, et boire en disant Si signor des vins trop doux dans des fiaschetti garnis de paille ! »
La chose est tentante ; mais un maudit mot vient tout gâter : train de plaisir ! Il y a sur les trains de plaisir, comme sur les diligences autrefois, toutes sortes de plaisanteries convenues ; par crainte du ridicule, un homme d’esprit, qui grillerait de partir, se résignera pour toujours à ne connaître Pompéi qu’en peinture, et à se figurer la campagne romaine d’après les terrains lépreux et vagues d’au delà de nos fortifications.
Certes, le train de plaisir a ses inconvénients ; il est d’autres façons plus aimables de voyager : dans un sleeping-car, par exemple, ainsi que le font les millionnaires, en prenant son temps et ses aises ; ou bien encore à l’artiste, dans une caravane de saltimbanques organisée en manière d’atelier, s’arrêtant un jour ou une heure à chaque site qui vous plaît, avec un tricorne de gendarme (le modèle est le même partout) négligemment suspendu aux brancards de la voiture, pour éloigner les malfaiteurs et leur laisser croire qu’on a chez soi la force publique en visite.
Seulement, il faut pour cela être riche d’argent ou de loisir. Démocratique et bourgeois, le train de plaisir s’accommode d’états plus modestes.
— Mais on y est serré. — Pas tant que cela, et moins parfois que dans un autre train puisque chaque compartiment ne reçoit que huit voyageurs au lieu des dix réglementaires. — On entend parler français tout le temps, ce qui nuit au pittoresque, enlève l’illusion, trouble la rêverie. — Halte-là ! sans nier les âpres joies de la solitude dans des villes où vous ne comprenez personne et où personne ne vous comprend, croyez bien qu’après deux ou trois jours de cette existence de sourd-muet s’exprimant par gestes, vous ne serez pas fâché de retrouver, le soir, histoire de se délier la langue en commun, quelques-uns de vos odieux compatriotes ! — On fait connaissance avec un tas de gens… — Sans doute, à moins d’être irrémédiablement sournois. Mais ces amitiés improvisées ont leur agrément ; c’est, car ici-bas tout se renouvelle, c’est, en plus grand et avec moins d’ennuis, l’originalité et l’imprévu des anciens voyages par le coche. — Et pour se loger, arrivant ainsi cinq cents à la fois dans une ville ?… — En effet, je plains les malheureux qui, traînant leur sac de nuit comme un forçat son boulet, errent à travers l’inconnu, en quête d’un gîte, jusqu’à ce que quelque cocher de contrebande, quelque cicerone de hasard les livre pieds et poings liés à un cabaretier complice, tapi dans une infâme osteria, au fond d’une ruelle innommée. Mais pourquoi ne pas faire comme les Anglais ? Il existe à Paris une agence qui, moyennant des prix modérés, vous loge, vous nourrit, et pousse même la prévenance jusqu’à vous réveiller à vos heures. — C’est insupportable, cela !… — C’est charmant, au contraire, pour les gens qui n’ont pas de temps à perdre et n’aiment pas s’embarrasser des menus détails de la vie. Aussitôt débarqué dans un pays nouveau, on n’a plus, sa toilette faite, qu’à se répandre par les rues, en homme que rien ne préoccupe, léger de bagage et de soucis. — Et l’on est convenablement logé ? — Jugez-en : à Gênes, j’habitais, via della Croce, un hôtel vaste comme un palais qui avait pour ornement de vestibule un Scipion Nasica en marbre dont le Louvre serait jaloux ; à Florence, mes fenêtres, car j’en avais trois, et de taille, donnaient sur la façade du Bargello ; à Naples, de mon balcon je regardais fumer le Vésuve ; à Rome, la vue était triste : il n’y a pas de rues gaies à Rome ! par compensation un cardinal tout rouge et un superbe moine fondateur d’ordres logeaient sur le même palier que moi. — Et les repas ? — Repas de table d’hôte, selon la saison et l’endroit, mais toujours aussi bons qu’on peut les espérer. Une seule fois je fus inquiet : l’arrêt du train pour le dîner étant fixé dans un misérable village. Qu’y trouverions-nous ? On se méfiait. O surprise ! l’agence avait tout prévu : au sortir du wagon la maternelle agence fit distribuer à chacun de ses voyageurs un paquet contenant le repas du soir, une bouteille, un couvert, un verre. Un vieux pêcheur pas trop voleur vint nous vendre des frutti di mare, petites clovisses à coquilles minces et roses ; on dîna de grand appétit, au bord de la mer, sur le sable, en regardant le soleil se coucher derrière les pins. C’est du Paul de Kock si l’on veut, mais, traduit ainsi en italien, Paul de Kock n’est pas sans charme.
Évidemment, en quinze jours on ne peut tout voir. Le secret, pour voir quelque chose, est précisément d’éviter certaine goinfrerie de curiosité à laquelle se laissent aller trop souvent les apprentis touristes. De braves gens, natifs du faubourg Saint-Marceau et qui n’ont jamais visité ni le Luxembourg ni Notre-Dame, se donnent, une fois la frontière passée, des indigestions de musées et de monuments. Ils ne sont jamais montés dans la Colonne, mais ils se croiraient volés de leur argent si là-bas ils oubliaient une fois de grimper au faîte d’un campanile. Ne les imitez point ; promenez-vous à Gênes, à Naples comme vous vous promenez dans Paris, sans presse, en vous imaginant que vous devez y revenir le lendemain. Peu de choses vous échapperont ; le hasard, dieu propice aux flâneries, s’arrangera toujours de façon à ce que vous ne regrettiez pas les quelques cents francs du voyage.
Et maintenant, un souvenir personnel :
C’était à Florence ; un train de plaisir arrivait. Il y avait foule à la gare : des députations, des musiques avec des bannières. Parmi les bannières une portait, en or, le nom de Garibaldi. Les voyageurs la saluèrent. On répondit par un formidable « Evviva la Francia ! » Tout à coup et quand le silence se fut fait, timidement mais fermement comme quelqu’un qui a son idée, se détacha du groupe un petit joueur de triangle, brun, ébouriffé, la bouche grande, des dents blanches jusqu’aux oreilles. Il baragouinait un peu de français ; il cria : « Evviva la Repoublica !… Evviva Victor Ougo ! »
Nous embrassâmes le petit joueur de triangle. On trouve comme cela d’agréables surprises à voyager par train de plaisir.