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Au bon soleil

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VI
PÈLERINAGE.

Mais chut !

Il paraît que sans songer à mal, j’ai pris un train de pèlerins.

Le train brûle Gênes, dédaigne Pise, laisse Florence ; nous allons droit à Rome faire nos Pâques.

En face de moi, un gros abbé : l’air réjoui du voyageur, l’œil grave du conducteur d’âmes.

Il prend le coin, s’installe et se carre. Tout le monde se gêne et me gêne pour lui. Il accepte de bonne grâce.

Moi je n’ai garde de protester, me rappelant cette admirable prescription de la civilité puérile et honnête : « Si vous vous trouvez à table à côté d’un ecclésiastique, ayez pour lui les mêmes égards et les mêmes prévenances que pour une dame. » Ayons donc des égards et des prévenances ; ce qui est d’obligation à table doit l’être également en wagon.

M. l’abbé ferme les yeux, médite ou feint de méditer ; puis, tout à coup, énergiquement, il me tire un sac d’entre les jambes, et le pose sur ses genoux, un peu sur les miens. Le sac est violet, en peluche ancienne comme on en voit au dos des fauteuils. M. l’abbé ouvre le sac, suivi dans ses moindres mouvements par l’œil sympathique des dévotes, il en sort une chancelière, de même étoffe et violette aussi, puis une calotte qui est noire, mais garnie de violet à l’intérieur comme les poches de la soutane.

J’entends les dévotes se dire que M. l’abbé est illustre prédicateur quelque part entre Tarascon et Narbonne, qu’il va voir le pape au Vatican et qu’il reviendra de là bas au moins évêque in partibus.

Voilà qui explique cette orgie de violet chez un simple prêtre : dans son impatience d’avoir la pourpre, le saint homme en double ses soutanes et ses calottes, peut-être en double-t-il ses bas ! Cela ne fait de mal à personne, et donne en attendant un petit air d’évêque quand par suite d’un hasard heureux d’un coup de vent ou d’un geste habile, un peu de violet montre son nez.

Les dévotes, il y en a de charmantes dans le nombre, l’admirent d’abord en silence, mais bientôt elles s’enhardissent. On cause de Rome naturellement, de Rome et de la semaine sainte ! M. l’abbé explique Saint-Pierre, immense et qui paraît petit. Les dévotes d’un commun accord, déclarent cela admirable.

— Et l’orteil de bronze qu’on baise ! et près de Sainte-Marie-Majeure, la Scala santa que l’on ne monte qu’à genoux ?

Elles voudraient toutes déjà baiser l’orteil et user de leurs genoux les degrés de la Scala santa.

— Est-il vrai, qu’on parle dans les églises, que les curés vont au café et qu’ils donnent l’absolution du bout d’une gaule ?

Sur ces jolies lèvres, dans ce gazouillis, la religion prend un air aimable. Hélas ! que ne suis-je croyant !…

Puis, c’est la mantille.

— Quelle mantille ?

— Comment, ma chère, vous ignorez ! Mais on ne peut pas se présenter devant Sa Sainteté sans mantille… J’en ai une toute prête dans ma malle, très coquette, en filet de soie… D’ailleurs, il est facile de s’en procurer à Rome… n’est-ce pas, monsieur l’abbé ?

Et voilà toutes les têtes en l’air. Cette nouvelle qu’il faut une mantille se répand de compartiment en compartiment, de wagon en wagon, jusqu’au bout du train. Nous allons traverser des villes, côtoyer des fragments de golfe paraissant puis disparaissant par les intervalles bleus de quatre-vingt-sept tunnels, suivre l’Apennin, dont les découpures font de si fins arrière-plans aux rudes plaines d’Étrurie ; mais nous ne voyons rien de tout cela : désormais et jusqu’à Rome, dans les buffets des gares italiennes, épluchant des oranges et buvant le chianti ou l’orvieto dans d’élégants petits flacons revêtus de paille et de jonc tressé, il ne s’agira que de mantilles.

Le soir même de notre arrivée, à une table d’un café du Corso, où pendant la semaine sainte les gens pieux et altérés peuvent tout à la fois écouter le Stabat de Rossini et prendre des glaces, je revis l’abbé aux doublures violettes en compagnie de ses dévotes.

Elles, songeant à leurs mantilles et méditant de jolis plis, essayaient des poses à l’espagnole ; lui, regardant sa main grasse et blanche, croyait y voir luire l’améthyste ; et je compris alors, on ne s’instruit bien qu’en voyageant, pourquoi tant d’abbés en bon point et tant de jolies femmes vont à Rome.

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