Au bon soleil
II
RÊVERIE EN CRAU.
… Le train repartit d’Avignon, triomphalement accompagné par les innombrables voix argentines ou graves des innombrables beffrois, clochers et tours d’horloge, qui, mis en gaieté par le soleil, s’égosillaient sur le coup de midi derrière les remparts.
Il faisait un petit mistral qu’on devinait, sans le sentir, à l’azur plus profond, plus vibrant du ciel balayé, à des tourbillons de sable noir en train de cabrioler dans les graviers de la Durance, et surtout aux grands saluts que nous adressaient les cyprès plantés en rond autour des fermes ou alignés sur la limite des champs.
Des collines grises, couvertes d’herbes grises ; de loin en loin, se mirant aux larges eaux du Rhône ralenti, un château, de grands murs en ruine ; et tout à coup, Arles une fois dépassé, la Crau, la plaine immense de cailloux, sans un arbre, sans un buisson, pierreuse et sèche pendant des lieues, où de loin en loin apparaît le toit plat d’une bergerie. Là-bas, tout près de l’horizon, à un endroit, vous diriez des cailloux plus gros ; on reconnaît, en regardant mieux, que ces cailloux sont des moutons. Maigres moutons qui, sous le bâton des baïles nomades, passent là leur hiver, affamés, retournant du bout du nez chaque pierre pour trouver dessous un peu d’herbe pâle. Mais patience ! ils savent qu’aux premiers beaux soleils, aussitôt les neiges fondues là haut, le troupeau, boucs en tête et toutes les sonnailles sonnant, remontera par le « chemin romain » vers les montagnes où sont des herbages si drus et parfumés de tant de fleurs.
Elle n’a pas de bout, cette Crau ! malgré la hâte que met le train à fuir son infini monotone. Je me suis un jour rendu compte de son étendue en regardant, du haut d’une des tours hardiment plantées par les Sarrazins sur les derniers gradins des Arènes, la tache rouge qu’elle faisait au milieu du pays d’Arles en moisson. En été, quand l’air flambe sur les cailloux, la Crau, comme le Sahara, connaît les féeries du mirage ; et les Grecs contaient que Jupiter fit grêler ces pierres du fond du ciel pour fournir des armes à l’Hercule tyrien, en train de combattre je ne sais quelle sauvage tribu des Gaules.
Depuis, de savants géologues, à la place de Jupiter, ont inventé le déluge alpin. Les cailloux de la Crau, sacrés jadis, s’en vont maintenant par charretées, ils servent à empierrer les routes ; le canal d’Adam de Craponne, recouvrant de ses limons fertilisants ce qui en reste, conquiert chaque année à Cérès quelques mille « cannes » de sol aride. Mais le caillou reparaît toujours après les pluies et les labourages, mis à nu par l’eau dans les ravines des champs ou soulevé par la charrue. Travail dur et de tous les jours, lutte incessamment renaissante, et cela, non-seulement dans la grande Crau, mais dans une foule de Crau plus petites, étalées en étages successifs par la rupture du chapelet de lacs qui jadis remplissaient la vallée où coule maintenant la Durance. La lutte contre le caillou est, des Alpes jusqu’à la mer, la moitié de la vie rurale.
Rien ne berce et n’endort la pensée comme le ressac régulier d’un train. C’est ainsi que, tout en courant vers Cannes et Nice et le paresseux Midi des orangers et des palmiers, je rêvais arrosages et défrichement, et rudes cultures montagnardes.
Soudain la Crau si triste m’apparut plus triste encore ; un souvenir venait de me serrer le cœur.
Je me revoyais en chemin de fer, au même endroit, par un jour pareil, vers la fin de l’hiver de 1871. Après tant de malheurs et de désastres, on ne voulait pas désespérer. C’était l’heure des dernières levées ; les vallons, les coteaux, retentissaient matin et soir du bruit des tambours. Des mobilisés s’embarquaient aux gares, d’autres s’exerçaient avec de vieux fusils au milieu des champs, autour des villages. Dans le train, les conscrits chantaient. Un spectacle, hélas ! inattendu, arrêta net leur Marseillaise. Descendant à l’horizon dans les brumes du Rhône, le soleil du soir ensanglantait l’interminable plaine. A droite, à gauche, en avant, en arrière, sur dix, vingt rangs, bousculées dans un désordre, un effarement de déroute, hors des rails, parmi les cailloux, s’entassaient des locomotives. Locomotives de toutes sortes, rouillées, disloquées, aux aciers ternis, aux cuivres couverts de boue, quelques-unes trouées, bosselées, portant la marque des balles. Près de nous un employé expliquait la chose : c’était le matériel du Nord, de l’Est, refoulé par l’invasion et qu’on avait dû, à cause de l’encombrement, garer là comme on avait pu. Les monstres de fer venus de là-bas où était l’ennemi semblaient vivre, et des têtes de mobilisés aux portières, paysannes encore sous le képi galonné de rouge, devenaient pâles subitement à cette première vision de la guerre.
Le train file, des arbres paraissent, la Crau est déjà loin derrière nous. Voici Saint-Chamas, l’étang de Berre dentelé et bleu comme un golfe grec. Les collines qui sont autour palpitent dans une brume transparente ; sous le soleil d’aplomb semblent rire les vagues innombrables, allumées de rayons, frémissantes, éclaboussées ; on dirait qu’une invisible main y jette les diamants à poignée.
Le spectacle en est merveilleux, mais pour aujourd’hui ma joie est gâtée ; et quand, ébloui, je ferme les yeux, c’est encore la Crau farouche que je vois, la Crau de l’année de la guerre, avec le soleil sanglant, et les longues ombres des locomotives !