Au bon soleil
III
Le vent du soleil. — Rentrée en France. — La tour de Philippe-le-Bel. — Les villas cardinalices. — La Chartreuse et les tireuses de soie. — Le fort Saint-André. — Les gueux de pailliers. — La Bartelasse. — Les félibres.
Ce matin, nous avons eu peur.
Le vent s’était élevé, violent, avec des nuages. Mon intrépide compagnon rêvait mistral ; or le mistral, quand il commence, souffle régulièrement trois, six ou neuf jours. Cela eût dérangé nos promenades. Mais ce n’était, par bonheur, que le vent de S.-O., « le vent du soleil ». Grand fracas d’abord sur le Ventoux : voilà le Rhône fouetté comme une mer, la poussière amassée cinq siècles durant sur les tours du palais des Papes montant en tourbillons vers le ciel, pareille à une fumée d’incendie ; puis tout s’est calmé subitement, les nuages ont fui et le soleil est revenu.
La porte de l’Oule passée, et le double pont, suspendu puis en estacade, qui, par-dessus la Bartelasse, enjambe les deux bras du Rhône, traversé, nous entrons en Languedoc, on pourrait dire en France ! car longtemps Villeneuve fut ville frontière, ville française, fortifiée, comblée de privilèges par nos rois qui vinrent plus d’une fois, soupçonneux, contempler de là l’Avignon républicain et l’Avignon des papes.
Le fort Saint-André nous rappelle que, vers le XIIe siècle, ses habitants et ses moines faisaient la guerre aux Avignonnais.
Louis VIII et ses 50,000 chevaliers campèrent ici ; mais Avignon, albigeoise de cœur, ferma ses portes à la croisade.
Au bout du pont Saint-Benezet si souvent détruit, emporté, puis rétabli, puis détruit encore, et dont il ne reste plus de ce côté du fleuve que quelques débris de piles apparaissant comme des écueils, aux eaux basses, la tour de Philippe-le-Bel, sentinelle inquiète, monte toujours sa garde.
Ce n’est que plus tard et lorsque les papes eurent fait leur paix avec les rois de France, que Villeneuve, avec ses plaines d’oliviers, ses frais bords du Rhône, fut adoptée comme résidence d’été par les cardinaux et devint le Tibur, le Tusculum de la Nouvelle Rome.
En arrivant, çà et là, sur les rochers gris, apparaissent de vieux murs croulants, restes de villas, de palais cardinalices. La ville est pleine des souvenirs des splendeurs papales.
Partout des créneaux sur les églises et des écussons sur les tours.
Au coin d’une petite place à arcades, Notre-Dame de l’Assomption montre avec orgueil ses tombeaux de cardinaux, le trône d’un pape, tout comme la Notre-Dame Avignonnaise, et de plus des autels de marbre précieux, de curieux ornements pontificaux et une Vierge en ivoire, du XIVe siècle, rivale du fameux Christ sculpté par Jean Guillermin pour les pénitents gris d’Avignon.
Mais la merveille de Villeneuve, c’est la Chartreuse, fondée par Innocent VI qui voulut y être enseveli, le val de bénédiction avec ses trois cloîtres, les débris de son réfectoire où Henri III présida l’ouverture des États de Languedoc, ses fontaines monumentales taries, ses puits obstrués de capillaires, son oratoire papal décoré des fresques de Giotto et de Spinello Aretino, et son église aux pendentifs étranges, aux murs incrustés de jarres vides qui devaient doubler l’acoustique et renvoyer plus puissants les sons de l’orgue et les chants sacrés à ces voûtes qui semblent d’azur maintenant, tant on voit de trous et de ciel entre leurs nervures.
Dans ces ruines, peu à peu, tout un village, tout un faubourg s’est installé. Des treilles, des rosiers sont venus fleurir les vieux murs ; les longs corridors font des rues, les cellules se changent en maisons, l’uniformité monacale joyeusement s’individualise.
Sur la terrasse d’un petit cloître gothique, des canisses, des claies chargées de tomates, de figues, sèchent au soleil. En bas, sous les arceaux, des femmes, des fillettes tirent la soie, et c’est plaisir d’entendre leurs éclats de rire au milieu des ruines, et de voir les cocons, fouettés du balai de bruyère, danser sur l’eau fumante des chaudières, tandis que les légers fils s’enroulent en masse d’or autour des dévidoirs.
Comme nous parlons provençal, elles ne se gênent pas de travailler devant nous ; elles sont fières de tirer la soie et comprennent que cela intéresse.
Du haut d’un perron une femme nous appelle. C’est une tisseuse, une taffetaïris ; elle veut nous montrer son métier, l’entrecroisement de la trame, le jeu des navettes. Cette cellule ainsi transformée en atelier demi-rustique est charmante : le métier devant la fenêtre ; de grands rideaux à carreaux blancs et rouges cachent le lit ; des grenades mûrissent sur la traditionnelle table fermée ; et, en haut de la porte, où transparaît à travers le blanc de chaux une devise latine, dans une de ces huches à jour, en noyer luisant, l’orgueil des familles ! des pains, sortant du four, embaument l’air.
Un chemin pierreux semé d’herbes maigres et de lavandes nous conduit au fort Saint-André. A l’entrée, sous un portail bas qui se glisse entre deux monstrueuses tours rondes, une douzaine de gamines et de gamins, pieds nus, ébouriffés, en guenilles, nous regardent venir, et nous suivent sans nous saluer ni rien dire. Ils attendent quelques sous. Dans cette région pontificale on s’est trop longtemps laissé nourrir par l’aumône des couvents, des prélats. De là toute une plèbe désœuvrée et mendiante. Les terribles lazzarones avignonnais, gueux de pailliers, portefaix des quais du Rhône ont fini par disparaître. Ici, dans ce hameau de pauvres gens campés sur les gravats d’un vieux fort, quelque chose des mœurs d’autrefois persiste encore.
D’énormes murs flanqués de tours enserrant un sommet de colline, un couvent tout neuf, et, dans les débris des constructions militaires, une vingtaine de masures.
Au milieu, sur la crête du roc, se dresse une chapelle romane : Notre-Dame de Belvezet. Elle était encore, il y a peu de temps, peinte de fresques primitives pareilles à celles de la Chartreuse. La main sottement pieuse d’une dévote les a fait disparaître.
Nous voudrions monter sur la plate-forme des grandes tours d’entrée, pour voir de là Avignon, le Comtat, et les grandes plaines d’oliviers qui s’étendent derrière Villeneuve. On le pouvait autrefois ; mais les Dames victimes du Sacré-Cœur qui viennent de s’établir au pied, dans l’ancienne abbaye de bénédictins, sur le tombeau de Sainte-Cassarie, ont loué ces tours, pour se mettre à l’abri des regards profanes.
Après cette orgie de murs croulants, et notre fringale archéologique apaisée, nous sommes redescendus, non sans plaisir, par une étroite rue à qui le roc vif sert de pavé, mais vivante au moins et retentissante du bruit des métiers ; puis, laissant la grande route poudreuse, nous avons pris, pour nous rapprocher d’Avignon, un petit sentier qui suit l’eau dans les peupliers blancs et les oseraies.
Il s’agissait d’une Félibrigeade.
Les poètes provençaux avaient eu vent de notre arrivée, et ne voulaient pas nous laisser partir avant le traditionnel dîner. On se rencontre au bout du pont, à l’endroit où sont les bateaux qui servent de moulins.
Il y avait là Théodore Aubanel, l’auteur de la Grenade entr’ouverte, ce merveilleux poëme d’amour, l’intermezzo ensoleillé d’un Henri Heine qui serait bon ; Aubanel, l’auteur de Cabraou, du Pain du péché, deux beaux drames ! l’auteur surtout de la Vénus d’Arles, cet admirable cri païen jailli d’une âme catholique.
Il y avait Félix Gras, un notaire ! mais un notaire de trente ans et qui ressemble à un prince maure.
Il y avait enfin Pierre Grivolas, le doux artiste, le peintre des cueilleuses d’olives, des pêcheurs d’aloses, des gars solides, des filles brunes, des treilles que le soleil couchant enflamme et des oliviers qui s’argentent sous le vent du Rhône.
Mistral n’était pas venu : Mistral a les maçons et se fait bâtir une maison neuve à Maillane.
Anselme Mathieu, le poète des baisers et des bons vins, devenu la veille propriétaire de l’Hôtel du Louvre, vaquait à ses devoirs nouveaux.
Quant à Roumanille, il pressait son Armana, l’almanach des félibres, composant au dernier moment une de ces pièces de vers diamantines qui font à la fois rire et pleurer, ou ces inimitables cascarélètes, « joie, soulas et passe-temps de tous les peuples du Midi ! »
Peut-être désirez-vous savoir ce que sont les félibres ?
Les félibres…
Mais Aubanel avait dit cela, et mieux que je ne pourrai le dire dans un discours prononcé quelques jours auparavant à Forcalquier et dont il corrigeait les épreuves en nous attendant :
« Le 21 mai de l’année 1854, sept jeunes hommes étaient réunis au châtelet de Fontségugne, là-bas dans le Comtat, sur la montagne de Château-neuf-de-Gadagne. Connaissez-vous le châtelet de Fontségugne ? Un nid de rossignols perdu dans le feuillage. Bien sûr un nid de rossignols, car sans cesse les félibres venaient y chanter, au bruit des fontaines gazouillantes, en face de cette autre fontaine poétique, la grande roche blonde de Vaucluse. C’est là, comme dit une préface du Liame de Rasin, que furent applaudis les premiers chants de Mireille, qu’Aubanel a vu sa Grenade en fleur, que Crousillat faisait goûter le miel de sa Ruche, que Mathieu a commencé sa Farandole et que Tavan a fait entendre le tintement de son hoyau.
Les sept jeunes hommes : Brunet et Paul Giéra d’Avignon, Anselme Mathieu de Châteauneuf-du-Pape, Mistral de Maillane, Roumanille de Saint-Remy, Tavan de Gadagne, avec le félibre qui a l’honneur de vous parler, tous embrasés pour le beau, tous enivrés de l’amour de la Provence, en une séance mémorable et solennelle, fondèrent le Félibrige et arrêtèrent le plan du premier Armana.
Nous avons fait du chemin depuis lors, un glorieux chemin !
Déjà, vers 1847, Roumanille avait publié li Margarideto, et le marquis de la Fare-Alais las Castagnados. Mais voici le plus grand événement littéraire de notre renaissance : Mistral nous donne Mireille, et ouvre du même coup au provençal les portes de Paris et de l’Académie. Ah ! ce fut un beau jour de triomphe, et tout ce qui avait une goutte de sang provençal dans les veines en eut la fièvre au cœur ! Les Parisiens nous regardaient étonnés, et les plus revêches, transportés de la grâce et de la splendeur de Mireille, furent vite ses plus ardents louangeurs !
Puis vint la Miougrano entre-duberto d’Aubanel, la Farandoulo d’Anselme Mathieu, la Bresco de Crousillat, la Rampelado de Roumieux, li Parpaioum blu d’un Irlandais, Charles-Guillaume Bonaparte-Wyse ; on ne peut parler de tous. Et de nouveau, Mistral nous donne une épopée où l’âme de la Provence tressaille et chante, il nous donne Calendal, ce frère de lait et de génie de Mireille.
N’est-ce pas que la litanie est charmante ? et, répondez, où trouverez-vous une littérature qui, en si peu d’années, ait produit autant d’œuvres vivantes, enlevantes, accomplies, — disons-le, puisque c’est vrai, — tant de chefs-d’œuvre ! Et cependant il y a encore l’avenir ! Cette puissante terre de Provence enfante sans fin la beauté et la poésie ; il y a encore la moisson de l’an prochain. Regardez si elle est magnifique :
Voici d’abord les Iles d’Or de Mistral, un livre paradisiaque, où il fera bon enfermer sa pensée en rêvant avec le Chef. Puis le poëme des Charbonniers, première et grande œuvre du vaillant Félix Gras, déjà un maître ! Puis les poésies d’Alphonse Tavan, Amour et pleurs, des diamants sertis dans l’or fin.
Les Provençaux — est-il encore besoin de l’affirmer ? — sont de la grande France, et en seront toujours ! Et parce que nous l’aimons, et parce que nous l’adorons, cette France bénie telle que les siècles et Dieu l’ont faite, nous voulons que se souvenant de ses aïeux et de son passé de gloire, le Breton parle librement la langue bretonne, le Basque la langue basque et le Provençal la langue provençale. Et quel mal y a-t-il, voyons ? et où est le danger ?
Sous le soleil et la rosée, sous le brouillard et le nuage, sous le givre et la neige, Dieu sème la graine et fait épanouir la fleur qui convient à toute terre.
Il en est ainsi du langage. C’est pour cela que toute nation tient à sa langue mère ; c’est pour cela que contre tous et contre tout nous voulons maintenir la nôtre, vraiment faite pour notre mer si bleue, notre ciel limpide et azuré, nos pinèdes bronzées et nos olivettes argentées. Nous la maintiendrons, la seule langue qui dise comme nous voulons, comme il nous poind au cœur, nos amours et nos haines, nos tendresses et nos colères, la beauté de nos filles et la fierté de nos jouvenceaux !
Voilà la pensée des félibres, voilà l’œuvre du Félibrige. »
Vivent donc félibrige et félibres !
A propos de la Félibrigeade, une vive discussion s’éleva, discussion grave : Fallait-il dîner aux Chênes-Verts ? Ne valait-il pas mieux dîner à la Bartelasse ? Grivolas tenait pour les Chênes-Verts, alléguant l’usage d’abord, puis la beauté incomparable des arbres, l’art de la mère Abrieu pour improviser un civet, et la proximité du château de l’ami Semenoff dont la cave, paraît-il, n’a pas de verrous. Aubanel préférait la Bartelasse.
— Aux Chênes-Verts, disait Grivolas, nous pourrions, avant dîner, amasser appétit sur la levée, et aller voir les cabanes des pêcheurs d’esturgeons et d’aloses.
— De la Bartelasse, en buvant, reprenait Aubanel, nous verrions Avignon à travers les arbres ; et il chantait : « Du gothique à Avignon — les créneaux et les tours — font des dentelles — dans les étoiles ! »
Cette strophe nous décida.
La table fut dressée à la Bartelasse en plein air et au bord du fleuve, dans une enceinte de roseaux tressés et non loin d’un petit cirque où les taureaux courent parfois le dimanche. Olives noires et olives vertes, fritures d’ânes (rassurez-vous, ce sont d’exquis goujons du Rhône !) écrevisses et coquilles de Vaucluse, avec cela trois doigts de vieux Châteauneuf, ce vin papal désormais introuvable. On boit, on brinde ; l’ombre arrive tandis qu’Aubanel et Gras récitent des vers, tandis que Grivolas me reproche de n’être pas allé au Musée admirer la Mort du jeune Barra, ce chef-d’œuvre républicain du vieux David ; de grands feux sont allumés sous les arbres pour éloigner les moustiques ; tout à coup la lune se lève, si claire dans un ciel pur, qu’une cigale attendrie, prenant cette nuit d’argent pour le jour, se mit à s’égosiller sur nos têtes. C’était exquis de couleur locale.