Au bon soleil
V
DÉJEUNER ANTHROPOLOGIQUE.
Connaissez-vous l’anthropologie ? Non, pas beaucoup. Ma foi, tant pis !… Si jamais pourtant vous aviez à passer huit jours dans la petite ville où je suis, puisse le Dieu de M. Broca vous placer, ainsi que la chose m’est arrivée pas plus tard qu’avant-hier, sur le chemin d’un anthropologue !
Avant-hier donc, comme le lendemain s’annonçait beau, il fut décidé qu’on avertirait les paysans, et que nous partirions au petit jour, en découverte anthropologique. L’initiation m’effrayait un peu ; mais l’anthropologue en chef me rassura, recommandant seulement d’apporter le bissac garni et d’avoir des souliers ferrés, à larges bords, capables de mordre sur le roc vif, et de se frayer passage dans les ronces. Décidément l’anthropologie s’annonçait bien. De fortes chaussures et les éléments d’un solide déjeuner au grand air sont, paraît-il, les premiers et indispensables outils de cette science faite pour plaire aux honnêtes gens.
Ayant prolongé nos projets fort tard, — on causait encore après minuit, — nous ne prîmes guère le bâton que sur la pointe de huit heures. Le soleil, qui s’était levé avant nous, commençait à chauffer les marnes schisteuses parmi lesquelles la route monte, mais d’agréables souffles d’air vif venaient nous regaillardir aux tournants.
Il s’agissait d’escalader Monturri, côte abrupte ! et de fouiller avant déjeuner le Trou de l’argent, une grotte qu’on aperçoit de la ville même, si trompeusement rapprochée par la transparence de l’air qu’avec la main vous croiriez l’atteindre. Elle n’en est pas moins à douze cents mètres au-dessus du niveau de la mer, soit neuf cents au-dessus de l’endroit relativement élevé d’où nous partions.
La grotte du Trou de l’argent faisait parler d’elle. Un jeune gredin, du nom de Rascasse, gredin que tout le pays a connu alors que, pas plus haut que ça, il galopinait par les rues, y avait, à ce qu’on me raconte, pendant quelque temps élu domicile. Assisté d’un ami, comme lui mal vu des gendarmes, il essayait de ressusciter là, en pleine Provence, les pittoresques traditions du vieux brigandage. De ce lieu d’exil haut perché, loin des hommes, mais près des aigles et des jean-le-blanc, ayant sous ses pieds la ville et la vallée, il voyait tout en bas monter d’entre les toits la fumée de la maison natale, tandis qu’au loin se déroulaient les interminables rubans blancs des trois grandes routes, son domaine.
Un an durant, Rascasse et son ami vécurent heureux, rançonnant les fermes qui leur fournissaient pitance et boisson, et forçant nuitamment les églises rurales dont ils fondaient au premier coin de bois venu, sur un feu allumé entre deux cailloux, les calices et les ciboires, s’offrant même parfois, au retour des marchés, le piquant d’une arrestation à main armée. Tout ici-bas a une fin ; enhardis, nos gaillards ne se cachaient plus, des bergers les dénoncèrent, et la gendarmerie les prit au gîte, un dimanche, jour de repos, tandis qu’ils se fricassaient un lapereau dans leur grotte, d’ailleurs très convenablement aménagée et meublée. Ils furent condamnés au bagne, embarqués ; Rascasse mourut dans la traversée.
Comme l’histoire de Rascasse se terminait, nous atteignîmes un premier plateau, en haut de la côte. Il y eut un moment de silence pendant lequel chacun put méditer et s’attendrir sur cette destinée tranchée dans sa fleur.
Ici la vraie montée commence, montée presque à pic, harassante et rude, sous le soleil haut maintenant. Un écroulement de pierrailles, blanches, coupantes, roulantes et sonores où végètent quelques genêts, de maigres buis, des bouquets de chênes rabougris maintenus nains par l’âpre bise. Avec les chênes, on avance tant bien que mal, en se halant aux branches basses, en se piétant aux racines. Mais le diable, c’est qu’il y a les cassées, grands espaces nus, tout débris, sans un buisson, sans un brin d’herbe, où l’on éprouve la sensation d’un homme qui se promènerait, enfonçant jusqu’aux genoux, dans un tas de tessons d’assiettes. Je glisse, je bute, j’essaie vingt pas pour en réussir un. Grisé par la chaleur, le souvenir de Rascasse me poursuit ; sérieusement je plains Rascasse : je me dis que, si l’état de voleur a ses agréments, il a parfois aussi ses peines, et que ce devait être une nécessité fâcheuse, ayant ses affaires en plaine, d’aller chaque nuit chercher son lit si haut.
Notre anthropologue, lui, trotte devant, parlant fouilles, flairant la trouvaille, rêvant silex polis et crânes perforés.
— « Un coup de collier, et nous y sommes ! »
En effet, la roche commence, glissante par endroits, mais ferme sous le pied. On donne le coup de collier, et le Trou de l’Argent nous apparaît s’ouvrant à trois mètres de haut, au beau milieu du mur calcaire. L’escalade en serait difficile sans un arbuste qui, poussé dans une fissure, nous tend ses branches obligeamment, et, disons tout ! sans les crampons de fer que Rascasse, décidément ami du confortable, avait posés là pour son usage. Il y a bien à l’autre bout une seconde entrée presque de plein pied et plus accessible. Mais, paraît-il, Rascasse l’a bouchée d’un bloc énorme, pour se garantir des courants d’air. Il pensait à tout, ce Rascasse !
La grotte est superbe, comme toutes les grottes : c’est pourquoi je ne la décrirai point. D’ailleurs, notre ami l’anthropologue ne nous laisse guère le loisir de regarder. Dans la chambre principale, toute reluisante de blanches cristallisations et pareille à l’intérieur d’une gigantesque géode, les ouvriers ont déjà allumé leurs lampes. On commence par déblayer un important dépôt d’os de lapin, débris de cuisine laissés par Rascasse, et trop récents pour nous intéresser. Puis on attaque avec le pic la dure couche des stalagmites au-dessous desquelles, presque à fleur de sol, apparaissent dans la terre, aussitôt passée et tamisée, des médailles d’empereurs et d’impératrices : un Probus, un Gordien, un Claude le Gothique, une Julia Pia, femme de Septime-Sévère, d’un profil admirable sous sa lourde chevelure ondée que décore une sorte de demi croissant. De qui peuvent venir ces reliques ? Sans doute de quelques malheureux Gallo-Romains réfugiés là, au temps des invasions barbares. Mais ceci est encore l’histoire, et nous voulons fouiller plus bas que l’histoire. Patience ! voici le gisement préhistorique : la tranchée poussée à deux mètres met à jour une série de sols et de foyers superposés marquant visiblement l’étiage des siècles ; et là dedans, au milieu des charbons et des os brisés, mille fragments de poterie, les silex taillés en pointe ou en lame de couteau, les pierres servant d’amulettes, les coquilles apportées de loin, tous les muets témoins, depuis tant de siècles ensevelis, de l’humanité à ses jours d’enfance. O triomphe ! tout au fond, en grattant la terre, je découvre — moi-même, l’entendez-vous bien ? — je découvre un fragment de vase qui porte en relief un essai d’ornementation élégante déjà dans sa naïveté. Pourquoi pensai-je soudain à la Vénus de Milo ? Et pourquoi, mesurant le chemin parcouru, dans ma joie de tenir ce balbutiement d’art de nos lointains ancêtres, me sentis-je ému… je dirais, ma foi, jusqu’aux larmes, si je ne craignais de voir railler tant de sensibilité esthétique ?
Et quel déjeuner après cela, sur une sorte de balcon naturel, baigné du soleil, par où le Trou de l’Argent regarde la vallée. Vers la frontière d’Italie, un peu de neige brillait encore à la cime des montagnes ; en face, dans une poussière de soleil, toute la Provence, le Lubéron hanté des loups, le fier rocher où Marius, après les Cimbres écrasés, dressa son temple à la Victoire, et la Durance qui, courant entre des promontoires, tour à tour visible ou cachée, brille jusqu’au lointain comme un chapelet de lacs. Dans l’air chaud, des pentes brûlées, montait jusqu’à nous l’enivrante odeur des lavandes sèches encore ; sur le roc nu, qu’étoilaient déjà par places les fleurs précoces du thlaspi, bourdonnait la première abeille.
Faisons de l’anthropologie ; c’est sain à l’esprit autant qu’aux poumons !