← Retour

Au bon soleil

16px
100%

III
LE SAINT DES ROUGES.

Étonnant, ce Midi !

J’entre ce matin chez mon nouvel ami Cougourdan, notaire ! mais notaire d’opinions avancées et qui s’était fait le plus grand tort pour avoir installé, dès le 4 septembre, un buste de la Déesse (c’est ainsi que nous nommons la République, nous autres païens de Provence), en pleine étude, sur la cheminée. Buste peu subversif, du reste, sans bonnet phrygien, et simplement couronné de rayons.

A l’apparition du buste dans l’étude, quelques clients retirèrent leurs dossiers… Des personnes de la noblesse !

Cougourdan ne s’effraya point. Il acheta un second buste, couronné d’épis cette fois ! et, se trouvant en posséder deux, il les plaça chacun à un coin de la cheminée, avec goût, pour faire pendant.

Quelques dossiers partirent encore.

Ferme dans ses idées, Cougourdan se procura un troisième buste, avec le bonnet phrygien celui-là ! et lui ayant construit un piédestal de quelques livres de droit superposés, il le planta courageusement au beau milieu, entre les deux autres.

A partir de ce moment, comme les clients avaient fini de retirer leurs dossiers, mon ami Cougourdan cessa de collectionner des déesses.

Donc, ce matin, chez mon nouvel ami Cougourdan, ayant regardé de près les divers objets d’art qui, en outre des bustes, décoraient l’étude, je ne pus m’empêcher d’être fort étonné.

Au-dessus de la plus haute des trois déesses, frôlant la pointe du bonnet phrygien de sa marge, une gravure était clouée sur le mur. Moins qu’une gravure, une image ! une de ces planches de poirier taillées à coups de serpe à Toulouse, dont la violence et le goût barbare heurtent les délicatesses bourgeoises, mais qui, par leurs couleurs brutales et vives comme la lumière, leurs traits rudes comme un coup de soc, se font comprendre des imaginations paysannes.

Cette image représentait une sorte d’évêque en robe longue, portant la crosse, coiffé de la mitre, et auréolé d’un nimbe d’or. Tout autour, plaqués de pourpre et de vert cru, s’élançaient des pampres et retombaient des grappes.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? m’écriai-je.

— C’est saint Vincent, fit Cougourdan.

— Comment ? saint Vincent !

— Oui, saint Vincent, le saint des Rouges.

Car, je ne m’en doutais pas, mais je l’appris ! dans le Midi, ce Midi terrible, les Rouges eux-mêmes avaient leur saint.

Un saint estimé, respecté, ami des libertés et du peuple, que les membres du cercle Garibaldi allaient dévotement, une fois l’an, prendre à l’église, la messe entendue, pour le porter à l’ermitage. Taillé dans un cep de vigne centenaire et tout enguirlandé de raisins nouveaux, le bon saint parcourait les rues, puis les champs, oscillant sur quatre robustes épaules. Et c’était plaisir de voir ces mécréants, républicains à longue barbe qui laissaient passer méchamment, entre le pantalon et le gilet, une large bande de taïole écarlate, monter la côte raboteuse, dans les cailloux coupants et les lavandes sèches, fiers de porter leur saint Vincent au milieu des hymnes en latin et des patenôtres ecclésiastiques. Car le vieux curé du village accompagnait le saint et chantait. Il rechignait bien un peu, mais il chantait : c’est l’esprit de l’Église !

Le jour de la Saint-Vincent, par exemple, et même quand la fête tombait un dimanche, les Blancs du village faisaient grève. Tout le monde aux champs, l’église vide ; plutôt le péché et la damnation que de fêter un saint qui pactise avec l’infâme République ! Plus d’une fois même, tandis que le cortège défilait en bel ordre, des figues molles arrivant on ne sait d’où et des tomates tombées du ciel étaient venues religieusement s’écraser sur la robe d’or du saint des Rouges.

De là des querelles, des batailles. A chaque Saint-Vincent nouvelle, le village s’ensanglantait. La Providence, par bonheur, est venue arranger les choses.

Le vieux curé meurt, un jeune le remplace : fleurant à plein nez le séminaire, jaune comme un cierge, aigre comme le vin de la Passion, qui du premier coup veut tout réformer. Des gens prudents lui parlent du saint des Rouges, l’avertissent ; il n’écoute pas.

Et le jour de la Saint-Vincent, voyant rassemblés autour de lui, respectueux et tête nue, tous les réfractaires de sa paroisse, il ne peut résister à l’envie de les régaler d’un sermon. Il les exhorte, il les chapitre, il leur parle d’Henri V, du pape, et du bon Dieu par occasion. Si bien que le plus ancien, perdant patience :

— Monsieur le curé, il y a erreur ! Nous sommes ici pour saint Vincent tout seul, pas pour Dieu ni pour d’autres.

Le curé se fâcha, et la procession n’eut pas lieu.

Si bien que, depuis ce jour-là, l’antique cep de vigne moisit délaissé au coin le plus noir de la sacristie et que les Rouges n’ont plus de saint dans la ville où mon ami Cougourdan est notaire.

Étonnant, n’est-ce pas ? ce Midi !

Chargement de la publicité...