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Au bon soleil

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III
AU PAYS BLEU.

Connaissez-vous Antibes ? Un petit port avec son phare ; dominant le phare et le port, deux tours sarrazines rousses comme la croûte d’un pâté ; et, à leur pied, une poignée d’étroites maisons qui grimpent les unes pardessus les autres pour voir la mer.

Huit heures du matin ! il est grand temps, en bon bourgeois, d’aller faire son tour de ville… Il y a dans l’air des odeurs de fleurs ; entre deux boutiques, un grand dattier au tronc rugueux et dont les palmes frémissent à la brise, dépasse le mur d’un jardinet ; une orange qui se détache tombe, plouf ! avec un bruit sourd sur la terre friable et sèche.

Ce bruit me donne des idées de campagne. D’ailleurs, à suivre la courtine, le tour de ville est bientôt fait…

Je sors par la poterne. Qu’est cela ? les glacis des remparts tout blancs, du givre sur la contrescarpe ! Aurait-il neigé cette nuit ? Rassurez-vous : ce n’est qu’un tapis de marguerites fleuries par milliers et serrées au point de cacher le gazon. En fait de neige, Antibes ne connaît que celle qui brille là-bas à la crête des Alpes.

Sur notre gauche, des pêcheurs, faisant frétiller un petit poisson à l’extrémité d’un roseau, agacent patiemment le poulpe ami de la friture et le succulent crabe velu qu’ils supposent loger dans les anfractuosités d’une roche. Cette roche, c’est l’Ilette.

Si nous nous arrêtions à l’Ilette ? Je sais dans la minuscule presqu’île une anse minuscule à fond de luisants coquillages, où les corailleurs ont coutume de retirer leurs barques, leurs dragues, et de secouer leurs filets. Du bout de la canne, en fouillant la grève, on peut faire là d’intéressantes trouvailles conchyologiques, sans compter, les jours de bonheur, quelques morceaux de beau corail rouge.

Pas de chance ! la place est prise, et j’y trouve, installés déjà, une vieille dame qu’à son voile vert je reconnais pour une Anglaise, plus deux fantassins de la garnison…

Allons toujours serrer la main au capitaine Fouque et dire en passant un mot à son genièvre. Rien n’est sain à l’estomac comme un verre de fin genièvre, et rien n’est sain à l’esprit comme la contemplation d’un homme heureux.

Le capitaine Fouque est roi de l’Ilette ! Marin comme le Grec Ulysse et comme le Marseillais Pamphile, ayant connu dans ses voyages cent peuples et mille cités, après quarante ans de navigation, le capitaine Fouque pourrait, s’il voulait, avoir maison de ville et villa au Cap ou à La Badine. Mais son rêve était autre, et le sage réalise toujours son rêve. Le capitaine Fouque a donc obtenu, au prix de quels entêtements, de quelles persévérantes démarches, de quelles luttes obstinées et sourdes avec le génie militaire ! mais enfin il a obtenu la concession d’un trou du rocher, et dans ce trou il s’est fait construire, en dépit des railleurs et des jaloux, la plus charmante et la plus originale habitation qui se puisse imaginer. Vous ne l’apercevez pas ? Nous y sommes ! Un pas encore, et sans cette formidable haie de cactus hérissés et de figuiers de Barbarie, nous nous promènerions déjà sur le toit. Descendons ; c’est par le rivage qu’on accède à la maisonnette : une maisonnette comme toutes les maisonnettes, à cela près qu’elle est incrustée dans le roc. Devant, une terrasse treillagée, en belle vue, qu’ombragent de leurs larges feuilles des courges grimpantes à fleurs jaunes. La porte s’ouvre : « Bien le bonjour ! » Le capitaine est en manches de chemise. D’un bout de vieux câble effiloché il frotte une clef qu’il huile et fait reluire.

— « Toujours au travail, capitaine ? — Toujours au travail ! C’est le diable pour tenir propres ces ferrements. A bord, voyez-vous, la moitié du temps se passe à se battre contre la rouille. »

A bord ?… en effet nous sommes à bord, dans une vraie cabine de navire, avenante et propre, décorée de cartes marines, avec un sextant, des lunettes, un hamac plié, et, pour fenêtres, des hublots derrière lesquels on voit miroiter la mer bleue.

Le capitaine vit là, ne quittant sa cabine que pour son canot, grand pêcheur, aux rames dès l’aurore, mais particulièrement ragaillardi, les jours de tempête, quand, bien enfermé et entendant les paquets de mer défoncer son toit et les vagues battre sa porte, il s’imagine être encore entre le ciel et l’eau, sur son brick-goëlette, et commercer noblement de poudre d’or, d’ivoire en dents et d’arachides dans les parages difficiles du Grand ou du Petit Macarambar.

— « A votre santé, capitaine ! Je vais de l’autre côté du cap, jusqu’au golfe. — A votre santé !… seulement vous ferez bien de prendre un chapeau de paille. Dans cette saison, il faut se méfier du soleil. »

Un petit chemin, bordé de murs en pierre sèche où des lézards courent, se détache de la grand’route et s’enfonce sous les oliviers.

De beaux oliviers ! non pas rabougris et taillés en rond comme ceux qu’à bon droit les voyageurs raillent, mais poussés libres au vent de la mer, hauts, tortus, noueux, séculaires, étendant largement leur feuillage, dentelle si claire et si légèrement tramée qu’on voit, la nuit, briller au travers la poussière d’or des étoiles. La nuit, c’est charmant ; mais, aux environs de midi, les rayons percent, et décidément le chapeau de paille n’est pas de reste.

Au golfe, c’est pire ou c’est mieux ! Mais n’importe : au risque d’un coup de soleil, je veux m’asseoir, sans chercher l’ombre des pins-parasols et des tamaris qui pourtant ne manquent pas sur les dunes, je veux m’asseoir dans le sable tiède et fin, et de là regarder les petites vagues innombrables, accourant de l’horizon, déferlant avec un bruit de soie froissée, et bordant, d’un trait d’argent mince et net entre l’azur de l’eau et l’or de la plage, la courbe de je ne sais combien de lieues qui va des blancs rochers calcaires du cap d’Antibes à la gigantesque proue de porphyre rouge, à pic sur les flots, qu’on appelle la pointe de l’Esterel. Tout cela, d’ailleurs, n’est ni rouge ni blanc, tout cela est couleur de soleil, comme la robe de Peau-d’Ane ; tout cela flamboie et scintille dans une brume transparente où semblent flotter les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, qui sont la Capri et l’Ischia de ce golfe Juan, plus petit, mais, sauf le Vésuve que remplace parfois sur les cimes du Tanneron un incendie de pins ou de chênes-lièges, presque aussi beau que le golfe de Naples.

Qu’ailleurs on s’irrite, qu’ailleurs on s’énerve ! Ici, bon gré, mal gré, il faut prendre la vie en douceur.

Tenez (je vous montrerais l’endroit d’un geste si j’avais le courage de me retourner), tenez, là, derrière ma tête, il y a une cabane en planches, recouverte de roseaux. Elle appartient à un Antibois de ma connaissance qui y remise ses engins de pêche. Un matin, il trouva deux planches enlevées, ses filets mouillés, ses palangrotes nouées d’un nœud qui n’était pas le sien. Des maraudeurs, braconniers de la mer, avaient forcé la cabane nuitamment pour se servir des filets et des palangrotes. Grande fureur de l’Antibois : « C’est épouvantable ! On n’est plus à l’abri chez soi… Je mettrai sur pied les gendarmes… » Il y a bientôt deux ans de cela, et les planches enlevées manquent toujours. Une fois ou deux par semaine, notre Antibois trouve ses filets mouillés et ses palangrotes mal nouées. « Qu’est-ce que ça fait, puisqu’on les rapporte ? Après tout, le trou est commode ; il fallait auparavant toujours trimbaler une énorme clef dans sa poche… » Et, depuis, le propriétaire a pris l’habitude d’entrer dans sa cabane à quatre pattes par le trou que pratiquèrent les maraudeurs.

Le beau pays, et les braves gens !

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