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Au bon soleil

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DE VAUCLUSE AUX BAUX

I

L’homme de Cadenet. — Sorgues et sorguettes. — Le château du marquis de Sade. — Vaucluse. La fontaine. — En terre papale.

A l’Isle, il fallut descendre. Un éboulement avait eu lieu sur la voie, du côté d’Avignon. Le chef de gare, effaré sous sa casquette d’argent, courait, expédiait des hommes, et le télégraphe allait, allait, avec son bruit agaçant de machine à coudre.

— Vos chemins de fer ?… soupira quelqu’un à côté de nous.

Ce quelqu’un était un être ambigu : l’air doux avec de fortes moustaches, et vêtu de drap fin dans ses habits paysans, comme s’il les eût tirés d’une vieille soutane.

— Vos chemins de fer ? Le diable les enlève !

Et me choisissant, à la provençale, sans que je l’en eusse prié, pour le confident de ses peines :

— Ce qui m’arrive, Monsieur, n’a pas de nom. Figurez-vous que j’avais cru pouvoir venir ici et m’en retourner à Cadenet pour cinq heures. Pas du tout !… Et il y a un mort à Cadenet.

— Un mort ?

— On ne peut l’enterrer sans moi, je suis officier des pompes funèbres.

Notre pantomime dut témoigner de la juste part que nous prenions à la douleur de cet honnête homme, car aussitôt, d’un ton plus dolent encore, il continua :

— Le mort, ce n’est rien, un mort peut attendre. Mais s’il passe des prisonniers à Cadenet ?

— Des prisonniers ?

— J’ai soumissionné le mois dernier l’entreprise de leur nourriture.

Nouveau silence, suivi d’un nouveau soupir.

— Et qui fermera l’église ?

— Le Curé parbleu !

— Monsieur le Curé fait sa retraite, et c’est moi qui suis sacristain.

Puis, absolument accablé :

— Pourvu qu’il n’y ait pas d’incendie. J’ai les clefs de la pompe et je suis veilleur au château.

— Vous êtes donc tout dans Cadenet ?

— Douze fonctions roulent sur moi : porteur de contraintes, trompette de ville…

— Et savetier aux moments perdus ! affirma ironiquement, mais sans rire, en changeant sa pipe de coin, un vieux paysan qui écoutait.

A ce moment, un télégramme collé sur la vitre du guichet annonça que le service des trains ne reprendrait pas avant six heures.

— Et mon mort ? capucin de sort !… s’écriait l’homme de Cadenet.

Nous résolûmes, nous, de mettre à profit l’aventure pour visiter Vaucluse et parcourir un peu ce charmant bourg de l’Isle qui, du temps où la diligence des Alpes le traversait, avait si souvent tenté ma flânerie, avec ses lices et ses sorgues vertes sous l’ombre épaisse des platanes.

Sorgue ou sorguette, ce qui veut dire source, est le nom que l’on donne ici aux petites rivières d’eau de roche, nées de Vaucluse, qui s’en vont rayonnant vers Carpentras et Avignon, dans la Comté et le Comtat, et préparent de si agréables surprises de fraîcheur à ceux qui, sur la foi des récits, croient encore à l’aride Provence.

Il y a, à l’Isle, des sorgues et des sorguettes partout ; partout de l’eau courante, des ponts, des écluses, et des roues de moulin tournant paresseusement avec de longues mousses qui s’égouttent.

On s’embarqua sur un omnibus, l’omnibus de l’hôtel de Laure et Pétrarque, ou de Pétrarque et Laure, je ne sais plus au juste lequel.

Au sortir de la ville : des prés, une large allée de platanes où s’égosillent des cigales, puis le chemin s’en va, poudreux, à travers une plaine assez maussade, que le cours de la Sorgue raye au loin d’une mince ligne verte.

Sur la montagne, en face de nous, un pli d’ombre à peine visible ; c’est là qu’est Vaucluse.

Vers la gauche, à mi-hauteur des contreforts désolés du Ventoux, le postillon nous montre une masse carrée de mine bourrue : le château des de Sade, s’il vous plaît, où naquit l’infâme marquis. Et Laure, j’y réfléchis, s’appelle Laure de Sade ! Non, le sinistre fou dont le nom seul est une souillure, ne saurait être du même sang que la divine amante de Pétrarque. Les érudits ont découvert une autre Laure, Laure de Noves, et désormais, c’est à Laure de Noves que je crois.

Mais voici que la plaine devient plus étroite. La grand’route et la sorgue se rapprochent, puis se côtoient et pénètrent ensemble dans le vallon en passant sous un aqueduc pas très grand et tout neuf, mais de tournure vraiment romaine, qui fera bien dans quelques cents ans, entre ces deux rochers, quand les plantes pariétaires le vêtiront et que le temps l’aura sculpté.

D’un côté, des rochers nus, excavés, surplombants, qui de loin en loin, par la simple addition d’une façade, se transforment en un de ces vide-bouteilles si chers aux méridionaux, s’appelant cabanons à Marseille, mazets à Nîmes, baraquettes à Cette, villas à Cannes ou à Hyères, et ici tout modestement bastides.

De l’autre, encore le rocher ; et, juste au milieu, entre deux ourlets de prairie, l’eau de Vaucluse, la même qui nous semblait si pure déjà dans les rues de l’Isle, mais de combien plus pure ici ! blanche de la blancheur éblouissante du diamant, ou verte comme l’émeraude, mais toujours merveilleusement claire, et laissant voir partout le fond tapissé de longues mousses, d’herbes à ce point savoureuses et tendres que les bœufs, pour les brouter, n’hésitent pas, au dire de Pline, à plonger la tête dans le courant.

Des gamins, jambes nues, pêchent à la main des écrevisses ; un homme pique une truite de son trident. Un minuscule canot amarré à un saule semble mis là exprès pour faire plaisir aux géographes qui enseignent que, dès sa naissance, la Sorgue porte bateau.

Une montée, une descente, puis le village : c’est-à-dire une poignée de maisons grises et de toits bruns, une église, un pont, un hôtel, un café, une colonne. Le tout forme une petite place ouverte de trois côtés sur un paysage de rochers roux.

La colonne attend un buste de Pétrarque. Sur le mur du café, une inscription nous apprend qu’à ce même endroit Pétrarque composa son sonnet quatre-vingt-onzième. Le sonnet y est, en belles lettres bleues ; ceux qui savent l’italien peuvent le lire.

A part le bruit que font, derrière les maisons, d’invisibles papeteries, tel ou peu s’en faut devait être le village quand le poète y venait, rêvant de sa dame et las de l’Avignon pontifical, chercher la paix de quelques jours dans le château, alors debout, dont les vieux murs achèvent là-haut de crouler. Le peuple a baptisé ces ruines : Château de Pétrarque. Le château de Pétrarque, hélas ! appartenait à Philippe de Cabassole, son ami, et cardinal, autant qu’il m’en souvienne ; les poètes n’ont pas de château !

Ce serait charmant de borner ici le voyage. Mais mon compagnon n’est jamais venu à Vaucluse ; il veut suivre le programme, voir la fontaine. Tout ce que ma paresse peut obtenir c’est de laisser le chemin pierreux, battu des touristes, qui suit au grand soleil la droite de la vallée, pour un plus intime et plus frais que je connais sur l’autre rive, sentier d’amoureux ou de chèvres, au pied même du roc qui porte le château.

Nous traversons le pont, puis, taillé à vif dans le calcaire et luisant comme un couloir de marbre noir, le tunnel qui jadis, du temps des empereurs romains, emmenait l’eau de Vaucluse en Arles. Il y a là une usine, quelques maisons de paysans avec leur terrasse et leur treille. Une femme nous salue d’un « bien le bonjour ! » Nous lui rendons un « Adiousias ! »

— C’est peut-être le jardin que vous cherchez ?

Et elle montre le jardin, celui de Pétrarque ! un petit enclos où pousse un laurier.

On reprend le sentier, un pied dans l’eau, un pied sur des racines ; on franchit un déversoir, on suit un barrage ; nous voilà au milieu du vallon. Plus trace de rivière au-dessus de nous, rien qu’un amas de rocs où poussent des lavandes. Mais les sources jaillissent de chaque roc, de chaque brin de lavande, minces comme un doigt ou grosses comme un bœuf, selon la métaphore provençale, et toutes chantantes, bouillonnantes, tentatrices et glacées.

Mon compagnon se déclare désappointé :

— Tu m’avais promis une source, et tu me montres un essaim bourdonnant de sources. Mille sources ne sont pas plus Vaucluse que mille diamants à un carat ne représenteraient le Régent.

— Regarde là haut l’immense paroi qui, brusquement, barre la vallée : une grotte s’ouvre à sa base, ou plutôt un cratère oblique au fond duquel dort un petit lac. C’est l’entrée, l’œil ouvert sur l’azur, de l’insondable réservoir souterrain dont toutes les sources que voici ne sont que d’insignifiantes fissures. Mais vienne l’équinoxe de printemps, quand les neiges fondront sur les Alpes, alors on verra le niveau du lac monter, la coupe déborder, la fontaine jaillir, et par-dessus ces rocs qui descendent en cascade jusqu’ici, dans leurs mousses subitement reverdies, ruisseler la féerie des eaux.

— Montons alors !

— Montons, mais remercie les dieux cléments qui te réservaient cette joie d’aller surprendre, ingrat ! au cœur même de son rocher, la nymphe géante endormie.

Quelques instants après nous pénétrions dans la grotte, et nous descendions jusqu’au lac, par une pente régulière, couverte de tout petits galets arrondis et roulés, des siècles durant, dans les profondeurs mystérieuses de la montagne. J’en ramassai une poignée et je les jetai dans le lac ; ils produisirent, en s’éparpillant sur cette eau sans fond, des bruits argentins et inquiétants.

A droite, à gauche, des couloirs, de noirs conduits. En haut, dans l’encadrement de la voûte, un coin de bleu profond apparaît, et, se découpant sur le ciel, le feuillage du figuier centenaire qui vit ainsi, accroché au roc, et à qui suffit, pour verdir et vivre, que l’eau, s’élevant peu à peu, vienne une fois l’an baigner ses racines.

Ce mystérieux trou d’eau a sa légende ; on le croit immense. A vingt lieues de Vaucluse, sur le versant méridional de Lure, entre Forcalquier et Sisteron, s’ouvre, à ras du sol, un abîme sans fond, l’Aven de Cruis, où jadis, selon Nostradamus, les femmes adultères étaient jetées. Il y a quelques vingt ans, disent les gens de Cruis, un pâtre s’y précipita, et son bâton, que l’on reconnut aux sculptures, s’en alla ressortir à Vaucluse où des lavandières le trouvèrent.

Nous redescendons au village par la route ordinaire, à cette heure abandonnée du soleil. Je remarque quelques petits cafés-restaurants avec des tables en bois, des bancs, une tonnelle où il serait agréable de dîner en regardant l’eau. Une vieille femme nous offre des photographies de la fontaine, des brochures sur Pétrarque, des bouquets d’herbe à plumes (Stips pennata) que l’endroit produit en abondance, teinte en rouge, en jaune et en bleu ; et, comme il faut que les plus chères impressions soient gâtées par la sottise humaine, nous apercevons aux derniers rayons du couchant, grimpé sur le roc, à une vertigineuse hauteur, un touriste ami de la gloire qui, armé d’un pot noir et d’un pinceau, ajoute son nom en lettres énormes aux innombrables noms d’imbéciles dont tout le vallon est barbouillé.

En rentrant à l’Isle par les platanes, où les moineaux s’égosillent maintenant sans réussir encore à faire taire les cigales, nous remarquons un monument avec inscription constatant que la promenade fut plantée au XVIIIe siècle par les soins d’un vice-légat. Ceci nous met en goût. Il nous reste un gros quart d’heure : — si nous allions visiter l’église ?… Mistral me l’avait recommandée. Cette église de l’Isle, à part son campanile à la mode du pays, en fer forgé, où les cloches sont comme des oiseaux en cage, n’a rien de bien remarquable à l’extérieur. Mais l’intérieur est curieux, peint du haut en bas dans le plus pur mauvais goût italien. Le mur qui fait face au chœur est occupé par un firmament extraordinairement bleu, où des anges en or, de grandeur nature, chevauchent des nuages d’argent. Et partout des vertus, des prophètes, des sibylles à vous donner le torticolis.

Entre l’Isle et Avignon, dans la fraîche plaine coupée d’eaux courantes et quadrillée de haies de roseaux, des villages passent portant chacun sur son clocher une madone dorée ou blanche. Et tout près d’arriver, tandis que nos yeux cherchent à l’horizon, dans les vapeurs du Rhône, les tours d’Avignon et la masse énorme du palais des papes, nous voyons là, sur notre droite, dans l’éclair du train, une mignonne église crénelée.

— Montfavet !… Montfavet !…

Nous sommes décidément en terre papale.

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