Au bon soleil
V
LES JÉSUITES A MONACO.
Non contents de troubler la France, voici que les Messieurs jésuites sont en train de révolutionner Monaco. On n’entend parler que d’eux sur ce vieux roc barbaresque, jadis peuplé d’affreux pirates, jadis hérissé de cactus comme un oursin l’est de piquants, et devenu, par suite du progrès des mœurs, le pays des croupiers et des roses.
Jamais depuis le matin où Menton et Roquebrune, fatigués de manger du pain de siège en pleine paix et de crever de faim par décret sous le ciel le plus généreux du monde, secouèrent d’un coup d’épaule le joug séculaire des Florestan ; jamais depuis le soir où ce bruit soudain se répandit qu’un prétendant, se prétendant de la pure race des Grimaldi, faisait appel aux armes, levait ses fidèles à Nice sous les arcades du café de la Victoire, et armait secrètement une barque à sardines dans le creux d’un roc, jamais pareille émotion ne s’est vue.
Les palmiers en ont soupiré, bien que la brise de mer ne soufflât point ; sur les terrasses de marbre les grands eucalyptus ont agité leurs feuilles pendantes, et l’unique grenouille de la pièce d’eau, vergiss-mein-nicht à pattes entretenu par l’administration pour rappeler à ses nombreux hôtes allemands la douce langue de la patrie ! oublie maintenant de chanter à l’heure réglementaire.
Je m’étais assis sous un oranger, dans un retrait charmant que je connais, à distance égale du casino et de la mer, berçant ma pensée au bruit philosophiquement confondu des pièces d’or et de la vague. Tout à coup un sifflet, un halètement de vapeur, des toilettes claires aperçues à travers les branches, des odeurs féminines de musc et d’ambre remplissant les jardins et dominant le parfum des fleurs, m’annoncèrent que le train de Nice arrivait. Je m’accoudai sur un balustre pour voir passer le défilé : les étrangères, les Françaises, et surtout cette indestructible vieille garde, les Caroline et les Cora, vénérables débris de la cocotterie impériale qui ont fini par trouver ici une île d’Elbe sans retour.
La compagnie me parut agitée. Il n’y avait pas ce recueillement préliminaire, bien connu de tous les joueurs, qui fait de la montée quotidienne à Monte-Carlo quelque chose d’aussi religieusement solennel qu’une entrée de messe ou de vêpres.
On causait, on s’interrogeait : — « Est-ce bien sûr, au moins ? — Mais, parfaitement, chère amie ! les achats sont faits, je tiens la chose du gros baron, les bons pères n’ont plus qu’à arriver. »
Et voilà comment j’appris que les jésuites, chassés de France, voulaient s’installer à Monaco et planter l’étendard d’Ignace sur le fortuné coin de terre que domine la girouette dorée du dieu Hasard.
Ce projet, comique au premier abord, n’a, quand on y réfléchit un peu, rien qui étonne. Les divers ordres religieux montrèrent toujours un goût particulier et parfaitement entendu pour choisir le lieu de leur demeure : aux franciscains besaciers et bons vivants les grasses et populeuses vallées ; aux dominicains noirs et blancs qui, par un calembour facile, s’intitulaient chiens du Seigneur, les positions fortes, batailleuses, à mine dominatrice et bourrue ; aux bénédictins, les pentes ombreuses, égayées de sources, portant à la méditation et à l’étude. Les jésuites ne pouvaient rêver rien de mieux que Monaco. La religion inventée par eux à l’usage des gens du monde, avec ses Immaculées, ses Cœurs sanglants, son mysticisme sensuel, sa préoccupation de l’Éternel et de la femme, va trouver son vrai cadre ici, dans cet endroit paradoxal où la nature se fait ultra-mondaine et qui offre aux aspirations compliquées des heureux que l’excès du plaisir énerve les baumes de la solitude à côté des piments du boulevard.
Monaco était d’ailleurs prédestiné, marqué d’une marque visible par le doigt de la Providence. Monaco, dans un petit vallon, possède un oratoire à Sainte Dévote ; son deuxième patron s’appelle Saint Romain ! Or, on n’ignore pas que l’occupation préférée des bons pères consiste à jouer de la dévote au profit de Rome. La dévote abonde à Monaco, comme en tout quartier général de galanterie. Et quelles dévotes ! Subtiles, expertes, connaissant par grâce d’état les obscurs replis de l’âme humaine mieux que le plus raffiné confesseur. Voilà une troupe tout exercée, un escadron volant d’admirables sœurs captatrices, qui ne demande qu’à faire campagne entre Menton et Cannes, terrain béni, aimé du ciel, fertile en millions souffrants, en riches et aristocratiques agonies. Grâce à ces jésuitesses de cotillon court, prêtes à le raccourcir encore, Monaco et Monte-Carlo seront tous les deux avant dix ans entre les mains des hommes de Dieu.
Il y a là un joli flot d’or, d’un courant large et continu, qui, savamment canalisé, remplirait à nouveau de murmures joyeux le fleuve desséché du denier de Saint-Pierre. L’exploitation serait facile, car tout joueur a foi aux fétiches, ce qui constitue un commencement de religion. L’être enfantin qui s’en va au tapis vert, sûr de gagner, plein de confiance, parce qu’en traversant le tunnel d’Eza il a aperçu, un quart de seconde, dans la course folle du train, la fente de rocher légendaire : petit trou bleu ouvert sur la mer ! est prêt à croire tout ce qu’on voudra lui faire croire ; et tels qui paient très cher pour toucher la bosse d’un bossu paieront le double pour baiser l’orteil d’un saint de bronze si on sait leur persuader que cet acte de dévotion doit faire réussir la martingale.
Voyez-vous d’ici le triomphe, quand, du haut de la Tête-de-Chien, bloc gris roussi par le soleil où parfois s’enroulent des brumes, une vierge en or colossale étendra les pans de son manteau sur le casino sanctifié, quand un chemin de croix montera de la gare et quand, dans le salon oriental, où des croupiers ornés de tonsures feront le jeu et jetteront la bille d’un geste de bénédiction, les grands laquais, en place du simple verre d’eau traditionnel, offriront un verre d’eau de Lourdes aux gosiers étranglés par la perte !
Ce jour-là, le prince régnant pourra remplacer par un jésuite souriant et glabre le moine barbu armé d’un glaive qui monte la garde sur son blason !