Au bon soleil
II
LE CRUCIFIX DE SŒUR NANON.
Il reste encore, hélas ! pas pour longtemps, il reste de ces bourgades provinciales, éloignées des chemins de fer, immobiles et comme endormies derrière leur ceinture de remparts croulants, où, dans l’atmosphère des vieilles choses, les vieilles idées s’éternisent.
C’est dans une bourgade pareille que, tout petit, — peu soucieux de théologie, j’aurais alors donné Jansénius et Molina et saint Augustin par-dessus pour une pochée de noix vertes, — j’eus l’honneur de connaître une bonne demoiselle du temps passé, fort experte en ces difficiles questions de prédestination et de grâce, et qui, malgré pape et Sorbonne, tenait obstinément pour les cinq propositions.
On l’appelait la sœur Nanon ; elle est morte voici longtemps, mais tout le monde dans le pays se souvient d’elle : petite et leste, trottant le long des murs sur ses souliers bronzés à semelles craquantes, vêtue l’été comme l’hiver de la même robe de serge sombre, les yeux bleus et vifs et le visage qui paraissait tout blanc dans l’ombre d’une coiffe à canons.
Sœur Nanon habitait seule rue de la Poterne, ancien ghetto des juifs devenu quartier paysan, fermé à ses deux bouts par des voûtes. Des pans de mur en pierres noircies, tant bien que mal utilisés dans les plâtras de constructions plus récentes, attestaient les persécutions d’autrefois, des pillages, des incendies. Le soleil ne pénétrait guère dans cette rue de la Poterne ; mais, en revanche, du clocher roman de l’église qui, tout voisin, la dominait, les offices et les angelus, les enterrements et les messes y tombaient d’aplomb, bruyamment, en belles notes rondes et lourdes. Pas un ronflement ne s’en perdait.
Affiliée sans doute à quelque vague tiers-ordre, sœur Nanon était fort dévote ; seulement elle l’était à sa façon. Ni congréganiste, ni zélatrice, jamais on ne la voyait prendre part à ces édifiantes parties de campagne où le troupeau sacré des vieilles filles, qui se consolent du mariage par l’amour divin, va, sous la direction d’un jeune vicaire, faire la dînette au printemps et s’attendrir sur les bienfaits du Créateur, en cueillant les cerises nouvelles. Une fois, sœur Nanon, pour une œuvre de charité, avait réuni chez elle quelques artisanes, des ouvrières, des apprenties. Mais le curé s’offusqua de ces conciliabules et finalement les interdit. Le bruit se répandit dès lors que sœur Nanon et les curés ne comprenaient pas la religion de la même manière.
A l’église, sœur Nanon, de temps immémorial, avait choisi sa place dans le coin le plus sombre, loin de l’autel à la mode sur lequel une vierge poupine, neuve et luisante de vernis, souriait au milieu de fleurs en papier d’or, et tout près des grilles d’une chapelle abandonnée où, dans une niche sans crépi, se morfondait un saint maussade. Un jour que nous faisions du bruit à la messe, quelqu’un nous dit : « — Chut ! taisez-vous, la sœur Nanon tombe en extase. » Et nous vîmes cette petite vieille à genoux, les doigts crispés sur son chapelet, faisant les yeux blancs à la voûte.
Quelquefois — ma grand’tante demeurait en face — je regardais par la fenêtre dans la chambrette de sœur Nanon : des murs passés au lait de chaux, les rideaux d’un lit, et, au milieu, sur le plancher de briques soigneusement ciré où se miraient les pieds de sa chaise, sœur Nanon qui méditait et lisait. Un matin, sœur Nanon me dit à travers la rue : « — Petit, si tu veux des pommes, fais le tour par la voûte de la Poterne. » Une minute après, tremblant un peu, mais plein d’une curiosité joyeuse, je grimpais l’escalier propret de sœur Nanon. Sœur Nanon vint m’ouvrir la porte et me choisit deux pommes dans une crédence qui laissa échapper une bonne odeur de fruitier. Moi je regardais de tous mes yeux, et je ne songeais guère aux pommes. Il y avait là sur un guéridon beaucoup de vieux livres à tranches rouges. Aux murs, deux cadres : le portrait d’un monsieur à mine fâchée, coiffé d’un bonnet carré et dont le nom en latin ne m’apprit rien, puis, une gravure représentant des gens en habit de prêtre qui, les uns sciant, les autres tirant sur des cordes, essayaient d’abattre un grand arbre dans les branches duquel, ainsi que des fruits monstrueux, étaient des médaillons avec le portrait d’autres messieurs de mine également fâchée, également coiffés du bonnet carré. Aucun de ces joujoux pieux que j’avais pu admirer chez d’autres dévotes ! Pas de saint Jean-Baptiste en cire vêtu d’une peau de lapin, pas de Jésus frisé sous sa cloche de verre, pas d’images de sainteté avec des roses et des colombes. Rien qu’un grand crucifix penché au-dessus de l’alcôve ! Mais ce crucifix m’effraya. Il avait l’air méchant et dur ; ses bras, au lieu de s’étendre en croix, se dressaient en l’air, presque parallèles, de sorte que ses mains clouées semblaient saigner sur la couronne d’épines.
J’osai demander à sœur Nanon pourquoi son crucifix ne ressemblait pas aux autres. Elle me répondit : « — Ce sont des choses, petit, que maintenant tu ne saurais comprendre. » Pourtant, elle ajouta, se parlant à elle-même : « — Que signifient vos bras étendus comme s’ils voulaient s’ouvrir à l’humanité tout entière ? Les élus sont rares, avare est la Grâce, le Christ ne mourut pas pour tous ! »
Je ne m’expliquai pas bien les paroles de sœur Nanon.
Quelques années plus tard, nous revenions de son enterrement ; l’aumônier du collège, à qui je racontais cette histoire de crucifix, nous dit : « — Enfants, Dieu vous préserve de ressembler à sœur Nanon…
— Mais sœur Nanon vivait comme une sainte…
— Sœur Nanon brûle aux flammes d’enfer, sœur Nanon était janséniste ! »