Au bon soleil
IV
Le pays de Mireille. — Nostradamus et les diables à cornes blanches. — Les ruines de Glanum. — Dans les Alpilles. — L’hôtel de Monte-Carlo. — La ville des Baux au clair de lune.
— Allez aux Baux, nous avait dit Grivolas, et prenez par Saint-Remy si vous voulez voir de jolies Provençales.
Nous partîmes donc pour les Baux en prenant par Saint-Remy.
Les graviers blancs de la Durance une fois franchis sur un pont de je ne sais combien d’arches, le voyage devient charmant à travers une plaine que borne la ligne harmonieuse des Alpilles et partout coupée, non plus de haies de roseaux comme autour d’Avignon, mais de longues lignes de cyprès nains, courbés dans le sens du mistral et qui, de loin en loin, se groupent en un petit bois, serré et noir comme un bois sacré, pour abriter non pas un temple, mais un simple Mas, une ferme.
Nous sommes au pays de Mireille.
On aperçoit Maillane en passant ; le voiturier fait claquer son fouet devant le Mas des Micocoules.
Ici commence la Provence d’Arles. Des Provençales, pour nous voir, se montrent sur le pas des portes ; et leurs rires à belles dents, leurs yeux très vifs quoique plus souvent bleu glauque que noirs, surtout le petit mouchoir mutinement noué sur le front, les font ressembler, dit mon ami, à de jolis diables à cornes blanches. Mais ce n’est là que le négligé du matin. Cette après-midi, elles auront au complet le galant costume arlésien tout dentelle et velours ; le jupon fastueux, mais qui laisse voir le petit pied, le fichu plissé découvrant la nuque, et l’ornement de tête à la fois gracieux et fier avec son ruban plat largement brodé et sa coiffe à jour relevée en coquille.
Ne se coiffe pas ainsi, à la Provençale, qui veut. C’est tout un art, presque un secret ; les étrangères ne s’en mêlent guère. Prendre la coiffe (c’est le terme) entraîne une cérémonie, et les fillettes la prennent rarement avant treize ans.
D’ailleurs, c’est dimanche aujourd’hui, et si nous arrivons à Saint-Remy pour la sortie de la grand’messe, nous pourrons admirer les Provençales dans leurs atours.
Toute la ville est dehors, les hommes devant les cafés, les chatounes en train de se promener sous les platanes. Elles viennent par groupes, embrassées, nous regarder, et pas une n’oublie de rire de notre débraillé de touriste.
Une anecdote pour nous venger :
A Saint-Remy, un jour, Nostradamus vieux de plus de cent ans, et meilleur devin que jamais, prenait le soleil devant sa porte.
Une fillette passa :
— Bonjour, moussu Nostro-Damo !
— Bonjour filleto !
Demi-heure après, la fillette revint, pimpante, le ruban au vent :
— Bonjour, moussu Nostro-Damo !
— Bonjour, fremeto !
Et la galante San-Roumienque rougit ; la petite fille, en effet, avait eu le temps entre deux bonjours de devenir petite femme.
Ran tan plan !… Rrran ! Le tambour annonce des courses pour l’après-midi.
— Pourvu qu’il ne pleuve pas ! disent les gens, en regardant le ciel qui se couvre et de larges gouttes qui s’écrasent sur le pavé fait de galets.
— Ce ne sera rien : un simple nuage qui se secoue.
Nous pouvons, en tous cas, aller visiter les antiques, et revenir, s’il y a lieu, à temps pour les taureaux.
Un arc de triomphe, un mausolée au bout d’une avenue solitaire. Mais que ces ruines sont d’un admirable effet, près de ce champ d’oliviers, au pied de ces collines grises, si pures de forme, si grandes de proportions et pareilles sans doute aux collines des environs d’Athènes.
Sous les antiques s’ouvrent d’immenses carrières, telles encore que les Romains les ont laissées après en avoir extrait tout Arles, pierre par pierre, les arènes, le théâtre, le cirque et les aqueducs. A côté, il y a un champ où, dans les ravines laissées par la pluie, les gamins recueillent parfois, à fleur de terre, des débris de poterie, une monnaie romaine ou grecque, la Diane de Marseille, le crocodile enchaîné de la colonie nîmoise. C’est, avec quelques restes de constructions, des traces de fours, des appuis de poutres taillés dans le rocher, tout ce qui reste de la cité de Glanum qui, au temps des Constantins, gardait le défilé des Alpilles.
J’ai vu une fois, il y a dix ans bientôt, ces ruines vivantes. La Provence félibresque fêtait la Catalogne à Saint-Remy. Mistral, debout sur le piédestal du tombeau, récitait des vers à la foule ; Albert de Quintana, Victor Balaguer, depuis ministre, mais alors simplement poète et proscrit, lui répondaient dans le bruit de plus en plus rapproché des tambourins et des fifres. Bientôt les farandoles arrivèrent, et la pegoulade, — t’en souviens-tu, ô Monselet ! toi qui voulus porter la torche ! — la pegoulade s’allumant descendit vers la ville comme une rivière de flammes.
Décidément les courses n’auront pas lieu. Le sol de l’arène n’a pas eu le temps de sécher et une glissade devant les cornes des taureaux serait dangereuse. D’ailleurs, voici que la pluie recommence à tomber. Mais c’est une pluie du Midi, intermittente et tiède, avec des éclaircies bleues égayées de chants d’oiseaux.
Que faire à Saint-Remy ? Les Baux ne sont guère qu’à douze kilomètres ; si nous allions aux Baux dès ce soir ?
— En suivant ce canal jusqu’à la route neuve, nous dit une vieille femme, puis la route neuve tout droit, vous pouvez arriver dans trois petites heures.
— Et trouvera-t-on de quoi souper, de quoi coucher ?
— Oh ! je crois bien ; il y a maintenant une auberge, des chambres.
Nous voilà partis ! Il s’agit de traverser la montagne avant la nuit, car les Baux regardent du côté d’Arles, sur l’autre versant des Alpilles.
On suit d’abord un vallon triste, monotone, entre des mamelons boisés de chênes kermès et coupés çà et là de quelques champs d’amandiers. Mais au bout d’une heure de marche, le paysage s’affine, se découpe ; la route s’en va serpentant en corniche à vingt mètres au-dessus d’un torrent sans eau.
Là-haut, deux grands blocs debout indiquent l’entrée des gorges. La pluie ne cesse pas, la nuit s’avance ; nous nous pressons. Enfin aux dernières heures du crépuscule apparaît à nos pieds le « déluge pétrifié », l’immense cirque de roches entassées, trouées, déchiquetées comme les banquises polaires, avec ces escarpements concentriques, ces profonds abîmes, ces Baux, où la légende veut que Dante ait pris le dessin et le nom des Balsi des cercles de son Enfer. Au milieu, la Ville à peine visible sur le ciel et confondant ses ruines blanches avec le piédestal de calcaire éboulé qui la porte.
Descendons au fond de l’entonnoir, à Baux-Manière où broute la chèvre d’or. Tandis que nous allons en un sens, le vent remonte en sens contraire, et cela d’une telle vigueur, dans le couloir étroit par où le chemin passe, qu’il nous faut, pour avancer, piquer de la tête et courir. A Baux-Manière (qu’il vaudrait peut-être mieux appeler Baumo-Niéro, grotte noire), passe en l’air une chauve-souris. C’est, avec un lapin effaré et un merle, les seuls êtres vivants que nous ayons rencontrés depuis notre départ de Saint-Remy.
La pluie ne tombe plus ; mais il est nuit close. Vainement nous levons la tête. Des Baux, qui doivent être là, qui sont là certainement, nous n’apercevons rien : pas un toit, pas une fenêtre éclairée ; partout des rochers sur lesquels se détache dans le noir la meurtrissure blanche des carrières.
Pour comble d’embarras, trois sentiers ! nous choisissons le plus beau. Au bout d’un instant, nous reconnaissons qu’il nous égare. C’est le plus ruiné qu’il fallait prendre, le plus en harmonie avec le tas de ruines que nous cherchons. Essayons de celui-ci, suffisamment croulant et pierreux ; il serait cruel, trempés et affamés comme nous sommes, d’errer longtemps ainsi, à deux pas du but.
Nous montons… Une cloche sonne, des voix parlent dans l’ombre au-dessus de nous.
— Hé ! braves gens, crions-nous sans voir personne, braves gens, le chemin des Baux ?
— Encore une enjambée, et vous êtes dans la ville.
La ville !
En effet, voici un portail, une rue en escalier, ruinée, et tout en haut, sur une terrasse qui sert de place publique, les Baussenqs en train de considérer l’air du temps, entre deux averses.
Nous demandons l’auberge ; on nous répond : — Voici l’hôtel.
J’aurais difficilement reconnu, sous sa toilette neuve et blanche, la vieille auberge du père Cornille, où Gounod composa Mireille. C’est un hôtel maintenant, l’hôtel de Monte-Carlo, s’il vous plaît, ainsi qu’il appert de l’enseigne.
Monte-Carlo ! que vient faire ici ce nom italien, ce souvenir du trente-et-quarante ? Interrogeons nos souvenirs historiques : Les princes de Monaco, sous Louis XIII ou Louis XIV, possédaient, il me semble, la seigneurie des Baux, et sans doute… Mais notre hôte, M. Moulin, un Baussenq qui a voyagé, coupe court à mes savantes inductions en me disant qu’avant la guerre il était chef de cuisine chez M. Blanc.
Dîner exquis, inattendu, dîner moderne dans une salle à manger ogivale, tandis que la pluie — elle peut tomber à l’aise, maintenant ! — recommence, et que le vent mugit en bas dans le Val d’Enfer et le Trou des Fées ; dîner pittoresque d’ailleurs et suffisamment provençalisé par les beaux yeux de quinze ans et le galant costume de mademoiselle Maria Moulin qui nous sert, par quelques bouteilles de vin du cru et par un de ces petits fromages de chèvre, conservés sous une triple couche de poivre d’âne, de lavande et de thym, que Belaud de la Belaudière, le Ronsard provençal, chantait au XVIe siècle, en ses sonnets : — « A la ville des Baux, pour un florin ou deux, — vous avez de fromageons un plein tablier, — Qui comme sucre fin fondent à la gorge… »
Hélas ! Richelieu a canonnée les Baux ; le château n’est plus, la ville s’est dépeuplée, mais le vin pétille toujours et toujours les fromageons embaument comme au temps du poète ligueur.
Au dessert, M. Moulin, qui décidément n’est pas un hôtelier ordinaire, vint trinquer avec nous et nous parler du pays, de son histoire ; il nous récita le passage de Calendal sur les princes des Baux : « Race d’aiglons jamais vassale — Qui, de la pointe de ses ailes, — Effleura la crête de toutes les hauteurs… » Il nous dit leur blason : une étoile d’or à je ne sais combien de rais, l’étoile des mages (car les princes des Baux descendent de Balthazar, le roi nègre), avec l’aventureuse devise : « Au hasard, Balthazar ! » Il nous dit leurs hauts faits, leurs rapines et leurs galanteries, les massacres, les cours d’amour ! Il nous montra une tresse de femme trouvée par lui, sous une dalle, tresse d’Huguette des Baux, ou d’Azalaïs ou de Sibylle, fauve et lourde comme l’or et que l’on dirait coupée d’hier.
Puis il nous décrivit les merveilles qu’il faudrait voir le lendemain. La ville d’abord, cette Pompéi moyen âge qui contint dix mille habitants, et n’en a pas trois cents aujourd’hui, les rues désertes, les maisons vides, le puits, le colombier, la chapelle, tout un flanc de montagne dallé pour alimenter la citerne, les remparts taillés dans le rocher vif, les énormes tours tombées d’un bloc, et l’admirable vue qui se découvre de l’esplanade : la Crau et son désert de cailloux roulés, le Rhône, le pays d’Arles, la Camargue, les bords du Vaccarès où paissent les taureaux et les chevaux sauvages, et, à l’horizon, la mer qui brille.
Et ce n’est pas tout, continuait en riant M. Moulin, il y a au bas de la montagne une fontaine à trois canons d’où l’on montait l’eau à dos de bourriquet avant qu’on eût réparé la citerne. Tout près, dans un jardin, vous verrez le pavillon de la reine Jeanne, il est du temps de François Ier : de la pierre qu’on dirait brodée ! et de l’autre côté, vers Maussane, sous la grande tour du château, un énorme bloc détaché sur lequel sont sculptées en relief trois figures romaines. Cela représente, assurent les savants, Marius, sa femme et sa prophétesse. Les gens pieux au contraire y ont vu les trois Marie et ont bâti une chapelle au pied.
— Mais papa, je t’assure que tu ennuies ces messieurs, dit mademoiselle Maria, tu leur enlèveras tout le plaisir.
— Je vous ennuie ?…
— Dieu préserve, monsieur Moulin !
— Puis nous parcourrons les gorges, le val d’Enfer, le trou des fées, vraies fentes bourrées de verdure, aussi fraîches que le roc est aride, et où jamais un rayon n’a pénétré.
— Superbe !
— Vous trouverez cela superbe demain ; mais c’est égal, même s’il fait beau, vous n’aurez rien vu. Qui veut voir les Baux doit les voir la nuit et au clair de la lune.
Ce disant, M. Moulin, inquiet du temps, ouvrit la fenêtre.
— C’est trop de chance !
Pendant que nous causions, le vent avait chassé les nuages et la lune inondait de ses clartés bleues la ville et le vallon, la ligne altière des tours et les découpures étranges des roches.
Nous avons vu les Baux la nuit. Tant que la lune à duré, malgré la fatigue, nous nous sommes promenés à travers un paysage de féerie. Une fois couchés, nous avons fait deux rêves : Mon ami, âme guerrière et tendre, rêvait qu’il était troubadour, et qu’il épousait mademoiselle Maria, laquelle avait des cheveux d’or et s’appelait Huguette. J’eus un rêve plus bourgeois : j’étais fort riche et je m’achetais un palais brodé à jour et dominant l’abîme, dans cette étrange ville des Baux où les palais se vendent quatre-vingts francs.