← Retour

Au bon soleil

16px
100%

LES ANES MALADES.

Qu’on en pense ce qu’on voudra, j’eus toujours un faible pour l’âne. Cela sans doute me vient d’enfance et les impressions d’enfance ne se discutent point.

J’aime l’âne, estimable animal, si voisin de l’humanité par ses vertus comme par ses vices : dur au travail et flâneur par boutade, continent et luxurieux suivant l’occasion et la saison, patient un jour, puis révolté, volontiers rêveur et tout à coup se ruant et pétaradant en des facéties imprévues, l’œil malicieux et résigné à l’ombre d’un bouquet de longs poils gris, l’oreille raide sous le bâton, mais devenant d’une mobilité étonnante, d’une exquise sensibilité pour prendre le vent au moindre bruit, vrai philosophe en somme dans sa robe de bure bourrue, un peu terreuse, usée par places et pareille non au froc du capucin, mais, ce qui vaut mieux, au manteau effrangé du Cynique.

Dans Canteperdrix, qui est une ville de paysans, chaque paysan a son âne et sa maisonnette. Le paysan loge au premier, l’âne loge au rez-de-chaussée. A part cela, leur vie est la même. Levés tous les deux avant l’aube, ils vont à l’olivette ou à la vigne ; l’homme porte le bissac et la pioche, l’âne porte une charge de fumier, un sac de semence, quelquefois aussi il ne porte rien, car l’âne sous ce ciel béni est un ami plus qu’un esclave et l’homme travaillerait mal si, entre deux coups de collier, relevant la tête, il n’apercevait au haut du champ son compagnon sobre et fidèle en train de tondre à larges lèvres quelque maigre buisson rôti par le trop grand soleil. Pour tromper la longueur du jour, parfois l’âne se met à braire ; son chant remplit l’espace immense, le silence règne quand il s’est tu, silence absolu, religieux, que trouble seul sur les coteaux le bruit argentin de la pioche. Et c’est longtemps, longtemps après que l’ortolan ou le coucou hasardent de nouveau leur cri et qu’on entend se réveiller le chœur enragé des cigales.

L’âne fait partie de la famille ; et c’est un grand orgueil pour tous, quand, après les courses de Saint-Aroï, son maître le ramène vainqueur, monté à cru, sans bât ni selle, mais secouant fièrement au son des tambours le bridon triomphal pomponné dans le goût espagnol ou la musette en sparterie que décorent de petits miroirs et des broderies en laine aux couleurs voyantes. Heureux les ânes de Canteperdrix s’ils connaissaient bien leur bonheur ! car, ils sont vraiment paysans, peinant l’été, se reposant l’hiver et partageant en tout et toujours les nobles travaux et les robustes joies de la vie rurale.

Donc, une fois il arriva que tous les ânes de Canteperdrix furent malades, et Dieu sait qu’il y a des ânes dans la ville de Canteperdrix !

L’ange exterminateur, celui des ânes, avait passé, marquant les portes ; et dans le haut, dans le bas quartier, les pauvres bêtes tombaient comme mouches. Plus de bruit de sabots, le matin à l’heure où l’on part, dans les ruelles ; plus de clochettes sonnantes le soir, au retour des champs, près de la fontaine ; mais tout le long de la journée, avec de durs cahots sur le pavé pointu, le chariot bas de l’équarrisseur qui, suivi du hurlement des chiens, emportait les cadavres à la grève.

Un remède fut trouvé, cher, mais guérissant quelquefois : on gorgeait les ânes de miel, largement, par grandes cuillerées. Je vis soigner ainsi l’âne d’un voisin : efflanqué, la langue pendante, le poil secoué de longs frissons, il gisait tristement sur la litière de buis frais coupé près de sa mangeoire à moitié pleine. La femme, appuyant maternellement la tête de l’âne sur ses genoux, maintenait ouvertes ses mâchoires et l’homme, les bras nus, fouillant dans un grand pot, enfournait d’énormes pelotes d’un beaux miel odorant et roux, naturelle potion où le gosier du moribond pouvait reconnaître au passage, réduites à leur quintessence, toutes les fleurettes des près et toutes les herbes des montagnes.

Dans un coin, Baptistin soupirait. Baptistin le fils de la maison, un gamin de huit ans qui malgré son âge menait déjà le soir l’âne boire. — « Voyez comme il avale ! soupirait Baptistin, cela lui fait du bien, le pot est presque aux trois quarts vide… » Et s’étant accroupi il regarda l’âne qui avalait, avalait toujours. Depuis la maladie, Baptistin était comme fou et manquait l’école, mais son père le lui pardonnait, comprenant sa grande douleur.

Tant de cœur chez un enfant si jeune me toucha.

A deux jours de là, je le vis passer riant, rayonnant, respirant la joie : — « Hé ! Baptistin, arrête-toi ; l’âne va donc mieux ? — Au contraire, mon pauvre monsieur, il est mort ce matin quand le coq chantait ; je viens d’avertir l’écorche-rosses. » Puis il ajouta, l’œil éclairé, la lèvre gourmande : — « Vous savez ? C’est moi qui achève le pot de miel ! »

Chargement de la publicité...