← Retour

Au bon soleil

16px
100%

VI
UNE PÊCHE A L’ARESTON.

L’air se peuple, les rivières se font tièdes ; mille papillons aux couleurs vives, toutes sortes de mouches empanachées tombent au crépuscule sur les eaux, et déjà les poissons s’éveillent de leur longue torpeur d’hiver.

Le ciel est rouge et Nestor a dit : — Il faudra pêcher demain. Le projet, je l’avoue, m’effraya pour l’honneur de ma rivière. Nestor, depuis deux jours notre hôte, est un vieux pêcheur parisien ; or, malgré les faciles plaisanteries d’almanach, pêcheur parisien ne signifie pas pêcheur pour rire. Le poisson, qu’on croirait insensible, paraît fort sensible au contraire à l’attrait singulier que Paris, seule entre toutes les villes, exerce sur la nature animée : la Seine lui plaît avec l’ombre profonde de ses quais et l’aimable fouillis de ses berges, comme les massifs du Luxembourg et les grands arbres des Tuileries plaisent aux merles et aux ramiers. Aussi mon ami Nestor s’est-il rendu justement célèbre du Point-du-Jour à Charenton pour ses pêches miraculeuses. Je l’ai vu, en 1872, sous le pont de la Concorde, manquer, — car il la manqua, mais certaines défaites valent mieux qu’un triomphe ! — manquer, dis-je, à la suite d’une lutte de trois quarts d’heure, une brême géante dont les riverains parlent encore. Souvent aussi, s’asseyant pour le vermouth devant le café du Pont-Royal, après sa matinée passée en bateau, il s’offre l’innocente joie d’étaler aux yeux des passants ébahis cinq ou six livres de frétillante friture.

Amener un tel pêcheur le long d’un torrent, à l’eau de neige froide et dure et dépeuplée encore par l’orage, était à coup sûr aussi insensé que de lancer sur les rares et maigres lièvres dont la race s’est raccourci les pattes à courir les plus inabordables pierrailles de nos montagnes, quelque chasseur habitué aux populeux tirés de Compiègne ou de Fontainebleau.

Mais vainement j’essayai de tous les moyens pour dissuader Nestor, inventant des mensonges, déclarant la saison mauvaise, annonçant que l’ablette ne se montrait point et que la truite n’était pas sortie.

Nestor persista ! il voulait tâter la rivière.

Nous résolûmes de remonter le Jabron, tout en pêchant, depuis son confluent jusqu’aux papeteries, le Jabron, l’Agabrone rivus des anciens cadastres, nom que les savants amoureux d’étymologies étranges et de latin barbare interprètent par rivus aquæ brunæ, appelant ainsi ruisseau des eaux brunes ou des eaux noires un ruisseau le plus limpide du monde.

Quelques mouches que nous capturâmes tandis qu’elles se chauffaient au soleil le long d’un mur, quelques vers de terres ramassés en un lieu humide qu’on nous indiqua devaient suffire à garnir l’hameçon.

J’avais exactement prévu : à peine mon ami Nestor eut-il regardé l’eau de près, qu’il se mit à rire. — « Hein ? c’est donc ça votre rivière !… et vous voulez me faire croire qu’on prend du poisson là dedans ?… — Mais… — Le moyen d’amorcer, d’appâter le coup avec cet enragé courant à fleur de caillou, sautant et bondissant comme un jeune cabri ? Où trouver un crin assez fin pour que sa couleur et sa transparence se fassent invisibles dans ces eaux trop claires ? Quel hameçon fût-il microscopique, pourrait se vanter d’échapper au milieu d’un tel cristal, à l’œil perspicace et rond du poisson qui toujours se méfie ?… D’ailleurs, il n’y a pas de poisson ! de quoi vivrait-il sur ces fonds sans herbe ?… — On dit pourtant que les riants… — Laissez-moi tranquille avec vos riants ! — … Dans les riants et surtout dans les gouffres… — Quels gouffres ? Je serais curieux de voir un gouffre. » Nestor raillait encore. Cette idée de gouffre le séduisit pourtant, et il fut convenu qu’après nous être reposés un peu et avoir mangé n’importe quoi sur le pouce, au bord de l’eau, je le conduirais à un gouffre de ma connaissance.

Le gouffre était loin et le soleil piquait, reflété par les cailloux blancs. Mais la causerie abrégea le chemin. Nestor me développa ses théories sur la façon logique d’escher. Je l’intéressai à mon tour en lui apprenant, chose généralement ignorée des Parisiens, que son crin de Florence et sa racine anglaise n’étaient ni un crin ni une racine, mais bien un ver à soie mis à tremper dans le vinaigre et subtilement allongé, alors que gonflé de soie, sur le point de filer son cocon, il n’est pour ainsi dire qu’une grosse boule d’or fluide. Nestor, lorsque nous arrivâmes, se trouvait en parfaite bonne humeur.

Mon gouffre est d’ailleurs fait de façon à dérider les plus moroses : le gourg de nos paysans et le vraie gurges des latins ! Sous un vieux pont, dans une étroite fente, où la rivière tombe en cascades et subitement s’apaise, ce trou d’eau semble noir au premier abord et se donne des airs d’abîme. On ne se penche pas au dessus sans éprouver un petit frisson. Mais l’œil peu à peu s’habitue et distingue le fond, vaguement. Les parois creusées et polies laissent voir des bouts de roc qui luisent comme argent, frappés d’un rayon de soleil à travers le cristal qui tremble. Le bruit de la chute, dont le grondement unique effrayait, se décompose en une infinité d’harmonies. Mille chutes minuscules tintent, chaque filet d’eau chante sa chanson, ce n’est plus l’abîme perfide où se cache la Lorely, mais la claire grotte virgilienne retentissante de la voix des Nymphes.

— « Des chevesnes ! » dit Nestor.

— « Ici nous appelons ça des arestons. »

En effet, à deux mètres sous l’eau, une vingtaine d’assez gros poissons évoluent.

— « Quel malheur que la rivière ne soit pas un tantinet louche… N’importe, on essaiera quand même. »

Et tandis que je bous d’impatience, croyant toujours voir les arestons filer, Nestor, avec la lenteur narquoise que met un pharmacien à boucher, ficeler, étiqueter, coiffer un remède attendu par le malade, Nestor, posément, monte sa canne, ajuste sa ligne, et dispose autour de lui une foule d’engins perfectionnés qu’il sort d’une foule de poches. Enfin, croyant les préparatifs finis, je passe la boîte à vers et les mouches.

— « Pas encore ! »

C’est maintenant un poids en plomb que Nestor adapte au bout de la ligne. Allons-nous pêcher avec cet étrange appât ?

— « Pour mesurer le fond mon petit, et savoir où je dois fixer le flotteur. »

Devant tant de science, je m’incline. Le plomb touche l’eau, descend… ô surprise ! les arestons se précipitent et viennent cogner le plomb du nez.

— « Ça mordra ; vite, vite, un ver ! »

Et voilà le ver enferré qui plonge à son tour et se tortille. Mais les arestons n’approchent plus ; ils se promènent vers l’autre bord avec une superbe indifférence.

— « Peut-être, insinuai-je, s’imaginent-ils que c’est toujours du plomb ? »

Nestor, allumé, ne daigne seulement pas répondre à ma sotte plaisanterie. Nestor enlève le ver et le remplace par une mouche. Hélas ! les arestons dédaignent la mouche comme ils ont dédaigné le ver.

— « Il faudrait peut-être des sauterelles… » dit Nestor.

J’en ai vu justement quelques-unes au bord du chemin qui s’essayaient les ailes dans l’herbe poudreuse. Nous en capturons deux, au prix de quelles ruses de peau-rouge ! Elle sont vivantes, appétissantes, elles ne tentent pas l’areston. Nestor s’assied désespéré, il parle de briser sa ligne. A ce moment, un souvenir d’enfance me revient : je vois une source dans les prés, là peut-être se trouve l’appât incomparable. C’est le portefaix (larve, je crois, de libellule), sorte de ver bizarre promenant au printemps dans les eaux douces, un long tube qu’il se fabrique lui-même avec des débris de bois pourri, du sable et de petits fragments de cailloux. J’en découvre six, j’en découvre douze. Cette fois, les arestons n’y tiennent plus. Ils accourent et se bousculent à l’appât de cette chair tendre et friande. Une fois, deux fois, le portefaix est enlevé. Enfin Nestor ferre d’un coup sec, et jette à ses pieds, palpitant sur le galet dur, un areston d’une demi-livre.

C’est assez pour sauver l’honneur et nous ménager une rentrée. La nuit arrive et la ville est loin, il s’agit de plier les lignes. Non sans regret ! car l’heure est bonne et les arestons mis en appétit, rôdent au plus près et gobent les insectes à grand bruit sur la surface des eaux assombries.

Chargement de la publicité...