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Au bon soleil

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LE JAS D’ENTREPIERRES.

Le maire, le notaire, le juge de paix, le maître d’école, et un jeune homme qu’à ses fortes bottines marseillaises, à son vêtement complet de velours marron piqué de boutons en corne bouillie représentant des ours et des loups, à je ne sais quoi d’élégant dans le négligé et de citadin dans le rustique, on devinait être monsieur le receveur de l’enregistrement, bref, la population entière de Cucuron-le-Neuf, moins le curé, se trouvait réunie ce matin-là au café Ravoux, dont l’enseigne en lettres ornées, peinte par un maçon italien, fait le plus bel ornement du village.

Tout le monde, même le cafetier qui parfois porte les contraintes, tout le monde est fonctionnaire à Cucuron-le-Neuf. Pourtant Cucuron-le-Neuf se trouve en France ; et ce serait à la fois le plus petit et le plus charmant des villages français, pour peu que ses six maisons fussent allées se grouper quelque cent mètres plus bas, le long du Jabron, sous les arbres, au lieu de s’aligner ainsi, l’église avec son presbytère en tête, sur un seul côté de la route poudreuse qui suit la rivière et la vallée.

Mais voilà ! c’est précisément la grand’route qui a attiré l’église, le presbytère et les six maisons. Depuis longtemps le vieux Cucuron — car il y a un vieux Cucuron perché à trois quarts de lieue dans la montagne, — depuis longtemps, voyant serpenter là-bas ce mince ruban blanc commode aux piétons et aux voitures, le vieux Cucuron s’ennuyait sur sa butte aride et avait envie de descendre.

L’occasion, un jour, s’en présenta : la vieille église, sans vitres et sans toit, étant devenue inhabitable, même au bon Dieu, le député obtint de la faire reconstruire au bord de la route, à proximité de sa bastie. Puis, ayant encore obtenu, il obtenait beaucoup de choses, ce député ! que le siège du canton fût transféré de Saint-Vincent à Cucuron, sous prétexte que Saint-Vincent était moins central, il se trouva que Cucuron, plus central en effet, paraissait néanmoins perché bien haut. On installa donc, pour la commodité des administrés, la mairie et la maison d’école près de l’église ; le notaire, le receveur, suivirent la mairie ; un café s’établit ; Cucuron-le-Neuf était fondé, et maintenant les foires s’y tiennent. Le branle donné, l’une après l’autre, toutes les maisons vont descendre. Dans cinquante ans, Cucuron-le-Neuf autour de son église aura groupé la commune entière, laissant là-haut Cucuron-le-Vieux s’écrouler avec ses maisonnettes bâties de cailloux noirs sans crépi, ses perrons branlants, les voûtes de ses ruelles, comme se sont écroulés déjà le vieux Bevons, le vieux Villesèche et tant d’autres villages qui dentellent de leurs ruines, le long du Jabron, la crête brûlée des collines.

La gendarmerie seule est demeurée à Saint-Vincent ; une brigade, chevaux et ménages, coûte cher à déplacer, et puis on ne pouvait, d’un coup, ravir au pauvre Saint-Vincent toutes ses splendeurs cantonales. Et c’est précisément l’arrivée de la gendarmerie qui met, depuis ce matin, Cucuron-le-Neuf en émoi.


Cucuron-le-Neuf, ce matin, a vu M. le brigadier et le gendarme Chabre passer au trot de leurs grands chevaux ; il les a vus, sans quitter la selle, recevoir un papier des mains du maire, puis laisser la route départementale et prendre le chemin de Cucuron-le-Vieux. Mais, au tournant, M. le curé, qui paraissait les attendre, a parlé au brigadier. Après une assez longue explication, les gendarmes ont tourné bride. Alors le curé est rentré au presbytère, a demandé son bréviaire et sa canne et s’est acheminé seul vers le vieux Cucuron, tandis que le brigadier et Chabre, ayant attaché leurs montures aux anneaux de fer qui décorent la devanture du café Ravoux, se commandaient à déjeuner en maugréant.

Que se passait-il à Cucuron-le-Vieux ?

La partie mâle de la population s’étant, aussitôt après l’entrée des gendarmes, glissée à leur suite dans le café Ravoux, devait maintenant savoir à quoi s’en tenir. Mais la population féminine, représentée par la dame du maire, celle du notaire et la servante du curé, était loin d’avoir sa curiosité satisfaite. Aussi ces trois notables habitantes, fatiguées d’un long guet derrière les rideaux, et voyant qu’aucun de ces messieurs ne sortait, se décidèrent-elles presque en même temps à paraître sur le pas de leur porte.

— Eh ! bé ?…

— Peut-être un vol…

— Ou quelqu’un qui aura fait un malheur.

— Ah ! madame, ne me parlez pas des gens d’en haut.

— Et monsieur le curé qui vient de monter tout seul, dans ce pays de brigands, avec son bréviaire !

Les commentaires allaient leur train, quand la femme du cafetier, ayant aperçu le groupe, s’approcha et dit :

— Vous savez, c’est pour la Daumasse.

— La veuve de Siffroy Daumas ?

— Oui ! la Daumasse du Jas d’Entrepierres, qui, dans le temps, avant que les foires fussent ici, tenait auberge avec son homme au vieux village. Ils avaient à la fin enlevé le buis faute d’argent et quitté l’auberge, parce que, au lieu de rester là-haut, la jeunesse aime mieux maintenant venir chez nous voir passer les voitures et faire rouler les boules sur la grand’route. Ils vivaient depuis sur le Jas, un petit bien dans la montagne que la Daumasse avait eu en dot. A la mort de Daumas, comme il restait des dettes, on a fait vendre Entrepierres au tribunal, et Rabasse, le grand Rabasse l’a acheté de ses écus. Mais la Daumasse est comme folle. Elle dit que le Jas d’Entrepierres est sien et qu’on ne l’en sortira que les pieds devant. Elle a insulté Rabasse, reçu l’huissier à coups de pierres quand il s’est présenté, et alors on a fait venir la gendarmerie.

— Ce qu’il faut voir ! dit d’un air fort scandalisé la mairesse à la notairesse.

Et la servante du curé ajouta en levant les bras au ciel :

— Pourvu qu’il n’arrive pas malheur à monsieur !

Puis, affriandées par ces détails, et bravant décidément toute retenue, les trois dames s’approchèrent du café où, contemplés du village entier, le brigadier et Chabre, après avoir militairement déjeuné, vidaient hiérarchiquement une bouteille de vin muscat.

Les moustaches du brigadier avaient l’air de trouver le muscat bon ; mais ses épais sourcils remontés jusqu’à la gance d’argent du tricorne, témoignaient de quelque impatience :

— Recevoir un huissier à coup de pierres ! grommelait à part le brigadier, ces choses n’arrivent qu’ici ! espérons que le curé aura plus de chance. Mais, en tout cas, ajouta-t-il en regardant sa montre, et dussions-nous prendre d’assaut la baraque et la vieille, dans une heure, force sera restée à la loi.

— La loi est la loi ! affirma le gendarme Chabre.

Et les assistants répétèrent, comme subitement pénétrés de la vérité de la maxime :

— En effet, la loi est la loi.

En ce moment, près du vieil oratoire en plâtras demeuré sans croix à sa pointe ni saint dans sa niche depuis le temps de la Révolution, au plus haut tournant du sentier qui se tord sur la côte pierreuse, on vit apparaître le curé.

Chacun s’empressa :

— Hélas ! mes enfants, Dieu n’a pas permis que je réussisse. Je pensais pourtant que ma robe… mon caractère !… Mais la malheureuse ne veut rien entendre. Excusez-moi, monsieur le brigadier, et vous aussi, monsieur Chabre. J’ai fait mon devoir, je n’ai plus le droit de vous retarder dans l’accomplissement du vôtre.

— Allons ! dirent les deux gendarmes ; puis, ayant salué, ils enfourchèrent leurs chevaux et s’engagèrent au trot de montée dans le petit chemin par où le curé était venu, laissant, devant l’église et les cinq maisons alignées, la population de Cucuron-le-Neuf s’entretenir de ces graves événements.


Au vieux Cucuron, l’agitation n’était pas moindre. Sur la place, en pente comme la colline, avec la roche à vif pour tout pavé, il y avait foule. Au milieu, près d’une charrette chargée de meubles et de sacs de blé, l’acquéreur du Jas d’Entrepierres, le grand Rabasse pérorait. Les villageois, hommes et femmes, paraissaient prendre une vive part à l’indignation de Rabasse.

— Voilà les gendarmes !

Alors, traversant le groupe devenu silencieux, Rabasse s’approcha. Évidemment il voulait parler au brigadier, le prendre à témoin, s’offrir pour l’accompagner. Mais, du haut de son cheval, le brigadier l’arrêta d’un geste, geste à la fois ennuyé et digne qui signifiait :

— Acquéreur Rabasse, laissez faire la gendarmerie.

Personne n’osa suivre, bien que la curiosité fût grande ; et Rabasse décontenancé retourna à ses meubles et à ses sacs.


Le village dépassé, plus de chemin : pour seule route, le lit du torrent à sec dans cette saison. Des galets sous les pieds ; en face la montagne ; et, de droite et de gauche, laissant voir à peine une étroite bande de ciel, deux talus bleus, luisants comme une cuirasse d’écailles, où pendent, prêts à glisser sur la marne mise à nu par des éboulements antérieurs, quelques lambeaux de gazon maigre.

— Fichu pays ! dit le gendarme.

— Plus haut, c’est mieux, dit le brigadier.

De loin en loin, aux endroits où le torrent fait coude, son lit étroit s’obstruait de blocs qui, tombés des flancs de la montagne et roulés par les dernières crues, restent là, galets gigantesques, jusqu’à ce qu’une crue plus forte, se frayant passage, les pousse quelques mètres plus bas.

Il fallait alors mettre pied à terre, et, tirant les chevaux par la bride, chercher sur le talus, dans la marne pulvérulente, un bout de sentier à peine marqué qui, presque aussitôt, redescendait au torrent après avoir tourné la barricade.

— Nous aurions bien fait de laisser nos montures, dit le brigadier.

— En effet ! répondit le gendarme.

Et comme en cet endroit un peu d’eau, coulant d’une veine d’argile, s’amassait limpide et froide dans une sorte de bassin naturel, le brigadier rafraîchit du creux de la main les naseaux palpitants de « Mademoiselle », et les parfuma d’une poignée de lavandes froissées. Le gendarme Chabre l’imita, et l’on remonta à cheval.

— Est-il possible, dit le gendarme, que des chrétiens soient venus se percher ici, quand il y a tant de riches biens dans la vallée !

— La chose remonte au temps des seigneurs, reprit le brigadier qui, grand écouteur et souvent en rapport, à l’occasion de descentes judiciaires, avec les magistrats du chef-lieu, avait fini par se faire ainsi un petit trésor d’érudition locale.

— Au temps des seigneurs ? tiens ! tiens ! tiens !

— Oui ! les seigneurs, étant les maîtres, gardaient pour eux les bonnes terres, qu’ils faisaient cultiver par corvées ; mais ils cédaient volontiers aux pauvres gens celles d’en haut à défricher.

— Pas bête cela ! dit le gendarme.

— Seulement, continua le brigadier, à l’époque de la Révolution, les propriétés des seigneurs s’étant vendues, chacun a voulu descendre, de sorte que, tout le haut pays est peu à peu retourné en pâture. Regardez plutôt…

Et, sur le plan boisé des montagnes, il montrait du doigt çà et là de grands carrés jaunes et nus, restes évidents d’anciennes cultures…

— … De toutes ces fermes du haut pays, une seule reste habitée, le Jas d’Entrepierres où nous allons. Il est vrai qu’elle se trouve à l’abri dans un creux, que les noyers y sont superbes, que la vigne et le froment y poussent ; sans compter une fontaine à trois canons crachant l’eau claire été comme hiver.

— Les belles eaux, conclut le gendarme, sont l’apanage des montagnes !

Tout à coup le brigadier s’écria :

— Nous y sommes, voici les ruches !


Dans une excavation de grès friable, dominant un parterre naturel de lavande, de thym et d’autres herbes odorantes, se groupaient au soleil quelques tronçons d’arbres creux, avec une tuile pour toit, auprès desquels des abeilles voletaient.

Sitôt les ruches dépassées, après un dernier détour, le vallon soudain s’élargit, laissant voir d’un coup d’œil le Jas d’Entrepierres et ses terres.

— Sapristi ! s’écria le gendarme Chabre qui, après cette route de désolation, ne s’attendait pas à pareil spectacle, mais c’est un paradis votre Jas d’Entrepierres, et je comprends que la vieille Daumasse s’entête à ne pas vouloir en partir.


Le torrent, à cet endroit, recevait un autre riou (c’est le nom de ces singuliers cours d’eau qui, dix mois de l’année durant, ne roulent guère que des pierres) et, dans le triangle dessiné par leur confluent, s’étendait, au milieu des pentes pelées et coupées de roches un coin de terre relativement fertile et vert.

Tout cela, en le regardant de près, n’était pas très riche. Malgré de nombreux et séculaires épierrages, dont témoignaient çà et là au milieu des champs d’énormes monceaux de cailloux, partout sur le sol balayé du vent, lavé par la pluie, les pierrailles blanches apparaissaient, si bien qu’on eût pu se demander où trouvait assez d’humus pour vivre ce froment maigre, clair-semé, dans lequel, quoique la moisson approchât, vous auriez vu un mulot courir. Mais, si clair-semé qu’il fût, le froment suffisait à nourrir la ferme, et ce sol pierreux, dur au blé, s’ombrageait de beaux noyers sur les pentes froides de son hubac, et ne refusait pas de mûrir, sur son adret visité du soleil levant, un tonneau ou deux de petit vin.

Tout en bas des champs, à la pointe, et posée là comme en sentinelle, une fontaine, par trois jets joyeux, envoyait dans un bassin de pierre ébréché, suintant et débordant, la vive et fraîche eau des montagnes. Cette fontaine, vrai monument rustique, était faite d’un bloc calcaire dressé sur place et dégrossi. On y lisait cette date : 1700, avec le monogramme de l’édificateur entre deux palmes. Et, pour mieux caractériser l’intention monumentale, une main industrieuse avait couronné le tout d’une de ces boules en grès rouge ferrugineux qui roulent dans le gravier des vallons et que, vu leur parfaite régularité, on prendrait pour d’énormes boulets de pierre.

Le sentier, qui du vallon mène à la ferme, passait devant, entre un petit pré et une chènevière.

— Ouvrons l’œil, dit le brigadier, la vieille y est, sa cheminée fume. Feignons de ne pas aller chez elle, puisque c’est son habitude de se cacher pour ne pas parler aux gens.

Ils passèrent donc, laissant la fontaine à leur droite, et continuèrent à suivre le vallon comme s’ils avaient à pourchasser un braconnier dans la montagne.

Mais, après quelques pas, ayant attaché leurs chevaux dans un endroit où le talus à pic se couronne d’un fouillis surplombant de poiriers sauvages et de genévriers, les gendarmes grimpèrent avec l’idée de gagner à travers champs, sans être vus, le derrière de la ferme.

Il n’y avait de ce côté qu’une petite fenêtre, une lucarne pour mieux dire, regardant le vallon. Le volet en était ouvert, mais à peine les deux tricornes émergeaient-ils à ras du sol, que, tiré par une main invisible, le volet soudain se refermait.

— Pincés ! dit le gendarme.

— Il nous faudra faire un blocus en règle, affirma le brigadier.


Le blocus, au reste, était facile. Comme toutes les vieilles constructions du pays, la ferme n’avait que deux entrées. Un escalier extérieur, sorte de perron à une pente obliquement collé sur la façade conduisait à l’unique étage, à la chambre ; une voûte basse, portant l’escalier, devait, selon l’usage, donner accès : à gauche dans l’écurie, à droite, dans ce que les paysans appellent proprement la maison, c’est-à-dire la pièce commune, à la fois salon, cuisine et salle à manger, où est le feu et où la famille se rassemble.

Ayant fait le tour de l’habitation et constaté que, de partout, elle était close, le brigadier heurta du pommeau de son sabre la porte ouverte sous l’escalier.

Le loquet tressauta, les gonds branlants gémirent, le logis sembla s’éveiller. Une poule qui picorait sur l’aire enfla ses ailes et disparut, les pigeons du colombier s’envolèrent, le porc grogna sous son toit à porc, et, dans l’étable, la chèvre chevrota peureusement tandis que l’âne faisait sonner l’anneau de son licou sur le bois usé de la crèche.

— Femme Daumas, ouvrez ! cria le brigadier de sa voix rude… — Ouvrez, femme Daumas, c’est la gendarmerie… — Pour la troisième et dernière sommation, femme Daumas, ouvrez, au nom de la loi !

Mais le silence, un silence de mort, avait repris possession de la demeure rustique, et les gendarmes, prêtant l’oreille, n’entendirent que le bruit toujours joyeux de la fontaine au bas du vallon, et loin, très loin dans la montagne le cri alternatif de deux pâtres qui s’appelaient.

Alors, à son tour, le gendarme Chabre, voulant essayer de la conciliation, colla sa moustache au trou de la serrure et dit en provençal :

— Daumasse ! Daumasse ! vous êtes là ; nous vous avons vu fermer la fenêtre. On ne veut pas vous faire de mal, ouvrez vite, ce sera le mieux.

Mais pas plus au gendarme Chabre qu’au brigadier, pas plus à l’allocution familière qu’à la formule légale, personne ne répondit.

— Enfonçons la porte ! grommela Chabre.

Le brigadier dit :

— Ça me répugne !

Les deux gendarmes demeurèrent un instant indécis. Tout à coup, Chabre faisant un signe au brigadier :

— Écoutez, on dirait qu’elle parle !

Alors, ayant remarqué au-dessus de la porte une ouverture en croix sans châssis de papier ni vitres, ils accotèrent au mur un de ces bancs portés sur trois pieds qui servent à teiller le chanvre, et regardèrent.


Assise sur un escabeau, devant son feu et sa marmite, la vieille Daumasse parlait toute seule.

— La loi ?… ils me disent tous que c’est la loi… Ah ? s’il vivait, le pauvre Daumas ! on ne martyriserait pas la Daumasse comme on fait. Le jour de Noël, par un temps de perdition, il voulut à toute force aller à la chasse : « Que je te prenne un lapin, rien qu’un, pour faire fête. » Il gelait en l’air ce jour là ; une fois au chaud du terrier, le maudit furet ne sortit plus. Le furet saigna le lapin au lieu de le pousser dehors, se soûla de sang, et s’endormit. Daumas attendait. Il attendit jusqu’à la nuit, sifflant toujours, espérant toujours, pécaïré ! les pieds dans la neige… Il me rentra transi ; sa barbe et ses cheveux n’étaient qu’un givre. Je dus le mettre au lit… Quel Noël ! bon Dieu, quel Noël ! Daumas traîna six mois, les médecins vinrent, et me voilà !

Puis, reprenant après un silence :

— Sans doute, à tenir auberge, Daumas avait un peu perdu l’habitude du travail. Il était moins souvent sur son bien qu’à la chasse. On s’en tirait pourtant. Quelques kilos de miel, quelques lièvres tués en contrebande, quelques charges de genêt que j’allais, sur mon âne, vendre à la ville, et les deux bouts se rejoignaient… Mais la maladie coûte cher ; Daumas emprunta, on me fit signer tout ce qu’on voulut, et, maintenant que Daumas est mort, ils me disent que ma maison n’est plus mienne…

Ma maison ! me prendre ma maison que le grand-père de mon arrière-grand-père avait bâtie, il y a plus de cent ans, comme c’est écrit sur la pierre de la fontaine. Ce sont ceux d’en-bas, les gens du village neuf, qui s’entendent pour nous perdre. Après avoir ruiné Daumas avec leurs inventions de café et de jeu de boules, ils veulent voir la fin de sa veuve. L’huissier est venu, envoyé par eux, avec ses papiers de malheur. Puis, le curé, pour m’endoctriner de belles paroles. Maintenant…

La Daumasse s’était levée, les yeux vers la porte, si brusquement, que les deux gendarmes, pour n’être pas vus, eurent juste le temps de baisser la tête.

Quand de nouveau, ils se hasardèrent, la vieille femme regardait tout autour d’elle sans parler.


Elle regardait cette maison, la sienne, où elle est née, où ses grands et arrières-grands ont vécu, et que tout à coup, sans qu’elle comprenne pourquoi, des ennemis inconnus prétendent lui ravir ; elle regardait, comme voyant tout cela pour la dernière fois, l’antique plafond à poutrelles d’où pend le caleil de cuivre accroché par son croc à une planchette de bois ouvragé ; la panière à jour laissant voir une provision de pains dorés derrière ses barreaux en noyer luisant ; le grand pétrin patriarcal portant des courges sur son couvercle ; la table fermée et son petit saint Jean sous un globe ; elle regardait les quatre escabeaux, les deux chaises, le lit sans rideaux dans l’alcôve maçonnée ; la cheminée avec le fusil en travers sur sa corniche, et les hauts landiers de fer s’évasant en porte-écuelle, où Daumas, le soir, mangeait la soupe, en laissant fumer ses souliers.

— Pauvre de moi ! pauvre Daumasse ! disait-elle.

Tout à coup, ramenée à ses préoccupations :

— Les gendarmes ?… Ni eux ni d’autres ! personne n’aura ma maison.

Alors, ayant pris un tison, hagarde, échevelée, elle le jeta sur un tas de chanvre, posé dans un coin en attendant d’être filé. Le chanvre brûla d’une flambée.

— Les gendarmes ! qu’ils arrivent maintenant, les gendarmes !

Elle avait pris un second tison, mais déjà les gendarmes enfonçaient la porte.

— Malheureuse ! il y va des galères…

Le brigadier n’eut pas besoin de continuer. Au seul aspect des deux tricornes, la pauvre vieille, subitement apaisée, laissa tomber son tison et balbutia :

— Mes beaux messieurs, que vous ai-je fait ?

— Les clefs, et ne résistons plus ? dit rudement le brigadier.

Mais tout bas, à l’oreille de Chabre :

— Gendarme Chabre, nous n’avons rien vu.

— Compris, brigadier ! répondit le gendarme, en étouffant sous ses larges bottes le commencement d’incendie.

— Les clefs, voyons, vite ! les clefs !

— Les voilà, monsieur le brigadier ; les voilà !

Et de sous sa cotte relevée, elle sortit les clefs précieuses qui se heurtaient et cliquetaient au tremblement de ses vieilles mains.

— Maintenant, faites un paquet de vos hardes et partez, continua le brigadier, dont la voix devenait plus dure à mesure qu’il s’attendrissait davantage.

Vaincue par le sort, ne songeant plus à résister, la vieille ramassa ses hardes et partit, sans regarder derrière elle, tandis que, accoudés à la table, les deux gendarmes rédigeaient sur place leur procès-verbal.


Chabre, tant bien que mal, raffermit sur ses vis la serrure disloquée, le brigadier ferma la porte à double tour, et, tout étant fini, on alla chercher les montures.

En redescendant près de la fontaine, Chabre et le brigadier rencontrèrent le grand Rabasse, l’acquéreur du Jas d’Entrepierres, qui, perdant patience, raillé des villageois, s’était décidé à venir au-devant des gendarmes avec sa charrette et ses meubles.

— Eh bien ? dit-il au brigadier.

— Voici vos clefs, Rabasse ; force est restée à la loi !

Rabasse voulut parler, le brigadier dit : C’est bon ! et fila.

Un peu plus bas dans le vallon, chevauchant toujours en silence, les deux gendarmes passèrent devant la Daumasse, assise, immobile sur une pierre.

— Pauvre vieille… dit le gendarme Chabre.

— La loi est la loi ! répondit le brigadier ; puis il poussa plus vite son cheval, détournant la tête et regardant avec une grande attention un poirier sauvage qui se tordait sur le talus corrodé du ravin.

Chabre se tut. Chose invraisemblable, et que le gendarme me raconta longtemps plus tard, ayant sa retraite, un soir que nous buvions la clairette au café Ravoux, il avait vu, sous les sourcils de son supérieur, buissonneux et touffus comme des moustaches, il avait vu positivement une larme prête à couler.

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