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Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la Langue Française en rapport avec de proverbes et des locutions proverbiales des autres langues

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JACOBIN.C’est un Jacobin.

C’est un ardent révolutionnaire, un anarchiste.

Au commencement de la révolution, lorsque la manie des clubs anglais se répandit en France, le premier qui s’y forma fut le club composé des députés de la Bretagne, auxquels se réunirent bientôt un grand nombre de députés étrangers à la Bretagne, tels que Barnave, Rabaud de Saint-Étienne, Péthion, Buzot, etc.; il s’établit à Versailles sous le titre des Amis de la constitution, mais quand l’Assemblée nationale eut suivi le roi à Paris, il s’y transporta aussi et choisit pour lieu de ses séances le couvent des jacobins[57], situé dans la rue Saint-Honoré, d’où il prit le nom de club des Jacobins. C’est là que ses membres professèrent ces sanglantes doctrines qui bouleversèrent la France et imprimèrent la terreur à toute l’Europe. Chose étrange! c’était ce même couvent où s’étaient tenues les assemblées de cette sainte ligue, dont l’un des actes les plus religieux fut l’assassinat de Henri III, par Jacques Clément, et les mêmes voûtes qui avaient entendu jurer la mort de ce roi et celle de Henri IV, son successeur, retentirent de cris de mort contre Louis XVI.

JALOUSIE.Il n’y a point d’amour sans jalousie.

On lit dans saint Augustin: Qui non zelat, non amat. Qui n’est pas jaloux n’aime point.—Un des articles du Code d’amour était conçu en ces termes: Ex verâ zelotypiâ affectus semper crescit amandi. La vraie jalousie fait toujours croître l’amour.

On dit aussi: La jalousie est la sœur de l’amour. Proverbe qui a inspiré au chevalier de Boufflers ce joli quatrain:

L’amour, par ses douceurs et ses tourments étranges,
Nous fait trouver le ciel et l’enfer tour à tour.

La jalousie est la sœur de l’amour,
Comme le diable est le frère des anges.

JAMBE.Jouer quelqu’un sous jambe.

Métaphore prise du jeu de paume ou du jeu de boules, dans lesquels un habile joueur, qui fait sa partie avec une mazette, s’amuse quelquefois à jouer sous jambe afin de mieux montrer sa supériorité. Cette expression s’emploie pour marquer l’avantage qu’on croit avoir sur quelqu’un, le peu de cas qu’on fait de l’adresse ou du savoir de quelqu’un, exemple: Je jouerais cet homme sous jambe ou par dessous jambe.

Prendre ses jambes à son cou.

S’enfuir de toute sa vitesse. Cette expression très hardie paraît fondée sur ce que, dans la rapidité de la fuite, la tête jetée en avant du corps a l’air de se mêler au mouvement des jambes. Les Anglais et les Allemands rendent la même idée par des figures analogues. Les premiers disent: to go neck and heels together; aller cou et talons ensemble; et les seconds: Kopf über, Kopf unter laufen; courir la tête, tantôt dessus tantôt dessous, ou d’une autre manière: Über Hals und Kopf laufen; courir sur cou et tête.

JAQUEMART.Armé comme un jaquemart.

On pense généralement que cette expression désigne Jaquemar de Bourbon, troisième fils de Jacques de Bourbon, connétable de France sous le roi Jean. C’était un seigneur fort brave, qui se signala dans toutes les guerres et dans tous les tournois de son temps, particulièrement dans ceux qui furent célébrés à Paris, en 1389, à l’occasion du mariage de Charles VI avec Isabeau de Bavière. Il ne se montrait en public qu’armé à l’avantage, disant que les armes n’étaient faites que pour cela, et, de son vivant même, son nom, devenu appelatif, était appliqué aux hommes qu’on voyait armés de pied en cap.

D’autres prétendent que l’expression armé comme un Jaquemart, rappelle une statue de métal représentant un homme armé, qu’on mettait autrefois à côté des horloges, pour frapper les heures sur le timbre. Cette statue, suivant l’ancien Dictionnaire des origines, tirait son nom de celui de Jacques Marc, habile ouvrier qui en fut l’inventeur. Suivant Ménage, au contraire, elle était ainsi nommée à cause de la jaque dont elle était revêtue et du marteau qu’elle avait à la main; jaque mart, étant l’abrégé de jaque marteau.

JAR.Entendre le jar.

Être fin, rusé, difficile à tromper. Jar est l’abrégé de jargon et entendre le jar ou le jargon, c’est proprement entendre un langage auquel les autres ne comprennent rien.

Le radical jar ou jars désigne un oison, et la terminaison gon est dérivée du mot celtique comps qui signifie langage. Cette étymologie, donnée par M. Nodier, est d’autant plus probable que jargon s’est dit originairement du bruit que font les oisons.

JARDIN.Jeter des pierres dans le jardin de quelqu’un.

Cette locution, très usitée pour signifier des sarcasmes ou des quolibets lancés indirectement, est une allusion au scopélisme[58], crime de ceux qui jetaient des pierres dans la terre d’autrui, pour empêcher de la cultiver. Le scopélisme, né de la haine des pasteurs contre les agriculteurs, était très fréquent dans l’antiquité. Il avait lieu quelquefois dans le moyen-âge, malgré la sévérité des lois qui en condamnaient les fauteurs à la peine capitale. Il existe encore chez les Arabes nomades, qui disposent les pierres dans une forme mystique, pour avertir que ceux qui labourent le champ où elles sont placées seront poignardés.

JARDINIER.C’est le chien du jardinier, qui ne mange pas de choux et n’en laisse pas manger.

Cela se dit d’un homme qui ne jouit pas d’une chose qu’il possède, et qui ne permet pas que les autres en jouissent. Les Grecs et les Latins disaient: C’est un chien dans une crèche, parce que le chien ne mange pas d’avoine et empêche le cheval d’en manger.

JARNAC.Coup de jarnac.

Coup de traître, coup imprévu, et même mortel.—Quelques auteurs pensent que cette expression fait allusion au meurtre de Louis de Bourbon, tué, en 1569, sous les murs de la ville de Jarnac, par Montesquiou dont Voltaire a dit dans la Henriade:

Barbare Montesquiou, moins guerrier qu’assassin.

Suivant l’opinion la plus accréditée, elle est venue du fameux duel qui eut lieu, le 10 juillet 1547, dans la cour du château de Saint-Germain-en-Laye, en présence de Henri II, entre Guy Chabot de Jarnac et François Vivonne de Lachataigneraie. Celui-ci était l’homme le plus fort de la cour, et le plus redouté dans ces sortes de combats. Jarnac, quoique affaibli par une fièvre lente, le terrassa, au grand étonnement des spectateurs, en lui donnant inopinément un coup sur le jarret; mais il ne voulut pas lui ôter la vie, et, s’adressant au roi, dont Lachataigneraie était le favori: Sire, dit-il, je suis assez vengé si vous me croyez innocent de la mauvaise action dont j’ai été accusé par mon adversaire[59].—Me le donnez-vous, répondit Henri II.—Oui, sire, pourvu que vous me teniez homme de bien.—Vous avez fait votre devoir, reprit le monarque, et votre honneur vous est rendu.—Après cela le vainqueur fut conduit par les héraults à l’église de Notre-Dame, où il rendit grâces à Dieu et fit appendre ses armes. Cependant Lachataigneraie, honteux de sa défaite, déchira les bandages qu’on avait mis sur sa blessure, et mourut peu de jours après. Henri II fut si fâché de sa mort qu’il jura solennellement d’abolir le duel judiciaire, et en effet il n’y en eut pas d’autre depuis lors.

L’expression de coup de Jarnac a été sans doute popularisée par ce duel, mais en a-t-elle tiré réellement son origine? Il paraît qu’elle a existé antérieurement pour désigner le coup d’une espèce de poignard nommé jarnac, peut-être parce qu’il était fabriqué dans la ville de Jarnac, comme un autre poignard, dont le manche s’adapte au bout du fusil, a été nommé baïonnette de la ville de Baïonne où il a été inventé.

JARNICOTON.

Jarnidieu ou je renie Dieu, était autrefois un juron très usité dans certains moments d’impatience et de colère. Henri IV l’avait souvent à la bouche. Le père Coton jésuite, son confesseur, l’engagea à se défaire de cette mauvaise habitude, et voyant qu’il y retombait toujours: Sire, lui dit-il, s’il vous faut absolument renier quelqu’un, reniez tout autre que Dieu; reniez-moi plutôt.—Eh! bien, soit, répondit le prince; je dirai désormais je renie Coton. Il tint parole, et ce nouveau juron passa dans le langage populaire sous les termes corrompus jernicoton et jarnicoton.

JEAN.

Jean! que dire sur Jean? C’est un terrible nom,
Que jamais n’accompagne une épithète honnête.
Jean-des-Vignes, Jean-Lorgne.., où vais-je? Trouvez bon

Qu’en si beau chemin je m’arrête.

(Madame Deshouilières.)

On donne le nom de Jean à un benet, à un mari qui souffre patiemment les infidélités de sa femme. L’acception de dénigrement attachée à ce nom, soit seul, soit accompagné d’une épithète, vient sans doute de ce qu’il a été souvent confondu avec son homonyme jan, dont on peut voir l’explication dans l’article Cornes.

Faire comme saint Jean, qui donnait le baptême sans l’avoir reçu.

Se mêler d’enseigner ce qu’on n’a pas appris.

JEAN DE LAGNY.C’est un Jean de Lagny, il n’a pas hâte.

Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne, allait à Paris à la tête de ses gens, lorsqu’il reçut à Châtillon-sur-Seine un ordre du roi qui lui défendait de poursuivre sa route. Malgré cette défense, il s’avança jusqu’à Lagny où il séjourna deux mois, pendant lesquels il envoya plusieurs messages en cour, dans l’espérance d’obtenir ce qu’on lui refusait. Mais toutes ses démarches ayant été inutiles, il se retira en Flandre. Les Parisiens se moquèrent de la longue inaction où il était resté et l’appelèrent Jean de Lagny qui n’a hâte, sobriquet passé depuis en proverbe.

JEAN DES VIGNES.

On croit que ce sobriquet proverbial date de la bataille de Maupertuis ou de Poitiers, dont les suites furent si désastreuses pour notre nation. Le roi Jean commandait plus de cinquante mille hommes contre le prince Noir qui n’en avait que quinze mille, retranchés, à la vérité, dans un poste avantageux, sur un coteau couvert de vignes, et par conséquent d’un accès très difficile à la cavalerie, qui fesait alors la principale force des armées. L’ennemi, à la faveur de cette position, pouvait opposer une résistance vigoureuse; cependant sa perte n’en était pas moins assurée, parce que les vivres lui manquaient. Aussi demanda-t-il une capitulation de retraite, pour laquelle il proposait de payer tous les frais de la guerre, de rendre toutes ses conquêtes, et de ne plus combattre contre la France pendant sept ans. Il semblait convenable de rejeter ses offres et d’exiger qu’il demeurât prisonnier; mais il y avait de la folie à vouloir le forcer dans ses retranchements, lorsqu’on était certain de l’obliger, en l’affamant, à se rendre à discrétion sous peu de jours. Tel fut l’avis des capitaines les plus expérimentés. Le monarque refusa de l’adopter, en disant que c’était une honte de prétendre vaincre sans coup férir; et, par une ardeur toujours si naturelle et quelquefois si funeste aux Français, on brusqua imprudemment l’attaque en lançant un corps de gendarmerie dans un défilé montant contre les Anglais, ou plutôt contre les Gascons qui formaient les trois quarts de leurs troupes. Ce corps, resserré dans un lieu qui ne permettait pas de faire agir plus de quatre combattants de front, fut culbuté, et sa fuite jeta le plus grand désordre dans le reste de l’armée, que le prince Noir fit charger aussitôt avec impétuosité. Les cavaliers français, dont le plus grand nombre avait reçu l’ordre de se tenir à pied, n’eurent pas le temps de se remettre sur leurs arçons, et ceux qui purent le faire se virent entravés dans tous leurs mouvements par les vignes au milieu desquelles ils étaient placés. Tous les moyens que le désespoir est capable de suggérer furent en vain employés pour ressaisir l’avantage. Il resta tout entier aux Anglais, et le roi Jean, fait prisonnier dans la mêlée, reconnut, malheureusement trop tard, que la bravoure et la supériorité du nombre ne sont pas toujours des gages assurés du succès des armes. Son inexpérience pendant cette sanglante journée lui fit donner le surnom de Jean des Vignes, appliqué depuis à tout mal avisé qui s’enferre lui-même.

Mariage de Jean des Vignes, tant tenu, tant payé.

C’est ce qu’on appelle, dans le langage de la galanterie, une passade, c’est-à-dire un commerce avec une femme que l’on quitte aussitôt après qu’on l’a possédée. Jean des Vignes est une altération de gens des vignes, et l’expression rappelle ces unions illicites qui se forment entre les vendangeurs et les vendangeuses de divers pays, et qui ne durent que le temps de la vendange.

JEAN DE WERT.Je m’en moque comme de Jean de Wert.

Jean de Wert, fameux général allemand, ainsi nommé du village de Wert, en Gueldre, lieu de sa naissance, s’était emparé de plusieurs places de la Picardie, en 1636. Il avait rendu son nom extrêmement redoutable. Ayant été fait prisonnier deux ans après, avec trois autres généraux, à la bataille de Rhinfeld, par le duc de Weimar, allié de la France, il fut envoyé à Paris, où sa défaite fut célébrée dans une foule de chansons populaires. Alors il ne resta plus de trace de la terreur qu’il avait inspirée. Les enfants même, dont il était devenu l’épouvantail comme un autre Croquemitaine, furent tout à fait rassurés, et de là vient l’expression proverbiale, employée dans le même sens que Je m’en moque comme de l’an quarante, ou Je m’en moque comme de Colin-Tampon.

On trouve dans le Mercure Galant du mois de mai 1702 (page 77) un article curieux de Mlle L’héritier sur Jean de Wert, où il est dit que le temps de la captivité de ce général fut appelé proverbialement le temps de Jean de Wert.

JEAN-FARINE.C’est un Jean-Farine.

C’est un niais, un benet. Ce terme populaire est venu des farces enfarinées, où l’acteur qui fesait le personnage d’un imbécile avait la figure saupoudrée de farine et le nom de Jean-Farine. C’est ce qu’on a nommé depuis le Gilles ou le Pierrot.

JEAN-LORGNE.C’est un Jean-Lorgne.

Un sot, un niais, un badaud.—Jean-lorgne, ou Jan-lorgne est une abréviation de Jean, ou Jan qui lorgne. On dit aussi faire le Jan-Lorgne.

Tandis que, faisant les Jan-Lorgnes,
Nous regardions de tout côté. (Voyage de Bréme.)

JEU.Le jeu ne vaut pas la chandelle.

La chose dont il s’agit ne mérite pas les soins qu’on prend, la peine qu’on se donne, la dépense qu’on fait. Ce proverbe a été heureusement appliqué dans la phrase suivante: «Si les astres qui peuplent le firmament n’étaient destinés qu’à nous égayer la vue, le jeu ne vaudrait pas la chandelle

Être à deux de jeu.

Expression dont on se sert en parlant de deux personnes qui ont, à l’égard l’une de l’autre, un avantage ou un désavantage égal; de deux personnes qui se sont rendu réciproquement de mauvais offices, et de deux personnes qui ont été maltraitées de même dans une affaire. C’est une métaphore tirée du jeu de paume, où l’on dit que les joueurs sont à deux de jeu, lorsque, dans une partie divisée en huit jeux ou en six jeux, ils ont pris, chacun sept jeux ou chacun cinq jeux. Il faut alors que l’un des deux prenne deux jeux de suite pour gagner la partie, attendu qu’un seul jeu lui donne seulement l’avantage.

On verra beau jeu si la corde ne rompt.

C’est le mot des danseurs de corde qui promettent de faire voir les merveilles de leur art aux spectateurs. Il est passé en proverbe pour signifier qu’une affaire ou une entreprise aura des effets surprenants, si les moyens qu’on doit employer ne manquent pas.

Ce sont des jeux de prince.

Il y a une sorte de cruauté qui s’exerce plus de gaieté de cœur que par vengeance. Elle paraît appartenir au caractère des princes plus particulièrement qu’à celui des hommes d’une condition inférieure, car faire du mal est, dit-on, un plaisir de grand seigneur, et c’est pour cela qu’on appelle jeux de prince des jeux ou des amusements, dans lesquels on se met peu en peine du mal qui peut en résulter pour autrui.

Christine, reine de Suède, assistait, en 1642, à une des séances de l’Académie française, pendant que cette illustre compagnie s’assemblait chez le chancelier Séguier, qui avait concouru avec Richelieu à son établissement, et qui, pour cette raison, en avait été nommé protecteur. On lui présenta le Dictionnaire qui n’était pas encore imprimé, et le hasard voulut qu’en l’ouvrant, elle tombât sur l’expression jeux de prince, jeux qui ne plaisent qu’à ceux qui les font: ce qui lui causa quelque étonnement. Les académiciens, voyant cela, éprouvèrent de l’embarras, mais la reine ayant souri, ils firent de même, et l’expression qu’ils étaient peut-être sur le point de supprimer, fut conservée.

JEUDI.La semaine des trois jeudis.

On propose quelquefois aux enfants, pour exercer leur intelligence dans l’étude des usages du globe terrestre, un problème qui consiste à trouver trois dates différentes et vraies du même temps, comme trois jeudis dans une semaine, à l’égard de trois personnes dont la première aurait fait le tour de la terre par l’orient et la seconde par l’occident, tandis que la troisième n’aurait pas changé de lieu.

Pour résoudre ce problème, il suffit de se rappeler que, la terre étant ronde, le soleil n’en peut éclairer à la fois toutes les parties, et que cet astre, dont la marche apparente est d’orient en occident, parcourant en 24 heures son cercle de 360 degrés, doit se montrer une heure plus tôt à un pays plus oriental de 15 degrés, deux heures plus tôt à un pays plus oriental de 30 degrés, et ainsi de suite.

Cela posé, cher lecteur, partons de Paris en idée et faisons le tour du globe d’un pas égal, vous par l’orient, moi par l’occident. Lorsque nous aurons parcouru 15 degrés chacun, vous compterez midi et je ne compterai que dix heures. Il sera midi dans l’endroit où vous vous trouverez, une heure plus tôt qu’à Paris, et dans celui où je me trouverai, une heure plus tard qu’à Paris. A 180 degrés, ou 12 fois 15 degrés, vous aurez midi, douze heures avant cette ville, et je l’aurai, douze heures après elle. Les 360 degrés ou 24 fois 15 degrés achevés, il y aura donc un jour de gagné de votre côté et un jour de perdu de mon côté. Si, à notre retour, il est jeudi par rapport à Paris, il sera vendredi par rapport à vous et mercredi par rapport à moi. Ainsi l’ami que nous reverrons pourra dire: C’est aujourd’hui jeudi; vous répondrez: C’était hier; je répliquerai: C’est demain; et ce sera là justement la semaine des trois jeudis, passée en proverbe comme synonyme de calendes grecques, pour désigner une époque chimérique à laquelle on a coutume de renvoyer, par le temps qui court, les effets des belles promesses.

Ici se présentent naturellement deux faits historiques qui paraissent avoir suggéré la première idée de la semaine des trois jeudis.—Lorsque Ferdinand Magellan eut passé, en 1519, le détroit qui porte son nom, et qu’il fut arrivé aux Indes, il se trouva un jour de différence entre son calcul et celui des Européens qui avaient fait le trajet par l’orient, et de part et d’autre on s’accusa de négligence, car la cause réelle de ce mécompte n’était pas encore connue.—Varenius rapporte qu’à Maca, ville maritime de la Chine, les Portugais comptaient habituellement un jour de plus que les Espagnols ne comptaient aux Philippines, et qu’il était dimanche pour les premiers, tandis qu’il n’était que samedi pour les seconds, quoiqu’ils fussent peu éloignés les uns des autres. Cela venait, de ce que les Portugais avaient fait le voyage par le cap de Bonne-Espérance ou par l’orient, et les Espagnols par l’occident, c’est-à-dire en partant de l’Amérique et en traversant la mer du Sud.

Rabelais est, je crois, le premier auteur qui ait parlé de la semaine tant renommée par les annales, qu’on nomme la sepmaine des trois jeudis. (Pantagruel, ch. 1.)

La semaine des deux jeudis.

Cette expression proverbiale était usitée longtemps avant la précédente. On prétend que le pape Benoît XII y donna lieu lorsqu’il fit son entrée à Paris, parce que cette entrée, annoncée pour le jeudi, fut remise, à cause de la pluie, au vendredi, jour auquel on fit gras en l’honneur de l’événement, comme si c’eût été un jeudi.

On lit dans les poésies de G. Coquillart, page 219, édition de Paris, 1723:

La propre veille de Saint-Jhean,
En la sepmaine à deux jeudis,
Il fut fait et créé notaire
Au balliage de Pauquaire.

JEÛNE.Double jeûne, double morceau.

Le vingt-troisième canon du concile d’Elvire avait institué des jeûnes doubles, c’est-à-dire de deux jours de suite, sans rien manger le premier de ces deux jours. De là le proverbe, dont le sens moral est très bien développé dans le passage suivant de Bossuet: «Moins une chose est permise, plus elle a d’attraits. Le devoir est une espèce de supplice. Ce qui plaît par raison ne plaît presque pas. Ce qui est dérobé à la loi nous semble plus doux. Les viandes défendues nous paraissent plus délicieuses durant le temps de pénitence. La défense est un nouvel assaisonnement qui en relève le goût.»

Les Basques disent: Barurac hirur asse, le jeûne a trois soûlées. Ces trois soûlées sont le souper de la veille, le dîner du jour et le déjeûner du lendemain.

Notre proverbe se rend encore de cette manière: Double jeûne, double collation.—Le mot collation a une origine curieuse. Formé du latin collatio, conférence, il servit d’abord à désigner un usage pieux des couvents, qui consistait à lire les conférences des pères de l’Eglise, collationes patrum; et pendant longtemps faire collation ne signifia pas autre chose que vaquer à cet exercice, pour lequel on se réunissait, vers la fin de la journée, dans le cloître ou dans le chapitre. J’indique ces localités, parce que le sens de l’expression resta le même tant qu’elles furent consacrées à la conférence. Le nouveau sens qu’on y attacha depuis prit naissance au réfectoire, où les moines jugèrent plus commode de se rassembler, lorsque, sous prétexte de l’épuisement que pouvait leur causer le travail des mains qui leur était expressément recommandé, ils eurent obtenu la permission de prendre un verre d’eau ou de vin, auquel ils ajoutèrent, bientôt après, un petit morceau de pain, afin que leur santé ne fût point altérée pour avoir bu sans manger, frustulum panis ne potus noceat, comme dit la règle des chartreux. Ce simple rafraîchissement des jours de jeûne ayant passé des monastères dans le monde, et s’étant accru de quelques friandises à mesure qu’on avança l’heure du dîner[60], finit par devenir beaucoup plus considérable que l’unique réfection qu’il était autrefois permis de prendre ces jours-là, et voilà comment l’acception ascétique du mot collation se perdit dans une acception gastronomique.

JEUNE.Si jeune savait et vieux pouvait, jamais disette n’y aurait.

Ce proverbe doit être fort ancien dans notre langue. L’abbé Suger rapporte qu’on entendit souvent Louis VI, sur la fin de sa vie, se plaindre du malheur de la condition humaine qui réunit rarement le savoir et le pouvoir.

Ceux à qui Dieu veut du bien meurent jeunes.

Proverbe fondé sur l’opinion des philosophes qui comptaient la mort au nombre des biens. Il rappelle l’aventure de Cléobis et Biton, jeunes Argiens, cités par Solon à Crésus comme parfaitement heureux. Revenant vainqueurs des jeux olympiques, ils arrivèrent chez leur mère Cydippe au moment où elle devait se rendre, sur un char traîné par des bœufs, au temple de Junon, dont elle était la prêtresse. L’heure pressait, et les bœufs n’étaient pas là. Les deux frères s’attelèrent au char et conduisirent leur mère, qui les bénit et pria Junon d’accorder à leur piété filiale la récompense qu’elle jugerait la meilleure. Après la cérémonie, ils soupèrent avec Cydippe, s’endormirent d’un profond sommeil, et, le lendemain, ils furent trouvés morts dans leur lit.

Ce proverbe est réfuté par un raisonnement de Sapho, qu’Aristote nous a conservé dans sa Rhétorique (liv. II, ch. 23): La mort est un mal, disait Sapho, et la preuve que les dieux en ont jugé ainsi, c’est qu’aucun d’eux n’a encore voulu mourir.

JOCRISSE.C’est un jocrisse.

C’est ce qu’on dit d’un benêt qui se laisse mener par sa femme, qui s’occupe des soins les plus bas du ménage. On sait que la fonction la plus importante des jocrisses français est de mener les poules pisser; celle des jocrisses grecs et latins était de les traire. Deux choses que les seuls jocrisses peuvent supposer faisables.

JOSSE.Vous êtes orfèvre, monsieur Josse.

Ce proverbe, qu’on applique à un homme qui donne un avis intéressé, est de l’invention de Molière, qui l’a employé dans la 1re scène du 1er acte de l’Amour médecin. C’est la réponse que fait Sganarelle à l’orfèvre Josse, qui lui conseille d’acheter une belle garniture de diamants, ou de rubis, ou d’émeraudes, comme le meilleur moyen de rendre la santé à sa fille malade.

JOUEUR.De deux regardeurs il y en a toujours un qui devient joueur.

Il est bien rare qu’on ne devienne pas joueur quand on prend plaisir à voir jouer. C’est pour n’avoir point su éviter l’occasion de voir jouer, que des milliers de malheureux, entraînés du spectacle à l’action, ont perdu leur fortune, leur honneur et quelquefois leur vie. Le quatrième concile d’Orléans, voulant préserver les ecclésiastiques de ce danger, leur défendit de voir jouer, sous peine de trois ans d’interdiction.

JOUR.Ce qui se fait de nuit paraît au grand jour.

L’origine et l’explication de ce proverbe se trouvent dans ce passage de l’Évangile selon saint Luc (ch. XII, v. 2 et 3): Nihil autem opertum est quod non reveletur, neque absconditum quod non sciatur: quoniam quæ in tenebris dixistis, in lumine dicentur; et quod in aurem locuti estis in cubieulo, prædicabitur in tectis. Il n’y a rien de caché qui ne vienne à être découvert, ni rien de secret qui ne vienne à être connu, car ce que vous avez dit dans les ténèbres sera redit en plein jour, et ce que vous avez dit à l’oreille dans une chambre sera prêché sur les toits.

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas.

La vie est un enchaînement de chances opposées. Aujourd’hui bien, demain mal, et vice versâ. Les Grecs exprimaient proverbialement la même pensée par un vers d’Hésiode, qu’Érasme a traduit ainsi en latin:

Ipsa dies quandoque parens, quandoque noverca.

La journée est tantôt une bonne mère et tantôt une marâtre.

Hier, aujourd’hui, demain, sont les trois jours de l’homme.

Proverbe dont on se sert pour exprimer la brièveté de la vie humaine.

JUBÉ.Faire venir quelqu’un à jubé.

C’est l’obliger à céder, à se soumettre, à dire: ordonnez, disposez de moi comme il vous plaira. Jube, impératif du verbe latin jubeo, signifie ordonnez.

JUGEMENT.Beaucoup de mémoire et peu de jugement.

Ce proverbe est dirigé contre les érudits riches du fonds d’autrui et pauvres de leur propre fonds; mais il ne veut pas dire que la mémoire soit contraire au jugement, car sans la mémoire le jugement n’existerait pas, ou du moins il deviendrait inutile; et d’ailleurs l’expérience prouve que tous les grands esprits ont possédé ces deux facultés à un degré supérieur. Il signifie simplement que le trop grand développement de la première nuit au développement de la seconde, que l’excessive abondance des idées empruntées entraîne la disette des idées propres, et qu’une science, ainsi composée d’éléments recueillis de tous côtés et presque toujours disparates, doit produire une sorte de confusion au milieu de laquelle l’esprit de justesse ne peut guère se montrer. En effet, nous voyons que ceux qui s’appliquent à cultiver leur mémoire plutôt qu’à méditer, à penser d’après les autres plutôt qu’à penser d’après eux-mêmes, perdent en esprit de réflexion ce qu’ils acquièrent en connaissances, qu’à mesure que leur mémoire s’étend leur raison se rétrécit. «Le temps qu’on emploie à savoir ce que d’autres ont pensé, dit J.-J. Rousseau, étant perdu pour apprendre à penser soi-même, on a plus de lumières acquises et moins de vigueur d’esprit.»

Hobbes disait plaisamment, mais avec assez de raison: «Si j’avais lu autant qu’un tel, je serais aussi sot que lui.» Or, qu’est-ce qu’un sot, si ce n’est l’homme qui a beaucoup de mémoire et peu de jugement, et qui fait briller sa mémoire aux dépens de son jugement?—C’est ce qu’exprime d’une manière aussi spirituelle qu’originale ce proverbe des Auvergnats: Jean a étudié pour être bête.

JUMENT.Jamais coup de pied de jument ne fit mal à un cheval.

Un galant homme ne s’offense point de recevoir un coup ou une injure d’une femme. Les Espagnols disent: Coces de yegua amores para el rocin. Ruades de jument sont amours pour le roussin. Les Latins disaient d’après les Grecs: Jucunda sunt amicæ dextræ verbera. Les coups d’une main amie sont doux.

JURER.Jurer sur la parole du maître.

Adopter aveuglément et soutenir les opinions d’un homme à qui l’on a pour ainsi dire soumis sa raison. L’expression latine jurare in verba magistri, dont la nôtre est la traduction, était venue par imitation de cette autre jurare in verba imperatoris, employée à Rome, dès les premiers temps de la république, pour désigner le serment que les soldats fesaient à leur général, sous la dictée de celui-ci, d’exécuter sans examen tous les ordres qu’il donnerait.

JUREUR.Jureurs de Bayeux.

On a prétendu que les Normands ne se fesaient aucun scrupule de lever la main en justice afin de rendre de faux témoignages, qu’ils étaient toujours prêts à jurer trois fois plutôt qu’une, quand il devait leur en revenir quelque profit, et qu’ils avaient tous pour devise ce mot caractéristique de l’un d’eux: J’en jurerais, mais je ne le parierais pas. Mais les Normands de Bayeux ont obtenu le renom proverbial d’être plus déterminés jureurs que les autres; et il est probable qu’ils l’ont mérité. Pourtant il n’a pas été dû uniquement à l’excellence de leur savoir-faire; il est venu surtout de ce que leur ville était autrefois abondamment pourvue de châsses et de reliques, sur lesquelles on venait solennellement jurer de tous les lieux de la Normandie. C’est sur les châsses et les reliques de Bayeux que Guillaume reçut les serments d’Harold.

JUSTICE.L’extrême justice est une extrême injure.

«La justice n’est pas toujours inflexible, ne montre pas toujours un visage sévère. Elle doit être exercée avec quelque tempérament, et elle-même devient inique et insupportable quand elle use de tous ses droits. La droite raison, qui est son guide, lui prescrit de se relâcher quelquefois, et la bonté qui modère sa rigueur extrême est une de ses parties principales... La justice est établie pour maintenir la société parmi les hommes. La condition pour conserver parmi nous la société, c’est de nous supporter mutuellement dans nos défauts... La faiblesse commune de l’humanité ne nous permet pas de nous traiter les uns les autres en toute rigueur.» (Bossuet.)

«La justice, dit Montesquieu, consiste à mesurer la peine à la faute, et l’extrême justice est une injure, lorsqu’elle n’a nul égard aux considérations raisonnables qui doivent tempérer la rigueur de la loi.»—Notez que cette pensée est la synthèse de toute la doctrine de cet immortel publiciste sur la composition des lois. Il a posé en principe que l’esprit de modération doit être celui du législateur.

Le proverbe nous est venu des anciens, et il est la traduction littérale des mots suivants qu’on trouve dans Cicéron: Summum jus, summa injuria.

Le fameux parasite Montmaur fit une application plaisante de ce texte latin. Un jour qu’il dînait chez le chancelier Séguier, il eut son habit taché par du jus, qu’un domestique y laissa tomber en desservant, et comme il soupçonnait ce magistrat d’être l’auteur de cette mauvaise plaisanterie, il dit en le regardant: Summum jus, summa injuria. Jeu de mots fort ingénieux pour ceux qui entendent le latin.

On aime la justice dans la maison d’autrui.

Même aux yeux de l’injuste un injuste est horrible;
Et tel qui n’admet point la probité chez lui,
Souvent à la rigueur l’exige chez autrui. (Boileau, sat. XI.)

Nous aimons à trouver la justice chez les autres; car elle est la meilleure garantie qu’ils puissent nous offrir. Mais la justice a des droits bien faibles sur nous dès qu’elle entre en concurrence avec nous-mêmes, suivant l’expression de Massillon. La plupart des hommes voudraient inféoder la justice à leur intérêt, et ils ne savent être tout-à-fait justes que dans ce qui ne leur profite pas directement. «La justice n’est chez eux, comme l’a remarqué Vauvenargues, que la crainte de souffrir l’injustice.»

J.-J. Rousseau a dit sur le même sujet, dans sa Lettre à d’Alembert: «Le cœur de l’homme est naturellement droit sur ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui. Dans les querelles dont nous sommes spectateurs, nous prenons à l’instant le parti de la justice, et il n’y a point d’acte de méchanceté qui ne nous donne une très vive indignation, tant que nous n’en tirons aucun profit; mais quand notre intérêt s’y mêle, bientôt nos sentiments se corrompent, et c’est alors seulement que nous préférons le mal qui nous est utile au bien que nous fait aimer la nature. N’est-ce pas un effet naturel de la constitution des choses, que le méchant tire un double avantage de son injustice et de la probité d’autrui? Quel traité plus avantageux pourrait-il faire que d’obliger le monde entier d’être juste, excepté lui seul, en sorte que chacun lui rendit fidèlement ce qui lui est dû, et qu’il ne rendît ce qu’il doit à personne. Il aime la vertu sans doute, mais il l’aime dans les autres, parce qu’il espère en profiter, et il n’en veut pas pour lui-même parce qu’elle lui serait coûteuse.»

Toutes ces réflexions expliquent très bien la raison du proverbe: mais ne peut-on penser pour l’honneur de l’humanité que cette révolte, que nous éprouvons à l’aspect de l’injustice, ne vient pas seulement de ce qu’une injustice faite à quelqu’un est une menace faite à tous; qu’elle a aussi sa cause dans un sentiment plus noble et plus moral?


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