Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la Langue Française en rapport avec de proverbes et des locutions proverbiales des autres langues
R
RACE.—Il vaut mieux être le premier de sa race que le dernier.
Proverbe tiré de la réponse que fit Iphicrate, général athénien, à Harmodius le jeune qui lui reprochait d’être fils d’un cordonnier. Je suis, dit-il, le premier de ma race, mais toi tu es le dernier de la tienne.
RAILLERIE.—La raillerie ne doit point passer le jeu.
La raillerie ne doit pas être trop forte, ne doit pas dégénérer en offense. Le proverbe espagnol dit: A la burla, dexar la quando mas agrada. Il faut s’abstenir de la raillerie, même quand elle plaît le plus.
La raillerie est l’éclair de la calomnie (prov. chinois).
Il n’est pire raillerie que la véritable.
La raillerie la plus blessante est celle qui est la plus juste. Elle place l’homme contre lequel elle est dirigée dans une situation d’autant plus fâcheuse qu’il ne peut s’en plaindre sans faire voir qu’il la mérite et sans se rendre encore plus ridicule. Un proverbe espagnol donne un fort bon conseil sur la manière de railler. A las burlas assi ve a ellas que no te salgan a veras. Aux railleries vas-y de telle sorte qu’elles ne soient pas prises pour vraies.
RALE.—Courir comme un rale.
Le rale est un oiseau de rivage, de l’ordre des échassiers et de la famille des macrodactyles. Il court avec une très grande vitesse.
Le rasle noir par les ruisseaux habite,
Il est cogneu en diverse contrée.
D’un bon coureur la vitesse est montrée,
Quand on le dit comme un rasle aller vite. (Belon.)
RAT.—Avoir des rats.
C’est être capricieux, fantasque.—Le Duchat prétend que cette façon de parler fait allusion à la rate d’où la plupart des bizarreries procèdent. L’auteur de l’Histoire des rats la croit fondée sur la supposition qu’un homme sujet à des inégalités d’humeur a la tête remplie de rats qui s’y promènent et qui, par leurs différents mouvements, y déterminent ses pensées et ses volontés. L’abbé Desfontaines pense que rat est ici un vieux mot français formé du latin ratum (pensée, résolution, dessein), et qu’on dit d’un individu qu’il a des rats, par la même raison qu’on dit qu’il a des idées, pour marquer qu’il a des folies dans la tête. Cette explication me paraît préférable à toutes les autres.
RATE.—S’épanouir la rate.
Se réjouir.—«La rate s’ouvre et s’épanouit d’aise, dit Fleury de Bellingen, et c’est cet épanouissement qui nous contraint à rire par la correspondance qu’il y a entre la bouche, qui est l’organe du ris extérieur, et la rate qui en est le principe interne.»—Si la chose n’est pas vraie, on a cru qu’elle l’était, et cela a suffi pour donner lieu à l’expression proverbiale. Du reste, la rate n’a pas été regardée seulement comme le siége de la joie, elle l’a été aussi comme le siége de la mélancolie, de l’hypocondrie et de la colère, et c’est pour cela qu’on dit proverbialement d’un homme quinteux, qui s’emporte sans raison, la rate lui fume.
Quand la rate s’engraisse, le corps maigrit.
Quand le fisc s’enrichit le peuple s’appauvrit.—Ce proverbe s’appliquait autrefois aux traitants qui ont toujours très bien fait leurs affaires au milieu de la misère publique. Il est pris d’un mot de l’empereur Trajan. Ce prince, ennemi des exactions, comparait le fisc à la rate qui ne grossit pas sans que les autres parties du corps diminuent: Fiscum lieni similem esse dicebat, quo crescente, artus reliqui tabescunt.
RECONNAISSANCE.—La reconnaissance s’entretient par les bienfaits.
Autant vaudrait dire que la reconnaissance diminue et cesse avec les bienfaits. Est ita naturâ comparatum, dit Pline le Jeune, ut antiquiora beneficia subvertas nisi illa posterioribus cumules, nam quamlibet sæpe obligati, si quid unum neges, hoc solum meminerint quod negatum est (lib. III, épist. 4). Telle est la disposition du cœur humain que vous détruisez vos premiers bienfaits, si vous ne prenez soin de les soutenir par des bienfaits nouveaux. Obligez cent fois, refusez une, on ne se souviendra que du refus.
La reconnaissance est la seule dette qu’un débiteur aime à voir s’accroître.
Celui qui a été obligé aime à l’être encore, et souvent il se fait un titre du bienfait qu’il a reçu, pour en exiger la continuation.
RÈGLE.—Mieux vaut règle que rente.
Maxime d’économie. Avec l’économie, il n’y a point de richesse trop petite; sans l’économie, il n’y en a point d’assez grande.—L’opulence, disait Mécène à Auguste, vient plutôt de la modération dans la dépense, que de l’augmentation dans le revenu. Non tam multa recipiendo quàm non multos sumptus faciendo.—Quelles que soient les richesses d’un particulier, il n’est censé riche qu’autant qu’elles sont en proportion avec ses dépenses. Si ses richesses ne diminuent point et si ses dépenses augmentent, aussitôt il sera moins riche, et bientôt il sera pauvre.
Pour devenir riche et pour rester riche, il ne faut pas savoir seulement comment on gagne, il faut savoir aussi comment on épargne.
L’épargne est un grand revenu, dit un autre proverbe.
REINE.—Les reines blanches.
Expression souvent usitée dans les chroniques pour désigner les reines de France qui ont survécu aux rois dont elles étaient les épouses. Reine blanche (regina alba) se disait comme synonyme de reine veuve, parce que nos anciennes reines portaient le deuil en blanc. Anne de Bretagne fut la première qui le porta en noir, à la mort de Charles VIII.
«Les couleurs du deuil ont varié suivant les peuples et suivant les temps. Dans l’antiquité, les Égyptiens portaient le deuil en jaune et les Éthiopiens en gris. A Sparte et à Rome, les femmes le portaient en blanc, mais les femmes seulement. Dans le moyen-âge, et jusqu’à la fin du XVe siècle, le blanc était aussi la couleur du deuil pour les femmes. En Castille, en Chine et à Siam, le blanc est encore la couleur funèbre. En Turquie, c’est le bleu et le violet; en France, et chez la plupart des nations européennes, le noir a prévalu: c’était aussi la couleur du deuil chez les Grecs et chez les Romains, des mœurs desquels participent celles des peuples les plus civilisés.
«Ces différences ne sont pas l’effet du caprice; chaque peuple, chaque siècle attachait une idée particulière à la couleur qu’il choisissait pour interprète de ses douloureux sentiments. Les uns voyaient dans le jaune, couleur de la feuille qui se flétrit, l’image de la décomposition des corps; les autres, dans le bleu, l’image de la céleste demeure que doit habiter l’ame du juste; le gris rappelait à ceux-ci la terre, d’où chacun est sorti et où chacun doit rentrer; le violet, couleur sombre, qui néanmoins participe du bleu, exprimait pour ceux-là l’espérance et la douleur; le blanc, pour les Chinois qui honorent dans les ames de leurs ancêtres des génies protecteurs, était un symbole de pureté et d’immortalité. Chez les Grecs et chez les Romains, pour qui mourir était descendre dans la nuit éternelle, le noir rappelait cette idée lugubre: de toutes les couleurs, c’est celle qui convient le mieux au deuil. L’aspect d’une couleur quelconque réveillera sans doute l’idée d’un triste sommeil si on l’y a rattachée; mais le sentiment qu’elle réveille, le noir l’inspire: le noir par sa nature est le deuil lui-même.» (A. V. Arnault.)
REITRE.—C’est un vieux reître.
C’est un homme fin, rusé, expérimenté, un homme qui a vu du pays, ou, comme on dit en d’autres termes, un vieux routier. Le mot reître vient de l’allemand, Reitter, qui signifie cavalier. Les reîtres étaient un corps de troupes allemandes que le roi de Navarre avait appelé au secours des calvinistes, et que le duc de Guise défit à Aulneau, le 24 novembre 1587.
RENARD.—Le renard change de poil, mais non de naturel.
On vieillit, mais on ne se corrige point; on déguise son caractère, mais on ne le change point.—Les Anglais disent: What is bred in the bone will never come out of the flesh. On ne peut arracher de la chair ce qui est dans les os.
«Quand on planterait en paradis un arbre qui porte des fruits amers, qu’on l’arroserait avec l’eau du fleuve de l’éternité, qu’on humecterait ses racines du miel le plus doux, il conserverait toujours sa nature et ne cesserait de produire des fruits amers.» (Ferdouci, Satire contre Mahmoud.)
Les Arabes, les Persans et les Turcs ont ce proverbe, dont ils attribuent l’invention à Mahomet: Crois si tu veux que les montagnes changent de place, mais ne crois pas que les hommes changent de caractère.
REPENTIR.—Qui se repent est presque innocent.
Quem pœnitet peccasse pene est innocens. Ce beau proverbe qu’on trouve dans le recueil de Philippe Garnier, a pu être présent à l’esprit de Chénier, lorsque, assimilant le repentir à l’innocence, il a dit de Dieu avec une élégance exquise:
Pour lui le repentir est encor l’innocence.
«Il n’appartenait qu’à la religion chrétienne d’avoir fait deux sœurs de l’Innocence et du Repentir.» (M. de Châteaubriand, Génie du christ., liv. I, ch. 6)[78].
Le repentir est une bonne chose, mais il faut se garder de ce qui y expose. (Proverbe danois.)
RESSEMBLER.—Ceux qui se ressemblent s’assemblent.
Ce proverbe, si vulgaire, parce qu’il est si vrai, remonte à une très haute antiquité. Il se trouve dans l’Odyssée d’Homère (ch. XVII, v. 218), dans la première épître d’Aristénète, dans la Sicyonienne de Ménandre, dans plusieurs passages de Platon, dans Aristote, dans le Traité de la vieillesse de Cicéron, et dans la quatrième épître de Pline le Jeune, qui le cite d’après Euripide.
RHUBARBE.—Passez-moi la rhubarbe, et je vous passerai le séné.
Cette phrase proverbiale, par laquelle deux médecins, divisés d’opinion, sont supposés conclure un arrangement, reçoit son application, lorsqu’on voit des gens qui s’épargnent réciproquement des reproches ou des critiques qu’ils pourraient faire à bon droit l’un de l’autre; des gens qui ont l’air de se dire: Passez-moi mes sottises, et je vous passerai les vôtres. Elle n’est pas fort ancienne dans notre langue, puisque le séné n’est connu en France que depuis 1623.
RICOCHET.—C’est la chanson du ricochet.
C’est toujours la même chanson, le même discours.—On prétend que cette expression fait allusion à un petit oiseau, autrefois nommé ricochet, qui répète continuellement son ramage; mais, comme le silence des naturalistes sur cet oiseau donne à penser qu’il est fabuleux, il vaut mieux croire qu’elle fait allusion à une espèce de vieille chanson où les mêmes mots revenaient souvent, et qui était appelée chanson du ricochet, par une métaphore prise du jeu du ricochet, qui consiste à lancer une petite pierre plate sur l’eau, de manière qu’elle y bondisse et rebondisse en rasant la surface.
RIPAILLE.—Faire ripaille.
Faire grande chère.—On fait venir cette locution populaire de ce que Amédée VIII, duc de Savoie, qui fut depuis pape ou antipape sous le nom de Félix V, se retira dans le château Ripaille, sur le bord du lac Léman, pour y passer, dit-on, sa vie au milieu des délices; mais une telle explication ne s’accorde guère avec le caractère de ce prince, appelé pour sa sagesse le Salomon de son siècle, et mort en odeur de sainteté, après avoir déposé la tiare.—Il faut adopter l’étymologie de Le Duchat, qui regarde le mot ripaille comme une contraction de repaissaille, ou celle de M. Eloi Johanneau qui le fait venir de ripuaille, augmentatif de mépris, dérivé de repue.
RIRE.—Trop rire fait pleurer.
Risus profundior lacrymas parit.—Ce proverbe est vrai au figuré comme au propre: la joie excessive est ordinairement suivie de la tristesse.—Risum reputavi errorem, et gaudio dixi: Quid frustra deciperis? (Ecclésiastique, chap. II, v 2). J’ai regardé le rire comme une erreur, et j’ai dit à la joie: Pourquoi m’as-tu trompé?
RIVIÈRE.—La rivière ne grossit pas sans être trouble.
Une grande fortune ne s’acquiert pas ordinairement sans quelques moyens illicites. Salomon a dit: Qui festinat ditari non erit innocens (Prov., c. XXVIII, v 20). Celui qui se hâte de s’enrichir ne sera point innocent. On emploie dans le même sens le vieux proverbe: Qui ne robe ne fait robe.
ROBIN.—Etre ensemble comme Robin et Marion.
C’est-à-dire en parfaite intelligence.—Il y a un fabliau du XIIIe siècle, le jeu du berger et de la bergère, par Adam de La Halle, où Robin et Marion sont représentés comme les parfaits modèles des amants. Cette espèce de pastorale que les jongleurs jouaient et chantaient dans les festins publics, entre les mets ou après les mets, a sans doute donné lieu à l’expression proverbiale.
C’est un plaisant robin.
Robin est un mot qui vient de robe et signifie proprement homme de robe. Il se disait autrefois au figuré pour farceur, être facétieux; mais il perdit cette acception par le fréquent usage qu’en firent nos anciens poëtes dans leurs satires et leurs comédies, et l’expression C’est un plaisant robin ne fut plus employée que dans un sens de mépris ou d’injure.
De robin on avait fait robinerie, qui se trouve dans la satire Ménippée comme synonyme de farce.
ROCANTIN.—C’est un vieux rocantin.
«Vieux rodrigue, vieux routier qui ne peut plus servir. De l’italien rocca, qui signifie citadelle. Rocantin, c’est proprement un soldat qui a vieilli dans les troupes et qui n’est plus bon qu’à garder une forteresse; ou plutôt c’est un vieux chamois qui de sa vie n’a fait autre chose.» (Le Duchat.)
ROCHE.—C’est un homme de la vieille roche.
Cette locution est du temps de ces chrétiens zélés qui embrassaient la vie érémitique et n’avaient d’autre habitation que le creux de quelque rocher, renommé dès lors comme le sanctuaire de la piété. Uniquement voués au service de Dieu dans leur solitude, ils ne communiquaient plus avec le monde que pour consoler les malheureux qui venaient les trouver. La véritable charité est modeste: il lui faut des vertus et non pas des noms. Ceux de ces saints ermites étaient moins connus que leurs bienfaits. Mais l’admiration et la reconnaissance savaient y suppléer par la désignation d’homme de la vieille roche, vir antiquæ rupis, désignation simple et touchante qui s’est conservée dans notre langue pour les personnes de mœurs antiques, ou distinguées par de solides qualités, et pour les choses auxquelles on attache quelque idée de perfection.
Il se pourrait aussi que cette expression rappelât quelque antique roche qui servait de tribunal. Juris dicendi rupes; roche où l’on disait droit.
Quelques auteurs ont prétendu qu’elle fait allusion à une ancienne roche ou mine de turquoises qui est épuisée depuis longtemps, parce que ces turquoises étaient plus précieuses que les autres.
RODOMONT.—C’est un rodomont.
Rodomont, mot qui est formé du latin rodere montem, et qui signifie un ronge-montagne, est le nom que porte, dans les romans de chevalerie, un roi d’Alger, brave, mais altier et insolent, dont le Boïardo et l’Arioste ont tracé le portrait dans leurs poëmes. Ce nom est devenu un appellatif, comme celui de fier-à-bras, pour désigner un fanfaron, un bravache, un capitan matamore[79].
ROGER BONTEMPS.—C’est un Roger Bontemps.
Cette dénomination proverbiale qu’on applique à un homme qui n’engendre point mélancolie et ne songe qu’à mener joyeuse vie, est, selon Le Duchat, une altération de réjoui, bontemps, deux épithètes qu’on donne à un bon compagnon; et, suivant E. Pasquier, de rouge bontemps, parce que, dit-il, la couleur rouge au visage d’une personne promet je ne sais quoi de gai et non soucié. Fleury de Bellingen pense qu’elle est venue d’un seigneur nommé Roger, de la famille de Bontemps, dans le Vivarais, homme sans souci et grand amateur de la bonne chère. L’opinion la plus accréditée et la plus probable, est celle de l’abbé Lebœuf, qui en rapporte l’origine à Roger de Collerye. Ce poëte, qui fut prêtre et secrétaire de deux évêques d’Auxerre, Jean Baillet et François de Dinteville, à la fin du XVe siècle et au commencement du XVIe, avait pris le titre de Bontemps, justifié par la gaieté de son caractère et de ses productions. La première de ses pièces est un dialogue intitulé: Satyre pour l’entrée de la royne à Auxerre. Les vignerons de cette ville y discourent sur les usuriers. Bontemps, qui en est un des principaux acteurs, inspire la joie et la communique à tous les autres.
On a prétendu que la dénomination de Roger Bontemps concernait Pierre Roger, troubadour du XIIe siècle, chanoine d’Arles et de Nîmes, qui abandonna ses bénéfices pour aller, de cour en cour, jouer des comédies dont il était l’auteur; mais on n’a appuyé cette assertion d’aucune preuve.
ROI.—Travailler pour le roi de Prusse.
C’est travailler sans recevoir aucun salaire.—Il est question du gros Frédéric Guillaume Ier, roi de Prusse. «C’était, dit Voltaire, un véritable vandale, qui, dans tout son règne, ne songea qu’à amasser de l’argent; jamais sujets ne furent plus pauvres que les siens. Il avait acheté à vil prix une partie des terres de sa noblesse, laquelle avait mangé bien vite le peu d’argent qu’elle en avait tiré, et la moitié de cet argent était rentré encore dans les coffres du roi par les impôts sur la consommation. Toutes les terres royales étaient affermées à des receveurs qui étaient en même temps exacteurs et juges, de façon que, quand un cultivateur n’avait pas payé au fermier à jour nommé, ce fermier prenait son habit de juge, et condamnait le délinquant au double. Il faut observer que, quand ce même juge ne payait pas le roi le dernier du mois, il était lui-même taxé au double le premier du mois suivant.»
RONDE.—A la ronde, mon père en aura.
Un jeune homme, assis à table, en nombreuse compagnie, à côté de son père, en reçut un soufflet pour une parole inconvenante qu’il s’était permise. Indigné d’avoir été traité de la sorte devant le monde, il se leva soudain dans un transport de rage; mais comme il ne pouvait se venger sur son père, il se précipita sur son voisin qui avait l’air de sourire et lui rendit le soufflet, en s’écriant: A la ronde, mon père en aura. De là ce dicton, dont on se sert quand on fait passer quelque chose de main en main.
ROSSIGNOL.—C’est le rossignol d’Arcadie.
Au propre, c’est un baudet; au figuré, c’est un ignorant, un chanteur détestable.—Les Grecs et les Romains assimilaient les hommes d’une grande ignorance aux ânes d’Arcadie, qu’ils regardaient comme les prototypes de l’espèce. Nous avons adopté cette comparaison proverbiale, et nous avons dit d’abord un roussin d’Arcadie, puis nous avons substitué plaisamment le nom de rossignol à celui de roussin, avec lequel il a une certaine analogie phonique, par allusion au trait de la fable qui représente le dieu Pan donnant des leçons de musique à ces stupides animaux.
Cette tradition mythologique est fondée sans doute sur l’observation de quelques effets extraordinaires produits par les sons mélodieux de la voix ou des instruments sur ces stupides animaux, qui ont montré quelquefois une délicatesse d’oreille, dont bien des gens pourraient être jaloux. Témoin l’âne dont parle le père Regnault: cet âne élevait la tête par dessus le chapeau d’un joueur de flûte pour mieux l’entendre, et, dans cette position, il restait la bouche béante à l’écouter. Témoin encore l’âne d’Ammonius, commentateur d’Aristote. Ce second amateur était plus remarquable encore que le premier. Le patriarche Photius était si émerveillé de ses qualités, qu’il a cru devoir en faire une mention honorable dans un ouvrage de théologie où il assure que cet illustre baudet, entendant son maître déclamer ou chanter des vers, oubliait les meilleurs chardons placés devant lui, et souffrait la faim plutôt que d’interrompre son attention.
Quand le rossignol a vu ses petits il ne chante plus.
Cet adage qu’on emploie pour dire que quand on a des enfants on perd la gaieté, est fondé sur une opinion erronée. Il est vrai que le rossignol, distrait par le soin de chercher de la nourriture à ses petits et de leur en apporter, chante moins fréquemment, mais il chante encore. Cependant après la seconde ponte, dit Valmont de Bomare, il n’a plus ce ramage qui le mettait au-dessus de tous les autres chantres des bois. A ces chants si variés, si mélodieux qui embellissaient le printemps, succède une voix rauque, monotone, qui est moins un chant qu’une sorte de croassement; et c’est parce que la voix du rossignol est ainsi changée en été, qu’on a cru que cet oiseau ne chantait plus, ou que cette voix ne sortait plus du même gosier.
ROUÉ.—C’est un roué.
L’usage attache quelquefois à certains mots une nouvelle acception tellement différente de l’acception primitive, qu’il semble qu’il n’y ait entre elles aucun point de connexité, et l’usage est alors accusé d’être inconséquent; cependant il ne passe point d’une extrémité à l’autre sans y être amené par des analogies réelles, et la mutation de sens qu’il opère dans un vocable, quelque brusque et quelque bizarre qu’elle paraisse, n’a pas lieu sans préparation et sans régularité. C’est une vérité reconnue en linguistique; mais il se trouve plus d’un cas où il n’est pas facile de la mettre en évidence, et les étymologistes, avec leurs conjectures multipliées, ne font trop souvent qu’ajouter à la difficulté. Ces messieurs, habitués à voir tant de choses dans l’assemblage de quatre ou cinq lettres, n’y voient pas d’ordinaire la seule chose qu’il importe de découvrir; ils ressemblent assez bien à ce personnage de la Gageure imprévue, qui veut nommer toutes les pièces de la serrure, et n’oublie que la clef. La clef, voilà justement ce qui leur a manqué, lorsqu’ils ont voulu nous montrer l’origine du nom de roué, employé comme synonyme d’homme sans principes et sans mœurs, qui donne à ses vices des dehors brillants. Ils se sont bien accordés à nous dire ce que l’histoire nous apprend, qu’il fut introduit à l’époque de la régence, où il servit spécialement à désigner les débauchés et les libertins de la cour; mais ils ont différé d’avis en cherchant à nous expliquer par quelle déduction logique il put être amené à une signification si éloignée de celle qu’il avait eue jusqu’alors. Je vais offrir l’extrait des diverses gloses qu’ils lui ont consacrées, et l’on verra combien ces messieurs ont été habiles à suppléer à la vérité par la variété. Quelques-uns ont décidé, sur la foi d’un passage des Mémoires de Saint-Simon, que ce nom fut imaginé par le régent lui-même, pour qualifier l’abbé Dubois qui était, dans toute l’étendue du terme, un homme à rouer. D’autres ont prétendu, au contraire, que roué ne fut point dit pour rouable, et ils l’ont dérivé d’une parole de certain ivrogne qui, traversant la place de Grève, en 1719, et se croyant insulté par des imprécations que la douleur arrachait à un criminel condamné à expirer sur la roue, se posa en face de ce malheureux, et lui dit à haute voix: «Mon ami, ce n’est pas le tout que d’être roué, il faut encore être honnête.» Cette folle leçon, dont on rit beaucoup, devint, en quelques heures, l’entretien de tous les cercles de Paris; elle donna lieu de supposer un être tel que l’ivrogne le souhaitait, un modèle de roué décorant son infamie de belles manières; et comme les jeunes seigneurs du temps semblaient façonnés sur un pareil modèle, on les appela les roués. Suivant une troisième opinion que j’ai recueillie en lisant des remarques écrites à la main sur les derniers feuillets d’un vieil exemplaire des Philippiques, cette singulière dénomination aurait eu une autre origine, que l’annotateur anonyme raconte ainsi: «Les ennemis du régent répandaient sans cesse contre lui les plus odieuses calomnies; ils s’appliquaient surtout à flétrir sa vie privée, afin d’en faire rejaillir le déshonneur sur sa vie politique, qui fut toujours pleine de noblesse et de gloire. Dans cette intention, ils tranfformaient en orgies abominables les soupers qu’il fesait avec quelques courtisans trop dissolus, mais doués de beaucoup d’esprit et d’agréments, tels que Nocé, le jeune comte de Broglie et le marquis de Canillac; ils comparaient le prince à Héliogabale; ils assimilaient aussi ses commensaux aux vils parasites de cet empereur. Or, ceux-ci avaient été surnommés, comme Lampride nous l’apprend, amici Ixionii, amis Ixioniens, parce que leur maître se donnait quelquefois le divertissement de les faire lier à une roue de moulin, au branle de laquelle ils plongeaient dans l’eau, et tournaient comme Ixion. On trouva plaisant de transporter aux autres le même sobriquet, traduit en français d’une manière originale par le terme de roués.»
Ces explications sont assez curieuses, et c’est à ce titre seul que je les ai reproduites, car rien ne démontre qu’aucune d’elles soit conforme à l’exacte vérité. Maintenant voici la mienne, que je crois fondée sur des faits incontestables.
Longtemps avant l’introduction de roué, on se servait proverbialement de l’expression bon rompu, qui figure dans plusieurs passages de nos anciens écrivains, notamment dans cette phrase de Brantôme: «Ce bon rompu de Louis XI aima toutes les femmes.» Et par cette expression, qui ne fesait nullement allusion à un supplicié, on entendait un bon compagnon, un bon vivant, un bon vaurien, suivant l’interprétation de Cotgrave dans son dictionnaire français-anglais, imprimé à Paris sous le règne de Louis XIII. Quelquefois, au lieu de dire un bon rompu, on disait sans correctif un rompu: ainsi s’exprimaient et s’expriment encore les Provençaux et les Languedociens, en parlant d’un mauvais sujet rompu à toutes sortes de malices et de ruses. Or rien n’était plus naturel que de transporter cette signification figurée de rompu à roué, puisque les deux mots étaient synonymes au propre, et c’est là précisément ce qui eut lieu à l’époque de la régence, où roué fut admis comme variante de rompu, qui déjà était presque tombé en désuétude. Le nouveau mot ne devait pas inspirer beaucoup de répugnance dans ce temps d’immoralité où les scandales se donnaient par respect humain; d’ailleurs, ce que son acception primitive pouvait avoir de révoltant était alors dissimulé en grande partie par d’autres acceptions que l’usage lui avait attribuées. Au siècle de Louis XIV, siècle du bon goût et des convenances, on l’avait employé métaphoriquement sans y attacher aucune idée choquante, pour désigner une personne tourmentée par une extrême souffrance. On en trouve la preuve dans une lettre de madame de Sévigné, où la duchesse de Fontange, malade et accablée de douleur de n’être plus maîtresse en titre, du roi, est appelée une espèce de rouée. Cette remarque ne paraîtra pas, je l’espère, sans quelque intérêt moral, puisqu’elle tend à prouver ce que peut souvent l’habitude du mot pour sauver l’odieux de la chose.
Il n’est donc pas étonnant que les brillants séducteurs de la cour du Régent aient été surnommés les roués; il ne l’est pas non plus qu’ils aient accepté ce sobriquet, et qu’ils se soient plu à le porter. On sait qu’ils l’expliquaient eux-mêmes en courtisans; ils se disaient hommes prêts à se faire rouer pour le prince; sur quoi le prince remarquait en plaisantant qu’ils auraient mieux fait de dire hommes bons à rouer. L’affectation marquée qu’ils mirent à se donner cette qualification, leur attira cette épigramme: «Ils se sont approprié le nom de roués pour se distinguer de leurs valets qui ne sont que des pendards;» mais l’épigramme, toute bonne qu’elle était, n’empêcha point de les prendre pour modèles; bientôt la ville et la province eurent aussi leurs roués, réverbérations dégradées de ce foyer de vices brillants qu’on voyait alors à la cour.
La révolution fit disparaître une telle dénomination du langage usuel. L’empire et la restauration ne l’y rappelèrent point. Aujourd’hui on a voulu la faire revivre dans une acception politique trop connue pour qu’il soit besoin de l’expliquer.
ROUET.—Etre au rouet.
Être au bout de ses expédients.—Cette expression, qu’on trouve dans Montaigne (Ess., liv. II, ch. 12), est prise de la vénerie, où elle s’emploie au propre, suivant Cotgrave, en parlant du lièvre qui, épuisé par une longue course, ne fait plus que tourner autour des chiens.
RUBRIQUE.—Savoir toutes les rubriques.
L’écriture rouge était une prérogative de la famille impériale à Constantinople, et Léon Ier avait ordonné qu’aucun décret ne fût réputé authentique, s’il ne portait la signature du souverain en encre rouge. C’est pour cela, autant que pour la facilité des recherches, que s’introduisit l’usage d’écrire en encre rouge dans les institutes, les titres des lois, parce que les lois émanaient de l’empereur. Ces titres furent nommés rubricæ, rubriques, à cause de la couleur rouge; et de là vint l’expression: Savoir toutes les rubriques, qui s’employa primitivement en parlant d’un avocat habile dans la science du droit et rompu à toutes les ruses de son métier.