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Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la Langue Française en rapport avec de proverbes et des locutions proverbiales des autres langues

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B

B.Être marqué au B.

C’est avoir quelque défaut corporel dont le nom commence par la lettre B; être bancal, ou bègue, ou bigle, ou boiteux, ou borgne, ou bossu.

Il faut se défier des gens marqués au B.

Cave a signatis. Les gens marqués au B se trouvant exposés, chaque jour, à des railleries, ont ordinairement le caractère aigri par la contrariété qu’ils en éprouvent et l’esprit excité par le besoin d’y riposter. Ainsi, ils deviennent doublement redoutables. De là l’opinion qu’il faut se défier d’eux, opinion qui a été presque toujours exagérée par une espèce de superstition. Chez les Romains, les défauts corporels étaient regardés comme des signes de mauvais augure et de méchanceté. On en voit la preuve dans ces deux vers de Martial (liv. XII, épigr. 54):

Crine ruber, niger ore, brevis pede, lumine læsus,
Rem magnam præstas, Zoile, si bonus es.

Avec cette crinière rousse, ce visage noir, ce pied boiteux et cet œil unique, tu es un vrai phénomène, Zoile, si tu es bon.

Chez les Hébreux, le Lévitique excluait de l’autel les aveugles, les bossus, les manchots, les boiteux, les borgnes, les galeux, les teigneux, les nez trop longs et les nez trop courts.

Ne savoir ni A ni B.

Les Latins, pour désigner un homme tout à fait ignorant, se servaient du proverbe suivant qu’ils avaient reçu des Grecs: Nec litteras didicit nec natare. Il ne sait ni lire ni nager. Ce qui fait voir qu’à Rome, ainsi qu’à Athènes, la natation était jugée tellement utile, qu’on l’enseignait aux enfants avec le même soin que la lecture. L’empereur Auguste ne voulut pas qu’un autre que lui montrât à nager à ses petits-fils; et Trajan fut loué par son panégyriste comme très habile nageur.

On n’a pas plutôt dit A qu’il faut dire B.

On n’a pas plutôt dit ou fait une chose qu’on est entraîné à en dire ou à en faire une autre pour satisfaire à l’exigence d’autrui. Une concession ne va presque jamais seule.

Ce proverbe est aussi allemand: Wer A sagt muss auch B sagen.

Quelqu’un a dit: Si j’avouais que mon ami est borgne, on voudrait me faire avouer qu’il est aveugle.

BABOUIN.Baiser le babouin.

C’était autrefois l’usage, dit Richelet, de tracer avec du charbon sur la porte ou sur le mur d’un corps de garde certaine figure grotesque qui représentait d’ordinaire un babouin (espèce de gros singe dont la queue est très courte et le museau très allongé), et lorsqu’un soldat avait commis quelque faute, il était condamné par ses camarades à baiser cette figure. Ce qui donna lieu à l’expression proverbiale Baiser le babouin, c’est-à-dire faire des soumissions honteuses et forcées.

Taisez-vous, petit babouin; laissez parler votre mère qui est plus sage que vous.

C’est ce qu’on dit à un jeune étourdi qui veut se mêler de la conversation des personnes âgées ou qui tient des propos déplacés. Ici le mot babouin, dérivé du latin babus, babuinus, signifie bambin.

Nos vieux parémiographes attribuent à ce proverbe l’origine suivante, qui a tout l’air d’un conte fait après coup.

Une jeune villageoise, atteinte du mal secret qui fait mourir les bergères, allait, soir et matin, se prosterner devant une image de Vénus tenant par la main son fils Cupidon, et là, dans l’effusion de son ame, elle priait presque à haute voix la déesse qui prend pitié des cœurs en peine d’opérer sa guérison, en lui faisant épouser un beau jeune homme qu’elle aimait. Certain espiègle caché derrière l’autel, l’ayant entendue, voulut s’amuser à ses dépens, et s’écria malignement: Ce beau jeune homme n’est pas pour vous. La suppliante ingénue crut que ces mots étaient partis de la bouche de Cupidon, et elle répliqua d’un ton de dépit: Taisez-vous, petit babouin; laissez parler votre mère qui est plus sage que vous.

BADAUD.Badaud de Paris.

Le père Labbe a émis sur ce sobriquet des conjectures vraiment curieuses. On doute, dit-il, si c’est pour avoir été battus au dos par les Normands, ou pour avoir bien battu et frotté leur dos, ou bien à cause de l’ancienne porte Baudaye ou Badaye, que les Parisiens ont été appelés badauds. Un autre étymologiste prétend qu’ils ont dû cette dénomination, dérivée du mot celtique badawr, batelier, à leur goût pour la navigation; car il y avait chez eux une corporation de bateliers connus, au commencement du cinquième siècle, sous le titre de Mercatores aquæ parisiaci, Marchands parisiens par eau, dont l’institution remontait peut-être au delà du temps de Jules César, et dont les Romains s’étaient avantageusement servis pour le transport des vivres et des munitions de guerre.—Le Mercure de France (25 avril 1779) donne l’explication suivante: «Rabelais rapporte (liv. V, ch. 1) que Platon comparait les niais et les ignorants à des gens nourris dans des navires, d’où, comme si l’on était enfermé dans un baril, on ne voit le monde que par un trou. De ce nombre sont les badauds de Paris en Badaudois, par rapport à la cité de Paris, laquelle, étant dans une île de la figure d’un bateau, a donné lieu aux habitants de prendre une nef pour armoiries de leur ville. Comme ils ne quittent pas légèrement leurs foyers, rien de plus naturel que le sobriquet de badauds qu’on leur a appliqué par allusion au bateau des armoiries de Paris.»

Bien des lecteurs penseront peut-être qu’ils feraient un acte de badauderie en attachant quelque importance à ces étymologies, et ils seront de l’avis de Voltaire, que, si l’on a qualifié de badaud le peuple parisien plus volontiers qu’un autre, c’est uniquement parce qu’il y a plus de monde à Paris qu’ailleurs, et par conséquent plus de gens inutiles qui s’attroupent pour voir le premier objet auquel ils ne sont pas accoutumés, pour contempler un charlatan ou un charretier dont la charrette sera renversée sans qu’ils lui aident à la relever. Il est libre à chacun d’attribuer à tel motif qu’il jugera convenable la préférence accordée aux badauds de Paris sur les badauds de tous les autres lieux.

Remarquons, en terminant cet article, que la badauderie des Parisiens a été très bien peinte dans le petit livre qui est intitulé: Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer et par terre.

BAGUE.Avoir une belle bague au doigt.

C’est posséder une belle propriété dont on peut se défaire aisément avec avantage; c’est occuper un emploi qui rapporte de bons honoraires sans assujettir à un grand travail.—Cette expression est un reste de l’usage observé autrefois en France, pour mettre en possession les acquéreurs et les donataires, et nommé l’investiture de l’anneau, parce qu’un anneau sur lequel les parties contractantes avaient juré était remis au nouveau propriétaire comme un titre spécial de la propriété. Afin de constater l’ancienneté de cet usage, qui avait lieu particulièrement pour lu saisine du fief ecclésiastique, je citerai l’acte de fondation du monastère de Myssy, nommé depuis Saint-Maximin, aujourd’hui Saint-Mesmin-sur-Loiret, qui fut donné à Euspice et à son neveu Maximin par Clovis, en 497, un an après la bataille Tolbiac. Le texte porte: Per annulum tradidimus; nous avons livré par l’anneau. C’est la première fondation de ce genre qu’ait faite un monarque franc.

On employait autrefois une autre expression proverbiale qui avait quelque rapport au même usage: Laisser l’anneau à la porte, c’est-à-dire faire l’abandonnement de sa maison et de ses biens.

Bagues sauves.

On dit d’une personne qui sort heureusement d’une affaire ou d’un péril, qu’elle en sort bagues sauves. Ce qui est pris de la formule militaire Sortir vie et bagues sauves, qu’on emploie dans les capitulations pour garantir à une garnison qu’en évacuant la place elle sera à l’abri de toute attaque et conservera ses bagues ou bagages.

BAGUETTE.Commander à la baguette.

C’est commander d’une manière hautaine et dure. Être servi à la baguette, c’est être servi avec respect et promptitude. Ces façons de parler font apparemment allusion à la baguette magique dont la vertu ne connaît point d’obstacle. Cependant quelques parémiographes pensent qu’elles ont rapport à la baguette des huissiers ou des écuyers.

BAHUTIER.Ressembler aux bahutiers qui font plus de bruit que de besogne.

C’est-à-dire faire beaucoup d’embarras et peu d’ouvrage, parce que les bahutiers, après avoir cogné un clou, donnent plusieurs coups de marteau qui semblent inutiles, avant d’en cogner un second.

BAIE.Donner à quelqu’un des baies.

C’est le tromper, lui en faire accroire. Estienne Pasquier pense que cette locution est venue de la Farce de Patelin dans laquelle le berger Agnelet, cité en justice par son maître qui l’accuse d’avoir égorgé ses moutons, fait l’imbécile, d’après le conseil de l’avocat, et ne répond que par des bée bée ou bêlements au juge qui l’interroge et à l’avocat lui-même, lorsque celui-ci lui demande son paiement. Ménage n’adopte pas cette explication, trouvant plus naturel de dériver le mot baie (tromperie) de l’italien baia, qui a la même signification.

M. Ch. Nodier observe que le mot baie est mal orthographié, et que la lettre i devrait y être remplacée par la lettre y, car il est la racine de notre ancien verbe bayer. Un homme à qui l’on donne des bayes, dit-il, est un homme sujet à s’ébahir de peu de chose.

BAILLER.La bailler belle à quelqu’un.

On pense généralement que le pronom la, par lequel commence cette phrase proverbiale, représente le substantif bourde (défaite, mensonge, raillerie), qui est sous-entendu, et que le verbe bailler doit se prendre comme synonyme de donner. Mais M. Charles Nodier croit que ce verbe a usurpé la place de bayer (tromper); je le crois aussi, et je regarde le mot belle (voyez ce mot) comme employé adverbialement pour bel ou bellement. Un fait qui me paraît le prouver, c’est que nos anciens auteurs ont dit bailler belle, sans substantif ni pronom. Cette manière de s’exprimer se trouve dans la Farce de Patelin et dans les pièces de Luynes, où je lis (pag. 401): C’est baille-luy belle et du tout rien; c’est-à-dire, ce sont des promesses sans effet.

Je ne prétends pas, toutefois, qu’il faille revenir à écrire bayer belle au lieu de bailler belle. La locution la bailler belle ou la donner belle est aujourd’hui la seule admise et la seule rationnelle avec l’emploi du pronom.

BÂILLEUR.Un bon bâilleur en fait bâiller deux.

Oscitante uno deindè oscitat et alter.

Ce proverbe, dont on se sert pour exprimer la contagion du mauvais exemple, doit être fort ancien. Socrate (Charmid.) dit que ses doutes se sont communiqués à Critias avec la même facilité que les bâillements se communiquent.

BAISE-MAIN.A belles baise-mains.

On dit faire une chose, recevoir une grâce à belles baise-mains, pour signifier avec soumission et reconnaissance. Baise-mains n’est féminin que dans cette expression adverbiale, venue de la coutume de rendre hommage à une personne, soit en lui baisant la main, soit en se baisant la main.

Cette coutume, très ancienne et presque universellement répandue, a été également partagée entre la religion et la société. Dans l’antiquité la plus reculée, on saluait le soleil, la lune et les étoiles en portant la main à la bouche. Job assure qu’il n’a point donné dans cette superstition: Si vidi solem cùm fulgeret aut lunam incedentem clarè, et osculatus sum manum meam ore meo.

On lit dans l’Écriture: «Je me suis réservé, dit le Seigneur, sept mille hommes qui n’ont point fléchi les genoux devant Baal, et qui ne l’ont point adoré en baisant la main.»

Salomon rapporte que les flatteurs et les suppliants de son temps ne cessaient point de baiser les mains de leurs patrons jusqu’à ce qu’ils en eussent obtenu les faveurs qu’ils désiraient. Priam baisait les mains d’Achille, teintes du sang de son fils Hector, pour le conjurer de lui rendre le corps de ce malheureux fils.

Les Romains adoraient les dieux en portant la main droite à la bouche: In adorando, dit Pline, dexteram ad osculum referimus. Ils fesaient de même, dans les premiers temps de la république, pour témoigner leur respect; mais ce n’étaient que des subalternes qui agissaient ainsi à l’égard des supérieurs; les personnes libres se donnaient simplement la main ou s’embrassaient. L’amour de la liberté alla si loin, dans la suite, que les soldats mêmes ne rendaient pas volontiers ce devoir à leurs généraux, et l’on regarda comme quelque chose d’extraordinaire la démarche des soldats de l’armée de Caton, qui allèrent tous lui baiser la main, lorsqu’il fut obligé de quitter le commandement. Plus tard, ils devinrent moins délicats: la grande considération dont jouirent les tribuns, les consuls et les dictateurs, porta les particuliers à vivre avec eux d’une manière plus respectueuse; au lieu de les embrasser comme auparavant, ils étaient trop heureux de leur baiser la main, et c’est ce qu’ils appelaient accedere ad manum. Sous les empereurs, cette conduite devint un devoir essentiel, même pour les grands dignitaires, car les courtisans d’un rang inférieur devaient se contenter d’adorer la pourpre, ce qu’ils faisaient en se mettant à genoux pour toucher la robe impériale avec la main droite qu’ils portaient ensuite à leur bouche; mais cet honneur devint avec le temps le partage exclusif des consuls et des premiers officiers de l’état. Il ne fut permis aux autres de saluer l’empereur que de loin, en portant la main à la bouche de la même manière que dans l’adoration des dieux. Dioclétien fut le premier qui se fit baiser les pieds.

Fernand Cortez trouva l’usage des baise-mains établi au Mexique, où plus de mille seigneurs vinrent le saluer, en touchant la terre avec leurs mains qu’ils portaient ensuite à la bouche.

En France, les courtisans étaient admis à l’honneur de baiser la main du roi, les vassaux baisaient celle de leur suzerain, et les fidèles baisaient celle du prêtre, lorsqu’ils allaient à l’offrande, ce qui a fait désigner l’offrande par le nom de baise-main. Cette dernière pratique a été remplacée par le baisement de la patène; les deux autres n’existent plus. On regarde aujourd’hui comme une trop grande familiarité ou comme une trop grande bassesse de baiser la main de ceux avec qui on est en société. Aussi Je vous baise les mains, qui était autrefois une expression de civilité, n’est plus qu’une formule ironique.

BAISER.Le baiser est un fruit qu’il faut cueillir sur l’arbre.

Proverbe galant et spirituel qu’on adresse à une femme qui envoie des baisers avec la main. Ces baisers sont appelés baisers d’été, parce que, n’ayant rien d’échauffant, ils conviennent très bien à la chaude saison; et c’est ce que paraît indiquer le souffle dont on les accompagne ordinairement.

Les baisers sont retournés.

C’est ce que disent les femmes du peuple à quelque malotru pour lui signifier que ce n’est pas à leur visage, mais à un autre endroit qu’elles lui permettront d’appliquer ses lèvres. Je ne me souviens pas si Jean della Casa, archevêque de Bénévent, a indiqué spécialement cet endroit dans son fameux chapitre sur les baisers qu’on peut prendre honnêtement sur diverses parties du corps; mais Owen l’a désigné dans une charade dont le mot est os-culum, et dont voici les deux derniers vers:

Syllaba prima meo debetur tota marito
Sume tibi reliquas, non ero dura, duas.

La première syllabe est toute à mon époux;
Prenez, je le veux bien, les deux autres pour vous.

BALAI.Avoir rôti le balai.

Ceux qui fréquentaient le sabbat devaient s’y rendre avec un balai dont ils tenaient la tête entre les mains et le manche entre les jambes, ce qui les fit appeler à la Ferté-Milon chevaucheurs de ramon, et à Verberie chevaucheurs d’escouvette (ramon et escouvette sont deux vieux mots qui signifient balai). Tous les nouveaux admis au sabbat étaient dressés à ce manége. Edoctus quisque, dit Gaguin, scopam sumere et inter femora equitis instar ponere. Une fois passés maîtres en sorcellerie, ils pouvaient aller à l’assemblée infernale sur un cheval, sur un âne ou sur un bouc. Quelquefois même ils n’avaient pas besoin de monture; il leur suffisait de se frotter de certain onguent ou de prononcer certaines paroles dont la vertu toute seule les y transportait, en les faisant passer par les tuyaux des cheminées; mais avant de jouir de ce privilége vraiment magique, il fallait qu’ils eussent bien chevauché sur le balai. Lorsque le balai avait fait le service exigé, il était rôti, c’est-à-dire brûlé dans le grand brasier destiné à faire bouillir la grande chaudière des maléfices, et le sorcier à qui il appartenait se dévouait par cet acte symbolique à la géhenne des feux éternels pour ne plus être séparé de Satan, son seigneur et maître. Telle est l’idée que la crédulité superstitieuse du moyen âge attachait à la combustion du balai. Il est tout naturel qu’elle ait donné naissance à l’expression proverbiale dont on se sert en parlant d’un homme ou d’une femme qu’on accuse grossièrement d’avoir mené une vie fort déréglée.

Cette origine a été indiquée par Regnier, lorsqu’il a dit dans sa plaisante description des meubles d’une courtisane, satire 11:

Du blanc, un peu de rouge, un chiffon de rabat,
Un balet pour brusler en allant au sabbat.

Moisant de Brieux a donné une autre origine que je vais rapporter, parce qu’on y trouve la preuve que rôtir a été employé dans le sens de brûler. «Rôtir le balai, dit-il, signifiait autrefois brûler un fagot en compagnie, entrer en goguette au point de rôtir le balai faute d’autre bois.»

BALLE.Enfant de la balle.

On appelle ainsi proprement l’enfant d’un maître de jeu de paume, et figurément celui qui est élevé dans la profession de son père.

La balle cherche le joueur.

L’occasion se présente d’elle-même à celui qui sait en profiter. On dit aussi, dans le même sens, Au bon joueur la balle.

Prendre la balle au bond.

Saisir adroitement une occasion.

Renvoyer la balle à quelqu’un.

Se décharger sur quelqu’un d’un soin, d’un travail, riposter vivement.

A vous la balle.

Cela vous regarde.

Toutes ces expressions sont des métaphores prises du jeu de paume, qui était un des principaux exercices de nos bons aïeux.

De balle.

Cette expression, jointe à un substantif, sert à marquer le mépris, comme dans marquis de balle, juge de balle, musicien de balle, rimeur de balle. En ce cas, la métaphore n’est point tirée du jeu de paume, mais de la profession de ces marchands forains appelés porte-balles, qui mettent dans une balle leurs marchandises presque toujours d’assez mauvais aloi. De balle signifie la même chose que de pacotille.

BAN.Convoquer le ban et l’arrière-ban.

Cette expression s’emploie figurément en parlant d’une personne qui s’adresse à tous ceux dont elle peut espérer du secours ou quelque appui pour le succès d’une affaire.

«Quand les rois, dit M. de Chateaubriand, sémonnaient, pour le service du fief militaire, leurs vassaux directs, les ducs, comtes, barons, chevaliers, chatelains, cela s’appelait le ban; quand ils sémonnaient leurs vassaux directs et leurs vassaux indirects, c’est-à-dire les seigneurs et les vassaux des seigneurs, les possesseurs d’arrière-fiefs, cela s’appelait l’arrière-ban. Ce mot est composé de deux mots de l’ancienne langue, har, camp, et ban, appel; d’où le mot de basse latinité heribarinum. Il n’est pas vrai que l’arrière-ban soit le réitératif de ban

BANNIÈRE.Aller au-devant de quelqu’un avec la croix et la bannière.

C’est ainsi que le clergé de Rome allait au-devant de l’exarque ou représentant de l’empereur, pour lui rendre hommage; ce cérémonial fut observé par le pape Adrien Ier, lorsque Charlemagne fit son entrée à Rome, comme l’atteste le passage suivant du Liber Pontificalis (t. III, part. 1, p. 185): Obviam illi ejus sanctitas dirigens venerabiles cruces, id est signa, sicut mos est ad exarchum aut patricium suscipiendum, eum cum insigni honore suscipi fecit. On fesait les mêmes honneurs aux rois et aux princes dans les villes et les villages où ils passaient. «Quant le roy (saint Louis) arriva en Aire, dit Joinville, ceulx de la cité le vindrent recevoir jusques à la rive de la mer, o (avec) leurs processions à trez grant joye.» Les seigneurs dans leurs fiefs étaient reçus d’une semblable manière. C’est de cet usage qu’est venue notre expression proverbiale dont on se sert pour marquer une réception fort honorable.

Il faut l’aller chercher avec la croix et la bannière.

Se dit d’une personne qui se fait attendre, et cette façon de parler est fondée sur un ancien usage observé dans quelques chapitres, notamment dans celui des chanoines de Bayeux. Lorsqu’un de ces pieux fainéants ne se rendait pas aux vigiles, appelées depuis matines, qu’on chantait dans la nuit, quelques-uns de ses confrères étaient députés vers lui processionnellement, avec la croix et la bannière, comme pour faire une réprimande à sa paresse. Cet usage durait encore, dit-on, en 1640.

Faire de pennon bannière.

Le pennon était l’enseigne d’un gentilhomme bachelier qui avait sous lui vingt hommes d’armes; la bannière était l’enseigne d’un gentilhomme banneret qui commandait à cinquante hommes d’armes. Le pennon se terminait en queue, et la bannière avait une forme carrée. Quand le bachelier passait banneret, la cérémonie consistait à couper la queue de son pennon qui devenait ainsi sa bannière. De là l’expression héraldique Faire de pennon bannière, qui est passée en proverbe pour dire, s’élever en grade, être promu d’une dignité à une dignité supérieure.

Cent ans bannière, cent ans civière.

C’est-à-dire que les grandes maisons finissent par déchoir. On les a comparées aux pyramides dont la vaste masse se termine en petite pointe. La bannière était autrefois l’attribut des hauts seigneurs. On appelait maison bannière, chevalier bannière, la maison et le chevalier qui avaient un nombre de vassaux suffisant pour lever bannière, et l’on donnait par opposition le nom de civière à un noble sans fief et du dernier ordre, comme on le voit dans ces deux vers extraits de l’histoire des archevêques de Brême:

Erat dacus nobilis sanguine regali
Ex matre, sed genitor miles civeralis.

Les Espagnols se servent du proverbe suivant: Abaxanse los adarves y alcance los muladares. Les murs s’abaissent et les fumiers se haussent. C’est-à-dire les grands deviennent petits et les petits deviennent grands.

Irus et est subito qui modo cresus erat. (Ovid.)

Platon disait: Il n’est point de roi qui ne soit descendu de quelque esclave; il n’est point d’esclave qui ne soit descendu de quelque roi.

BANQUET.Banquet de diables.

Repas où il n’y a point de sel. On dit, dans le même sens, Souper de sorciers, et ces deux expressions ont une origine commune; elles sont dérivées d’une croyance superstitieuse qui attribuait aux diables et aux sorciers la plus forte horreur pour le sel, attendu que le sel est le symbole de l’éternité, et qu’étant exempt de corruption il peut en préserver toutes choses. C’est ce que dit Morésin dans son curieux ouvrage intitulé Papatus (p. 154): Salem abhorrere constat diabolum et ratione optimâ nititur, quia sal æternitatis est et immortalitatis signum neque putredine neque corruptione infestatur unquam sed ipse ab his omnia vindicat.

BAPTISÉ.N’attendez rien de bon d’un homme mal baptisé.

C’est une superstition bien ancienne qu’il y a des noms heureux et des noms malheureux, et que la destinée de chaque individu est pour ainsi dire écrite dans celui qu’il porte. Cette superstition était fort accréditée chez les Romains, qui cherchaient ordinairement à connaître par un présage appelé Omen nominis, si les personnes auxquelles on confiait la direction de quelque affaire, soit publique, soit privée, rempliraient leur mission avec succès. Ils détestaient les noms dont la signification rappelait quelque chose de triste ou de désagréable, et quand ils levaient des troupes, le consul devait prendre soin que les premiers noms inscrits sur le contrôle fussent de bon augure, comme ceux de Valérius, Victor, Faustus, etc. S’il ne se trouvait personne qui les portât, on les inscrivait toujours, après les avoir prêtés à des soldats imaginaires. Nos pères croyaient aussi à la fatalité des noms, et l’histoire en offre plus d’une preuve. On sait qu’on augura mal de la paix conclue à Saint-Germain-en-Laye, entre les calvinistes et les catholiques, deux ans avant la Saint-Barthélemy, et nommée paix boiteuse et mal assise, parce que M. de Biron, qui était boiteux, et M. de Mesmes, seigneur de Malassise, s’en étaient mêlés.

M. A.-A. Monteil, dans son curieux Traité de matériaux manuscrits (t. II, p. 169), parle d’un manuscrit du dix-septième siècle, intitulé: Nomancie cabalistique, ou la science du nom et du surnom des personnes dont l’on veut connaître l’événement.

BAPTISTE.Tranquille comme Baptiste.

Se dit d’un homme qui montre de l’indolence et de l’apathie dans quelque circonstance où il devrait agir. C’est une allusion au rôle des niais qui, dans les anciennes farces, étaient désignés ordinairement par le nom de Baptiste.

BARAGOUIN.

Langage corrompu et inintelligible. Deux voyageurs bas-bretons, qui ne connaissaient d’autre idiome que celui de leur province, arrivèrent dans une ville où l’on ne parlait que français. Pressés de la faim et de la soif, ils eurent beau crier bara, qui veut dire pain, et gouin, qui veut dire vin, ils ne furent compris de personne, tant qu’ils ne s’avisèrent point d’indiquer par des gestes les objets de leur besoin; et cette aventure donna, dit-on, naissance au mot baragouin. Que l’anecdote soit vraie ou fausse, l’étymologie de baragouin n’en est pas moins, suivant Ménage, dans les mots bara et gouin ou guin, qui, dans le bas-breton dérivé du celtique, signifient pain et vin, deux choses dont on apprend d’abord les noms quand on étudie une langue étrangère. Dire de quelqu’un qu’il parle baragouin ou qu’il baragouine, c’est faire entendre qu’il ne sait de l’idiome dont il use que les mots de pain et de vin.

On trouve cette autre étymologie dans le Chevréana: «Baragouin vient de bar, qui signifie dehors, champ, campagne, et de gouin qui signifie gens. Ainsi, parler baragouin, c’est parler comme les gens du dehors et les étrangers.»

BARBE.Faire barbe de paille à Dieu.

Cette expression, dont on se sert pour marquer la conduite intéressée d’un hypocrite qui ne fait que de mauvaises offrandes à l’église, tout en ayant l’air d’en faire de bonnes, a été corrompue par la substitution de barbe à jarbe ou gerbe. On a dit primitivement faire jarbe de foarre à Dieu, en parlant d’un payeur de dîmes qui ne donnait que des gerbes où il y avait peu de grain et beaucoup de foarre, foerre, fouerre ou fuerre (mots dérivés de foderum, qui, dans la basse latinité, signifie paille longue de tout blé). Rabelais dit de Gargantua (liv. I, ch. 2): il faisait gerbe de feurre aux dieux.

Faire la barbe à quelqu’un.

C’est le braver; c’est lui faire affront, ou bien l’emporter sur lui, l’effacer en esprit, en talent, etc. Le cardinal de Richelieu disait, dans ce dernier sens, en parlant de son affidé, le père Joseph, surnommé l’éminence grise: «Je ne connais en Europe aucun ministre ni plénipotentiaire qui soit capable de faire la barbe à ce capucin, quoiqu’il y ait belle prise.» Cette expression figurée est venue de l’usage de porter la barbe longue et du déshonneur attaché à l’avoir rasée, comme on le verra dans l’article suivant que j’ai déjà publié dans le journal la Presse, du 27 octobre 1838. Tous les faits qu’il contient sont historiques; j’en préviens les lecteurs, afin que le mensonge de la forme sous laquelle je les ai présentés ne leur fasse point suspecter la vérité du fond.

POGONOLOGIE, DISCOURS SUR L’HISTOIRE DE LA BARBE.

Plusieurs savants, qui ont écrit de beaux et bons traités sur la barbe, en font remonter l’origine au sixième jour de la création. Ce ne fut point l’homme enfant que Dieu voulut faire. Adam, en sortant de ses mains, eut une grande barbe suspendue au menton, et il lui fut expressément recommandé, ainsi qu’à toute sa descendance masculine, de conserver avec soin ce glorieux attribut de la virilité, par ce précepte transmis de patriarche en patriarche et consigné depuis dans le Lévitique: Non radetis barbam. Il est même à remarquer que ce fut le seul des commandements divins que les hommes ne transgressèrent point avant le déluge; car dans l’énumération des crimes qui amenèrent ce grand cataclysme, il n’est pas question qu’ils se soient jamais fait raser. Quoi qu’il en soit, Noé et ses fils étaient prodigieusement barbus lorsqu’ils sortirent de l’arche, et les peuples qui naquirent d’eux mirent longtemps leur gloire à leur ressembler. Les Assyriens renoncèrent les premiers à cette noble coutume; mais qu’on ne s’imagine point que ce fut de gaieté de cœur: leur reine Sémiramis les y força. Il entrait dans sa politique, disent quelques historiens, de se déguiser en homme, afin de passer pour un homme aux yeux de ses sujets peu disposés à obéir à une femme; et comme son déguisement pouvait être aisément trahi par l’absence de la barbe, car on n’en avait point encore inventé de postiche, elle voulut effacer cette marque caractéristique qui empêchait de confondre les mentons des deux sexes, et elle fit tomber, en un jour, sous le fer de la tyrannie toutes les barbes de ses états.

C’est ainsi que s’opéra, par la volonté d’une reine ambitieuse, cette étrange révolution qui devait changer la face de tous les peuples; elle s’étendit rapidement de l’Assyrie jusqu’en Égypte, où elle trouva de puissants promoteurs parmi les prêtres. Ces prêtres novateurs introduisirent dans les temples de nouvelles effigies de dieux représentés chauves et rasés, et ils fascinèrent tellement les esprits par la superstition, que chaque Égyptien s’empressa de se débarrasser, non-seulement du poil du menton, mais de celui de tout le corps, comme d’une superfluité impure. Dès lors une loi religieuse assujettit la nation à une tonte générale, à l’instar d’un troupeau de moutons. Il faut pourtant observer qu’une pareille loi ne devint rigoureusement obligatoire que dans les circonstances où l’on était en deuil de la mort du bœuf Apis. Dans les autres cas, on pouvait rester velu en toute sûreté de conscience. Il suffisait d’avoir la précaution de se couper de très près la barbe, qu’il n’était pas permis de laisser pousser deux jours de suite, excepté lorsqu’un nouvel Apis avait paru.

Mais pendant que les Égyptiens traitaient la barbe avec tant de mépris, le ciel, sans cesse attentif à placer le bien à côté du mal, appela chez eux les Israélites qui savaient apprécier ce qu’elle valait. Ce peuple, quoique esclave de l’autre, ne cessa point de porter la barbe en présence de ses oppresseurs, et il est certain que sa persévérance à cet égard contribua beaucoup dans la suite à le soustraire à sa captivité; car, je vous le demande, Moïse et Aaron auraient-ils pu opérer sa délivrance s’ils eussent été des blancs-becs? Non, non; croyons-en le témoignage d’un docte rabbin qui nous assure que le Seigneur avait communiqué une vertu divine à leurs barbes, comme il attacha plus tard une force miraculeuse à la chevelure de Samson, et ne nous étonnons plus, après cela, qu’Israël, malgré l’inconstance de son caractère, ait toujours considéré la barbe, soit comme un gage de salut, soit comme un objet de religieuse vénération, et qu’il ait entrepris une guerre exterminatrice pour en venger l’honneur outragé. David mit à feu et à sang le pays des Ammonites qui avaient eu l’insolence de couper la moitié de la barbe à ses ambassadeurs. Jugez de ce qu’eût fait ce roi dans son indignation, s’ils eussent poussé le sacrilége jusqu’à la leur couper tout entière.

C’était alors l’époque brillante de la barbe. Quel éclat elle répandit depuis les rives du Jourdain jusqu’aux bords de l’Eurotas! Nommerait-on une gloire qui ait été séparée de la sienne? La barbe obtint des Grecs enthousiastes les honneurs de l’apothéose. Elle flotta majestueusement sur la poitrine de leurs dieux, comme un attribut de la puissance céleste. Elle s’arrondit avec grâce autour du menton de Vénus, adorée dans l’île de Chypre sous le nom de Vénus barbue; elle fut consacrée à la miséricorde, en mémoire de l’usage des suppliants qui pressaient dans leurs mains pieuses la barbe de ceux dont ils cherchaient à émouvoir la compassion; elle figura dans plusieurs lois au même titre que les choses saintes et inviolables; elle para les héros, plus redoutables avec elle, d’un lustre non moins beau que celui des trophées; elle devint même une décoration glorieuse décernée aux veuves argiennes qui, sous la conduite de la noble Télésilla, avaient vengé le meurtre de leurs maris, en chassant de leur ville les armées réunies des deux rois de Sparte, Démarate et Cléomène. Le décret rendu à ce sujet établissait que ces veuves, en se remariant, auraient le droit de porter une barbe feinte au menton, quand elles entreraient dans la couche nuptiale. Ce décret, cité par Plutarque, est assurément un des plus remarquables qui aient jamais été faits. Il suffirait seul pour prouver combien les Grecs étaient plus sages que nous dans le choix des insignes qu’ils accordaient à la valeur. Ces insignes, ils les prenaient parmi les attributs de la virilité, tandis que nous allons les chercher parmi les ornements des femmes. Nous n’offrons que des rubans à nos héros; ils donnaient des barbes à leurs héroïnes.

Parcourez les fastes de la Grèce, vous n’y trouverez point d’événement célèbre où la barbe n’ait été mêlée. On pourrait démontrer que l’influence de la barbe fut une des premières causes de la civilisation, des beaux-arts et de la philosophie, qui jetèrent tant de splendeur sur cette contrée favorisée du ciel. La barbe, compagne inséparable des législateurs et des rages, relevait admirablement leur dignité et leur prêtait cet ascendant qui subjuguait les hommes; la barbe se jouait parmi les cordes de la lyre des poëtes jaloux de chanter ses louanges; la barbe était le signe caractéristique des philosophes, dont le mérite se mesurait sur sa longueur. Y eut-il jamais sous le soleil rien de plus magnifique et de plus respectable que les barbes de Minos, de Nestor, de Musée, d’Homère, de Lycurgue, de Pythagore, de Thalès, de Solon, d’Anacréon, de Miltiade, d’Aristide, de Thémistocle, de Périclès, d’Hippocrate, de Socrate, de Platon, etc., etc., etc.? On disait avec raison: Tant vaut la barbe, tant vaut l’homme; et il est à remarquer que pendant le temps où cet adage fut en honneur, la Grèce occupa le premier rang parmi les nations. On peut même croire qu’elle n’en aurait point été dépossédée, si elle n’eût pas adopté la sotte coutume de se raser. Ce qu’il y a d’incontestable, c’est que son asservissement par les Macédoniens date de cette innovation, introduite, à ce que dit Athénée, par un mauvais citoyen dont le nom s’est perdu dans le sobriquet flétrissant de korsès, qui signifie tondu ou rasé.... Réfléchissez à cet événement, peuples de la terre, et gardez-vous bien de faire repasser vos rasoirs!!!

Oui, c’est un fait digne de la plus sérieuse considération, que la barbe se montra constamment auprès du berceau des empires, et le rasoir auprès de leur tombeau. L’histoire universelle, qui offre tant de contradictions sur d’autres points, n’a jamais varié sur celui-ci. Je pourrais en rapporter mille preuves irréfragables, mais il serait trop long de les chercher au milieu des matières diverses qu’elle embrasse, matières dont la totalité, suivant l’abbé Langlet, ne formerait pas moins de trente mille volumes de mille pages chacun. Je prierai mes bénévoles lecteurs de m’en croire sur parole, et je me bornerai à leur citer l’exemple des Romains. Ce grand peuple portait la barbe lorsqu’il expulsa les Tarquins, et l’on sait que, dans la suite, les sénateurs aimèrent mieux se faire massacrer sur leurs chaises curules que de la laisser profaner par les mains des Gaulois. L’attachement qu’elle inspirait, accru par un trait si sublime, dura quatre siècles et demi. Ce ne fut que vers l’an de Rome 454, que des barbiers pénétrèrent dans cette ville, arrivés de Sicile, à la suite de Ticinus Ménas. Des barbiers! quel cortége pour un consul! les ombres héroïques des vieux Romains en frémirent d’indignation dans leurs sépulcres, mais leurs enfants dégénérés applaudirent à la nouveauté insensée, et livrèrent avec empressement l’honneur de leurs mentons au tranchant du rasoir qui jusque-là n’avait été employé dans Rome qu’à couper un caillou[15]. Cependant, afin de détourner le courroux des dieux barbus de l’Olympe, qu’une telle conduite ne pouvait manquer d’irriter, ils eurent soin de leur consacrer les poils abattus. Cet acte religieux du dépôt de la barbe, officium barbæ positæ, fut renouvelé depuis par tous ceux qui se firent raser pour la première fois, et chacun se piqua d’y joindre autant de luxe et de magnificence que son rang le lui permettait. Les historiens nous apprennent que Néron, en pareille circonstance, monta les cent degrés du clivus sacer (colline sacrée), à l’instar d’un triomphateur, pour aller déposer au Capitole, sur l’autel de Jupiter, les premiers poils de sa barbe, enfermés dans un vase d’or orné de perles du plus grand prix. Espérait-on compenser la perte de la barbe par un appareil pompeux? Il eût été bien plus avantageux de la conserver au menton que de la faire figurer auprès des dépouilles opimes. C’est ce que pensèrent plusieurs empereurs, et ils s’efforcèrent de la rétablir. Les plus célèbres de ces réformateurs furent Adrien et Julien, surtout ce dernier, qui signala son avénement au trône en chassant mille barbiers du palais impérial, et qui accabla les misopogons[16] des traits de la satire. L’empire alors brilla d’un reflet de son antique splendeur; mais, hélas! ce n’était que l’éclat d’un flambeau près de s’éteindre. Les misopogons et les barbiers reparurent, et, peu de temps après, les soldats du Nord, qui portaient de longues barbes, vinrent soumettre les Romains rasés.

Tantæ molis erat romanam radere gentem!

Les Francs, qu’on vit s’élever parmi ces conquérants et fonder une monarchie qui ne tarda pas à dominer sur les autres, les Francs, passionnés d’abord pour les seules moustaches, comprirent bientôt que ce relief incomplet ne pouvait suffire à leur figure martiale. Ils laissèrent croître leur barbe, et avec elle crût leur pouvoir. Elle devint chez eux, aussi bien que la chevelure, un attribut de la liberté, et il n’y eut presque point de relations sociales ni d’affaires importantes où elle ne fut appelée à jouer un rôle. S’agissait-il, par exemple, d’attacher à des contrats de vente ou de donation un caractère spécial de validité, les vendeurs ou les donateurs offraient trois ou quatre poils de leur barbe, qui étaient insérés dans les sceaux des titres remis aux acquéreurs, ou aux donataires. Voulait-on témoigner des égards ou de l’affection à quelqu’un, s’engager à le protéger, le recevoir en adoption, lui accorder une investiture; tous ces actes se confirmaient par l’attouchement de la barbe, qui les rendait plus sacrés. Les traités politiques même étaient sanctionnés par ce moyen. Aimoin rapporte que Clovis, voulant conclure une alliance avec Alaric, roi des Visigoths, lui envoya des ambassadeurs pour le prier de venir toucher sa barbe. On croit que cet attouchement se fesait tantôt avec les mains et tantôt avec des ciseaux; mais, en ce cas, le fer n’avait pas une action destructive. Il ne tranchait que l’extrémité des poils pour leur donner une forme régulière. Celui qui était chargé de cette opération, où l’on retrouve quelques traits de ressemblance avec la cérémonie du dépôt de la barbe alors en usage chez plusieurs peuples chrétiens, prenait le titre et les obligations de parrain ou père adoptif. Il se fesait suppléer quelquefois par un prêtre qui récitait des prières dont les formules existent dans le Sacramentaire de saint Grégoire. Les poils coupés étaient enveloppés dans de la cire sur laquelle on imprimait l’image du Christ, et ils étaient remis ensuite au parrain qui les déposait dans un lieu consacré, comme une dépouille vouée à Dieu. Cette destination religieuse des rognures de la barbe était bien préférable à celle que les Grecs, les Romains et les Lombards du même temps donnaient à la barbe entière, en l’envoyant en présent, lorsqu’ils voulaient offrir des gages précieux d’estime et de dévouement que Paul Diacre appelle les assurances d’une amitié inviolable. Les Francs tenaient trop à leur barbe pour en faire cadeau à un homme, quel qu’il fût; d’ailleurs c’était pour eux une espèce d’infamie d’avoir la barbe tout à fait coupée, et la peine la plus terrible que Dagobert put infliger à Sadragrésil, duc d’Aquitaine, après l’avoir fait fustiger, fut de ne pas lui laisser un poil au menton.

Il existait alors une indissoluble union entre le diadème et la barbe, et l’on sait que la première formalité pour opérer la déchéance des rois consistait à leur raser la tête et le visage. Charlemagne eut grand soin d’ordonner, dans ses Capitulaires, qu’aucun de ses descendants ne fût exposé à cet outrage régicide, et certes une telle précaution était très digne du grand homme qui fesait trembler tout l’Occident devant sa barbe, surtout lorsqu’il jurait par sa barbe et par saint Denis. Les paladins qui, sous son règne, se signalèrent par tant d’exploits, attachaient la plus grande gloire à conserver intact le poil de leur menton, et à couper celui des mentons de leurs adversaires. Un de ces paladins portait sur ses épaules, comme un trophée, un manteau tissu de ce poil moissonné par son glaive; un autre couchait sur un lit d’honneur dont les matelas en étaient garnis, et cela était mille fois plus beau que de reposer sur des lauriers. Mais on doutera peut-être de la vérité de ces deux traits, parce qu’ils ne sont consignés que dans des livres de chevalerie. Et quand même ils auraient été imaginés à plaisir, ce que je suis bien loin de penser, ils serviraient du moins à prouver de quelle haute considération la barbe jouissait en ces temps héroïques. Ses honneurs et ses prérogatives se maintinrent jusqu’au douzième siècle. Il faut dire pourtant que, dans cet intervalle, la manière de la porter subit diverses modifications. Tantôt on la façonna en triangle, tantôt en losange et tantôt en trapèze, selon les lois de la plus exacte géométrie; quelquefois on l’arrangea de telle sorte que la face humaine eut l’apparence de celle d’un bouc. On lui donna aussi la forme d’un hérisson: dans ce dernier cas, elle était confondue avec les moustaches et taillée pour faire une bordure circulaire à la bouche. Enfin, on l’amoindrit considérablement, afin qu’elle échappât aux bulles d’interdiction lancées contre elle par le pape Grégoire VII. Cet implacable ennemi de toutes les puissances de la terre ne pouvait ménager la barbe; mais devait-il être égaré par la haine qu’il lui portait jusqu’à devenir l’imitateur du plus grand adversaire de la papauté, de Photius, patriarche de Constantinople, qui s’était séparé de l’Église romaine, et avait excommunié la barbe du pape Nicolas Ier?[17] Quel étrange spectacle que celui d’un pontife prenant pour modèle un eunuque schismatique! Cependant ses violentes persécutions n’eurent pas tout leur effet. Les ecclésiastiques qui par état renonçaient aux pompes du monde, furent les seuls qui se firent raser entièrement. Un archevêque de Rouen trouva mauvais que les séculiers, malgré les défenses de Grégoire, conservassent un privilége que n’avait plus le clergé. Il fulmina des mandements contre ce reste de barbe et ordonna de l’abolir sous peine d’excommunication. Les dévots obéirent; les autres furent indignés: on se disputa, on s’arma des deux côtés, et l’on vit naître une guerre civile de la barbe. Enfin, Louis VII, dit le Jeune, docile aux volontés sacerdotales, se fit raser publiquement par Pierre Lombard, évêque de Paris, malgré les représentations d’Éléonore, sa femme, qui s’écria, dans son dépit, qu’elle avait cru épouser un roi, et qu’elle n’avait épousé qu’un moine. Les courtisans, toujours singes du prince, imitèrent Louis, et l’on n’aperçut plus que des mentons pelés. C’est alors que commença à se former une corporation de barbiers qui choisirent, dans la suite, saint Louis pour leur patron, sans doute à cause de la faveur spéciale que ce monarque avait accordée à son barbier Labrosse, indigne parvenu, qui fut pendu sous le successeur de son maître.

Une des plus belles actions de Philippe de Valois fut de restaurer la barbe. Sous son règne, on poussa le luxe jusqu’à la parfumer, à l’orner de paillettes d’or et à la galonner, c’est-à-dire à y suspendre des glands dorés nommés galands, ce qui, d’après certain étymologiste dont je cite l’opinion sans l’adopter, pourrait bien avoir introduit le terme de galanterie, car, dit-il, les dames se montraient jalouses de caresser des barbes si bien arrangées. Ce noble usage cessa dans le siècle suivant. Les barbiers redevinrent nombreux et puissants. On sait la grande fortune d’Olivier-le-Daim, barbier de Louis XI; on sait aussi comment il expia son élévation. Ce misérable fut pendu comme l’avait été Labrosse, et tous les deux l’avaient bien mérité.

François Ier, qui aspirait à tous les genres de gloire, n’oublia pas celle de la barbe, honteusement négligée après Philippe de Valois. Les détracteurs de ce roi chevalier ont prétendu qu’il ne laissait croître la sienne que pour regagner en poils ce qu’il avait perdu en cheveux, depuis qu’un tison lancé d’une fenêtre par le capitaine de Lorge, comte de Montgommery, lui avait endommagé le crâne; mais il est certain qu’il agit ainsi par un autre motif. Il sentait toute la valeur de la barbe, et, ce qui le prouve sans réplique, c’est qu’il fit vendre le droit de la porter. Une ordonnance rendue par lui, en 1533, envoyait ramer sur les galères les Bohémiens, les vilains, et tous ceux qui oseraient la porter sans y être autorisés et sans payer la redevance imposée. Il est vrai que la barbe dont il est question n’était pas une barbe roturière. Elle était une prérogative du costume de cour, et elle équivalait à un titre de noblesse.

Sous Henri IV, on vit paraître des barbes de toutes les espèces. Il y en avait de façonnées en toupet, en éventail, en feuille d’artichaut, en queue d’hirondelle. Mais aucune d’elles ne valait la barbe grise du bon Béarnais sur laquelle le vent de l’adversité avait soufflé. O la plus vénérable des barbes! maudite soit la langue qui ne proférera pas tes louanges!

Quel dommage qu’un aussi grand roi que Louis XIV n’ait pas eu pour la barbe les mêmes égards que pour la perruque! C’est un des plus grands reproches qu’on puisse lui adresser.

Tel fut le sort de la barbe chez les principales nations. Il serait trop long de raconter celui qu’elle éprouva chez les autres. Je dirai cependant qu’aucun peuple n’eut jamais pour elle un plus grand amour que les Espagnols et les Portugais. C’était une passion qui conservait quelquefois sa force après le trépas. Je n’exagère point. Voici ce que don Sébastien de Cobarruvias raconte à ce sujet: «Cid Rai-Dios, gentilhomme castillan, étant mort, un juif, qui le haïssait, se glissa furtivement dans la chambre où le corps reposait sur un lit de parade. Il se mettait déjà en posture de lui tirer la barbe, lorsque le corps se leva soudain, et dégaînant à moitié son épée qui se trouvait près de lui, causa une telle frayeur au juif qu’il s’enfuit comme s’il eût eu cinq cents diables à ses trousses. Le corps se remit ensuite sur le lit comme auparavant.»

La barbe avait alors autant de prix que l’or et les diamants. Un moyen sûr de se procurer de l’argent était d’emprunter sur sa barbe ou sur ses moustaches, comme fit le grand Albukerque. Une telle hypothèque offerte aux prêteurs les plus intraitables fesait sur eux l’effet d’un talisman. Oh! pourquoi sa vertu n’est-elle plus la même aujourd’hui? Ces maudits barbiers ont tout gâté. Ce sont eux sans doute qui, pour engager tout le monde à se faire raser, ont inventé le dicton: Prêter sur la barbe d’un capucin, c’est-à-dire prêter sans garantie; mais les barbiers passeront, je l’espère, et la barbe restera. Déjà son règne a recommencé parmi nous, et ce qui présage qu’il sera glorieux, c’est qu’il a été ramené par la jeune France. Honneur à ces incomparables jeunes gens qui ont si bien préludé à la restauration de la barbe par la guerre contre les perruques! quelle gloire pour eux d’être barbus dans un siècle où les barbons n’ont point de barbe!

Mais ce n’est point assez. La réforme qu’ils ont faite en appelle une autre. Le costume actuel ne saurait convenir à la majesté de la barbe. Ils doivent le supprimer. Puissent-ils adopter celui de ces héros du moyen âge dont nous admirons les portraits dans ces précieuses tapisseries qui décoraient jadis les lambris des palais des rois et des châteaux des grands seigneurs! Oh! qu’il me tarde de voir luire ce jour heureux où les habits étriqués des fashionables seront remplacés par les magnifiques vêtements de Geoffroi le barbu et de Baudoin à la belle barbe!

BARBOUILLÉE.Se moquer de la barbouillée.

Se dit d’une personne qui débite des choses absurdes et ridicules, qui fait des propositions exagérées et extravagantes, ou d’une personne qui, ayant bien fait ses affaires, se moque de tout ce qui peut arriver et de tout ce qu’on peut dire et faire. C’est ainsi que cette locution se trouve expliquée dans le Dictionnaire de l’Académie. J’ajouterai qu’elle s’emploie aussi quelquefois pour signifier qu’on se moque de ses créanciers, et que cette acception en désigne l’origine. La barbouillée signifie proprement la cédule, ordinairement barbouillée, de l’huissier qui cite le débiteur en justice, ou le billet par lequel le débiteur s’est engagé à payer.

BARQUE.A barque désespérée Dieu fait trouver le port.

Là où les secours humains sont inutiles, éclate la protection de Dieu. Plus l’infortune est grande, disent les Allemands, plus Dieu est près, Je grosser die Noth deste naher Gott.

Les Grecs et les Latins avaient ce proverbe: Si Dieu le veut, tu navigueras sur une claie.

BARRES.

Les barres sont un jeu de course entre certaines limites, «lequel, dit Nicot, se joue par deux bandes, l’une front à front de l’autre, en plaine campagne, saillants de leurs rangs les uns sur les autres, file à file, pour tascher à se prendre prisonniers. Là où le premier qui attaque l’escarmouche est sous les barres de celuy de la bande opposite qui sort sur luy, et cestuy sous les barres de celuy qui de l’autre part saut (s’élance) en campagne sur luy, et ainsi les uns sur les autres, tant que les deux troupes soient entièrement meslées. Ayant par advanture tel jeu prins tel nom, parce que telles bandes estoient retenues de barres ou barrières qu’on leur ouvroit, quand il estoit proclamé qu’on laissast aller les vaillants joueurs que les Latins appellent carceres.» Ce jeu, qui est semblable à celui de la palestre, chez les Grecs et les Romains, a donné lieu à plusieurs expressions proverbiales.

Jouer aux barres.

Se chercher sans se joindre, parce qu’au jeu de barres on poursuit ceux qui fuient, et on fuit ceux qui poursuivent.

Avoir barres sur quelqu’un.

Avoir quelque avantage sur lui; comme le joueur de barres sur ceux de ses adversaires qui sont partis du camp avant lui.

Ne faire que toucher barres.

Ne point s’arrêter dans un endroit; à l’exemple du coureur qui, rentré au camp en repart aussitôt pour s’élancer à la poursuite de ceux devant lesquels il fuyait.

BASILIC.Regard de basilic.

C’est une ancienne croyance populaire, encore existante chez les paysans, que les vieux coqs pondent quelquefois un œuf qui éclot dans le fumier et produit une espèce particulière de basilic, reptile redoutable auquel on attribue le pouvoir de tuer par son seul regard quiconque s’y trouve exposé, et de se tuer lui-même quand il se voit dans une glace[18]. De là ces expressions proverbiales: Lancer des regards de basilic, et Faire des yeux de basilic à quelqu’un; c’est-à-dire des regards et des yeux enflammés de fureur qui donneraient la mort, s’ils le pouvaient, à la personne contre laquelle ils sont dirigés.

Les vieux coqs ne se mêlent pas de la procréation du basilic, et le basilic n’a pas la puissance destructive qu’on lui suppose. Les auteurs qui, dans un siècle d’ignorance, ont prétendu qu’il laissait échapper de ses rayons visuels un poison meurtrier, ne méritent aucune foi; ils ont extravagué, et Borel a extravagué plus qu’eux encore, lorsqu’il a parlé dans ses Centuries d’un individu de sa connaissance dont les regards avaient une maligné si pernicieuse, si terrible, qu’ils fesaient périr les petits enfants, desséchaient les mamelles des nourrices, les plantes et les fruits, corrodaient et perçaient toute espèce de verres. Quel embarras n’aurait pas éprouvé cet homme-basilic, s’il eût été obligé de porter des lunettes!

BASQUE.Courir comme un Basque.

Les Basques ont été toujours renommés pour leur agilité, et c’est parmi eux que les grands seigneurs choisissaient autrefois leurs coureurs.

Le tour du Basque.

On appelle ainsi le croc-en-jambe, parce que les Basques sont très habiles à faire ce tour de lutte en portant rapidement un pied sur le jarret d’un adversaire à qui ils appliquent en même temps un coup dans l’estomac, ce qui le jette aussitôt à la renverse.

BASSIN.Cracher au bassin ou au bassinet.

Contribuer malgré soi à quelque dépense.

On dit que cette locution est venue de ce qu’autrefois on se servait d’un bassin au lieu d’une bourse pour faire la quête dans les églises, ce qui se pratique encore dans quelques endroits; mais cette explication ne donne pas la raison du mot cracher employé dans le sens de donner de l’argent. En voici une autre:

Dans un vieux recueil de proverbes en figures au nombre de deux cents, dont quelques-unes représentent des circonstances de la vie des gueux, on voit le roi de Gueuserie, nommé Guillot ou grand Coësre, comme celui des bohémiens, présidant une assemblée publique de ses sujets. Il est revêtu d’un ample manteau en loques; il a pour trône le dos d’un coupeur de bourses sur lequel il est assis, pour sceptre un bâton noueux fait en forme de béquille, et pour diadème un chapeau entouré de coquillages. A ses pieds est un bassin de cuivre, et à son côté une estrade du haut de laquelle son archi-suppôt debout lit et explique une ordonnance qui oblige tous les gueux, excepté les principaux officiers, à payer une contribution à laquelle ils sont tenus. Chacun se prépare en rechignant à déposer dans le bassin sa quote-part de la somme demandée; et c’est ce qui s’appelle en terme d’argot cracher au bassin ou au bassinet, pour marquer sans doute qu’on éprouve autant de peine à tirer son argent de sa bourse qu’un catarrheux en éprouve à expectorer ses mucosités.

BASTILLE.Plus d’argent que le roi n’en a dans sa Bastille.

Prenez-moi ces abbés, ces fils de financiers
Dont, depuis cinquante ans, les pères usuriers,
Volant à toute main, ont mis dans leur famille
Plus d’argent que le roi n’en a dans sa Bastille.

(Regnier, sat. 13.)

Autant d’argent que le feu roi
En avait mis dans la Bastille.

(Maynard.)

Ce roi est Henri IV. Son trésor, gardé à la Bastille, se composait en 1604 de sept millions d’or, et en 1610 de quinze millions huit cent soixante-dix mille livres d’argent comptant serré dans les chambres voûtées, coffres et caques, outre dix millions qu’on en avait tirés pour bailler au trésorier de l’épargne. C’est textuellement ce que dit Sully dans ses mémoires. Cette richesse, qui n’était point destinée aux dépenses publiques, provenait de l’administration sage et économe de ce ministre, qui probablement l’avait déposée à la Bastille, parce qu’il était gouverneur de cette forteresse. Avant lui le trésor des rois de France avait été placé successivement au Temple, au Louvre et dans une tour de la cour du palais.

On trouve dans le roman de Gérard de Roussillon, une expression proverbiale très analogue à celle qui vient d’être expliquée: Il a volé plus d’avoir qu’il n’y en a dans Pavie. Allusion au trésor des rois lombards qui était dans cette ville.

BATEAU.Arriver en trois bateaux.

Cette expression proverbiale et comique, qu’on emploie en parlant d’une personne ou d’une chose dont on veut relever l’importance, est une allusion à l’usage de faire escorter par des vaisseaux de guerre un vaisseau de transport qui est richement chargé ou qui a quelque passager illustre à son bord. Elle se trouve dans le chapitre 16 du livre I de Rabelais, où il est parlé de la jument de Gargantua, amenée de Numidie en trois quarraques et ung brigantin. Elle se trouve aussi dans la fable de La Fontaine intitulée: le Léopard et le Singe qui gagnent de l’argent à la foire. Le singe dit au public qu’il harangue pour l’attirer à son spectacle:

Votre serviteur Gille,
Cousin et gendre de Bertrand,
Singe du pape en son vivant,
Tout fraîchement arrive en cette ville;
Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler.

Le peuple dit aujourd’hui Arriver en quatre bateaux, dans une acception de reproche, en parlant d’une personne qui affiche des prétentions, se donne de grands airs, fait de l’embarras dans une société où elle paraît.

BÂTON.Être réduit au bâton blanc.

On prétend que cette expression est un allusion à l’ancien usage d’après lequel les soldats d’une garnison qui avait capitulé sortaient de la place avec un bâton à la main, c’est-à-dire avec un bois de lance dégarni de fer. Mais on se trompe certainement; car l’usage dont on parle ne fut introduit que parce que le bâton dépouillé de son écorce était un symbole de dénûment et de sujétion affecté particulièrement aux suppliants et aux prisonniers. On sait qu’aux termes de la loi salique, le meurtrier, obligé de quitter le pays lorsqu’il ne pouvait payer la composition, sortait de sa maison, en chemise, déceint, déchaux et bâton en main, palo in manu. Une disposition analogue se trouve dans cette formule des archives de Bade: Partir avec petit bâton et du bien faire l’abandon (Grimm., 133). On voit dans les Antiquités d’Anvers, par Gramaye, que les confrères de l’arc de la ville de Welda se présentèrent devant les statues des saints avec des baguettes blanches dans leurs mains en signe de dépendance. «Je ne plains pas les garçons, dit Luther: un garçon vit partout, pourvu qu’il sache travailler; mais le pauvre petit peuple des filles doit chercher sa vie avec un bâton blanc à la main.» (Mém. de Luther, par M. Michelet, II, p. 160.)

C’est une coutume en Hollande, que les servantes qui sont sans place courent les rues en portant des bâtons blancs.

Le tour du bâton.

On appelle ainsi les profits casuels et souvent illicites d’un emploi.

Cette expression vient, suivant Borel, des deux mots bas et ton, parce que lorsqu’on veut faire un gain injuste on ne le dit qu’à voix basse (d’un bas ton) à l’oreille des personnes qu’on met dans ses intérêts. Lamonnoye la tire du petit bâton avec lequel les joueurs de gobelets exécutent leurs tours de passe-passe. Moisant de Brieux pense qu’elle fait allusion au bâton des maîtres d’hôtel. Elle peut tout aussi bien faire allusion au bâton des huissiers, ou mieux encore au bâton des juges suppléants qui, toutes les fois qu’ils étaient appelés à remplacer les titulaires, dans le temps de la féodalité, grevaient les plaideurs de quelque dépense surérogatoire. Les seigneurs les y autorisaient pour se dispenser de les payer, et partageaient même avec eux. C’est ce qui rendait la justice seigneuriale beaucoup plus chère que la justice royale, et fesait dire que Justice coute moult souvent plus que ne vaut.

Faire sauter à quelqu’un le bâton.

L’obliger à faire quelque chose contre son gré.

Allusion à un amusement des bergers qui, faisant sortir le troupeau de la bergerie ou l’y faisant rentrer, se placent sur la porte avec un bâton élevé à une certaine hauteur, pour se donner le plaisir de le faire sauter à leurs bêtes.—On dit aussi Sauter le bâton dans le même sens que Franchir le pas, franchir l’obstacle.

Faire une chose à bâtons rompus.

On a regardé cette façon de parler comme une allusion aux exercices du tournoi où les chevaliers, dans les joûtes de plaisir, se servaient de lances mornées qui se nommaient bâtons rompus[19], tandis que dans les joûtes sérieuses, ils fesaient usage de lances acérées, deux manières de combattre qui différaient entre elles, comme l’escrime et le duel. Mais une telle explication fausserait l’idée qu’on attache à l’expression Faire une chose à bâtons rompus, qui ne signifie point faire une chose peu sérieusement et par manière de jeu, comme on l’imagine, mais bien, faire une chose après de fréquentes interruptions et à diverses reprises. Cette expression est une métaphore prise d’une batterie de tambour, qui consiste à faire jouer les bâtons ou baguettes alternativement et par intervalle, ce qui s’appelle rompre les bâtons. Elle est proprement le contraire de aller rondement, autre métaphore prise aussi d’une batterie de tambour qu’on nomme le roulement.

BAUME.Fleurer comme baume.

Exhaler une odeur agréable. On dit proverbialement et figurément, Cela fleure comme baume, en parlant d’une affaire qui paraît bonne et avantageuse.

Donner du baume de Galaad.

S’apitoyer sur le malheur au lieu de le secourir; donner de l’eau bénite de cour.

Cette expression est venue d’un vieux livre intitulé: Le Baume de Galaad, qui fut fait pour la consolation des malheureux.—Le pays de Galaad, en Judée, était la patrie du prophète Elie, dont les paroles avaient la vertu de guérir les maux, Cujus verba erant medicina; et il produisait tant d’essences balsamiques, qu’on disait proverbialement, Porter des parfums à Galaad, dans le même sens que Porter du blé en Egypte, du safran en Cicile, des roses à Prestum, des chouettes à Athènes, de l’eau à la mer, etc.

Autrefois on appelait aussi baume, ce qu’on appelle aujourd’hui pot-de-vin ou épingles, c’est-à-dire le cadeau fait à la suite d’un contrat. Dans le livre intitulé Droits et coutumes de Champagne que le roi Thiébaut établit, on lit: «Une somme d’argent déboursée par forme de baulme, à la suite du bail.» Cette signification du mot baume, fesait ressortir par opposition celle de baume de Galaad.

Les Italiens nomment plaisamment l’égoïste dont la bienfaisance ne consiste qu’en paroles; Amico da stranuti, Ami pour les éternuements, parce qu’on ne peut tirer de lui qu’un Dieu vous bénisse.

BAVETTE.Tailler des bavettes.

Babiller, bavarder.—Cette expression populaire est une espèce de calembourg où le mot bavette, qui signifie la partie haute d’un tablier destinée à couvrir la poitrine, se prend dans le sens de bavardage qu’il avait autrefois. Les femmes du peuple disent en se séparant après une longue causerie: Maintenant que nous avons taillé des bavettes, il faut aller les coudre; c’est-à-dire, maintenant que nous avons bavardé, il faut aller travailler.

BEAU.Cela doit être beau, car je n’y comprends rien.

Ainsi s’exprime le bel esprit Desmazures, dans une comédie de Destouches, et il ne fait que répéter ce que plusieurs philosophes ont dit avant lui très sérieusement.

Le poëte Lucrèce (De rerum naturâ, lib. 1) parle en ces termes d’Héraclite surnommé Skoteinòs, le ténébreux.

Clarus ob obscuram linguam magis inter inanes
Quamde graves inter graios, qui vera requirunt.
Omnia enim stolidi magis admirantur amantque
Inversis quæ sub verbis latitantia cernunt.

(C’est par l’obscurité de son langage qu’il s’attira la vénération des hommes superficiels, mais non pas des sages Grecs accoutumés à réfléchir; car la stupidité n’admire et n’aime que les opinions cachées sous des termes mystérieux.)

Montaigne, qui cite les vers de Lucrèce, fait les réflexions suivantes: «La difficulté est une monnoie que les savants emploient comme les joueurs de passe-passe, pour ne découvrir l’inanité de leur art, et de laquelle l’humaine bêtise se paye aisément..... On voit Aristote à bon escient se couvrir souvent d’obscurité si expresse et si inextricable, qu’on n’y peut rien choisir de son avis. Non Aristote seulement, mais la plupart des philosophes ont affecté la difficulté pour faire valoir la vanité du sujet, et amuser la curiosité de notre esprit. Epicure a évité la facilité» (c’est-à-dire d’être clair et facile à entendre). (Ess., liv. II, chap. 12.)

Quintilien dit: «J’en ai vu plusieurs qui prenaient à tâche d’être obscurs, et ce vice n’est pas nouveau; car je trouve dans Tite-Live que, de son temps, il y avait un maître qui recommandait à ses disciples de jeter de l’obscurité dans tous leurs discours: de là cet éloge incomparable: Cela est fort beau: je ne l’ai pas entendu moi-même.»

Lycophron, poëte grec, dont le nom est devenu proverbialement appellatif pour désigner un auteur inintelligible, affectait dans ses vers une obscurité énigmatique, et il protestait publiquement qu’il se pendrait s’il se trouvait quelqu’un qui pût entendre son poëme de la Prophétie de Cassandre; en quoi il ne prenait pas un engagement téméraire. Ce poëme, demeuré inexplicable jusqu’à ce jour, malgré tous les efforts des grammairiens, des scoliastes et des commentateurs, a été justement comparé à ces souterrains où l’air est si épais et si étouffé, que les flambeaux qu’on y apporte s’y éteignent.

Hégel, philosophe allemand, mort en 1830, regardait la clarté comme une qualité d’un ordre inférieur. Dans sa préface de l’Encyclopédie, il a formellement énoncé cette pensée, qu’un philosophe doit être obscur, et dans tous ses écrits il s’est très bien conformé à ce précepte.

Nous avons aujourd’hui bon nombre d’écrivains qui croient passer pour sublimes à force d’être obscurs, et qui se figurent que le proverbe doit tourner pour eux de l’ironie à l’éloge. Laissons-les se complaire dans cette opinion; car si tout doit se compenser, comme le prétend M. Azaïs, n’est-il pas juste que ces nouveaux Lycophrons prennent leur obscurité pour le dernier terme du génie, lorsqu’on prend leur génie pour le dernier terme de l’obscurité?

BEC.N’avoir que du bec.

Bec pour caquet, se trouve dans Villon, Coquillart, Marot, etc., et dans plusieurs autres locutions proverbiales que je vais rapporter.

Faire le bec à quelqu’un.

C’est le styler, lui faire la leçon, lui apprendre ce qu’il doit répondre pour ne rien dire de compromettant dans une affaire.

Prendre quelqu’un par le bec.

C’est prendre quelqu’un par ses paroles, l’amener à se couper dans son discours, le faire tomber en contradiction.

On a remarqué qu’il n’y a pas dans la langue française de mot plus ancien que le mot bec, qui se retrouve dans tous les dialectes celtiques. Suétone (In Vitell., cap. 18) nous apprend que le toulousain Antonius Primus, ami du poëte Martial et poëte lui-même, dont la victoire valut l’empire à Vespasien, avait été surnommé Bec par ses compatriotes.

Les bègues sont ceux qui ont le plus de bec.

Balbutientes plus cæteris loquuntur.

Ceux qui parlent moins bien sont ceux qui parlent davantage. Il semble qu’ils ne puissent énoncer une idée qu’en recourant à un nombre infini de paroles, de même que les bègues ne parviennent à articuler un mot qu’à force d’en répéter les syllabes. L’esprit des premiers et tout juste comme la langue des seconds.

Ce proverbe s’emploie pour critiquer des prétentions ridicules et sans fondement.

Caquet-bon-bec, la poule à ma tante.

On appelle ainsi une cajoleuse, une enjoleuse.

M. de Walckenaer croit que l’expression vraiment comique de caquet-bon-bec est de l’invention de La Fontaine, qui dit en parlant de la pie dans la fable 11 du livre XII;

Caquet-bon-bec alors de jaser au plus dru.

Mais il se trompe, puisque le dicton dont elle fait partie se trouve dans les Curiosités françaises d’Antoine Oudin, recueil imprimé en 1640, c’est-à-dire 54 ans avant le douzième livre des fables, qui ne parut qu’en 1694.

Ce dicton a fourni à M. de Junquières le titre d’un poëme badin qui est d’une lecture agréable.

Tenir quelqu’un le bec dans l’eau.

Le tenir dans l’incertitude, en différant de prendre une détermination sur une affaire qui l’intéresse, l’amuser par de vaines espérances. C’est comme si l’on disait le tantaliser, car cette expression est évidemment une allusion au supplice de Tantale, que les poëtes représentent plongé jusqu’au menton dans un étang dont l’eau, échappant sans cesse à ses lèvres desséchées, l’empêche d’apaiser la soif brûlante qui le dévore.

Passer la plume par le bec à quelqu’un.

Le frustrer des espérances qu’on lui a données; le prendre pour dupe ou pour jouet.

Cette façon de parler a sans doute été prise, dit Moisant de Brieux, de ce qui se pratique à la campagne par les paysans, qui passent effectivement une plume par le bec ou dans les narines des oies et des canes, quand ils veulent les empêcher de couver. Cependant, ajoute-t-il, un grand homme croit qu’elle fait allusion à une espiéglerie de clercs ou d’écoliers qui, pour faire pièce à un nouveau venu, lui tirent la plume lorsqu’il la met à la bouche, et lui barbouillent les lèvres d’encre. Voilà deux origines au lieu d’une, et toutes deux sont probables. Mais quelle est celle qu’il faut préférer? En vérité, je ne le sais, et je ne cherche pas à le savoir, car je ne vois pas que ceux qui le savent aient un grand avantage sur ceux qui l’ignorent. J’espère que mes lecteurs voudront bien penser comme moi.

BÉCASSE.La bécasse est bridée.

Locution métaphorique dont on se sert en parlant d’un sot qui se laisse attraper, qui se laisse prendre à quelque piége, comme la bécasse au lacet vulgairement appelé bride.

Le nom de bécasse s’emploie proverbialement dans plusieurs langues comme synonyme d’imbécile, parce que cet oiseau est d’un instinct si obtus et d’un naturel si stupide, qu’il ne sait éviter aucun piége. Pour cette raison le vieux naturaliste Belon l’a qualifié de moult sotte bête, et les habitants de la Barbarie, au rapport du docteur Shaw, l’ont appelé hammar el hadjel, l’âne des perdrix.

Sourd comme une bécasse.

Les bécasses se tiennent ordinairement tapies dans les grandes haies et dans les taillis les plus épais; le bruit qu’on fait pour les en chasser est presque toujours inutile. Elles ne partent guère que lorsque le chien est près de les atteindre, et souvent même sous les pieds du chasseur. C’est ce qui a fait croire à la surdité de cet oiseau et a fait prendre cette prétendue surdité pour terme de comparaison proverbiale.

La lune des bécasses.

C’est ainsi que les chasseurs nomment la pleine lune de novembre, parce que, pendant ce mois, qui est la principale époque du passage des bécasses, elles se promènent par troupes, au clair de la lune, pour chercher leur nourriture qu’elles ne trouvent pas si facilement au grand jour, car le grand jour blesse leurs yeux. Ce qui, pour le dire en passant, a donné lieu aux Espagnols de nommer cet oiseau gallina ciega, poule aveugle.

BÉGUINE.C’est une béguine.

Les béguines étaient des religieuses dont les uns attribuent l’institution à sainte Bègue, sœur de sainte Gertrude, et les autres à saint Lambert Berggh, dit le Bègue, prêtre de l’église de Liège au douzième siècle. Leur nom, qu’on fait dériver de celui de leur fondatrice ou de celui de leur fondateur, vient peut-être du verbe saxon beggin, prier. Louis IX les appela en France, où elles furent établies dans un grand nombre de villes. Comme elles occupèrent à Paris le couvent de l’Ave-Maria, elles y prirent, vers la fin du quinzième siècle, le titre de Cordelières de l’Ave-Maria, que certains auteurs ont prétendu leur avoir été donné parce qu’elles étaient habituées à proférer ces deux mots de la salutation angélique aussi souvent que les soldats en profèrent d’autres beaucoup moins religieux. Ces pieuses filles, qui avaient réveillé le mysticisme en plusieurs contrées de l’Europe, se relâchèrent de leur ferveur. L’histoire des ordres monastiques dit qu’elles fesaient volontiers toute sorte de vœux, excepté celui de ne pas se marier et de ne pas jouir des plaisirs du monde. Alors un préjugé défavorable se forma sur leur compte, et le discrédit dans lequel elles tombèrent donna lieu à l’expression proverbiale qu’on emploie pour désigner une femme d’une dévotion ridicule et même suspecte.

Observons que, du temps même de saint Louis, on désignait un dévot par le terme de béguin, qui n’a pas conservé cette acception. La preuve en est dans cette phrase de Joinville: «Quant le roy estoit en joye, si me disoit: Séneschal, pourquoy preud’homme vaut mieux que béguin

BÉJAUNE.Montrer son béjaune.

On dit que quelqu’un a montré son béjaune, ou qu’on lui a fait voir son béjaune, pour signifier qu’il a montré ou qu’on lui a fait voir son inexpérience, son ineptie. Béjaune est une altération de bec jaune, terme de fauconnerie par lequel on désigne, en prenant la partie pour le tout, un jeune oiseau qui n’est pas encore sorti du nid et qui a réellement le bec jaune. Comme cet oiseau ne sait rien faire, sa dénomination a été appliquée aux personnes novices et peu habiles. Dans le Roman de la Rose, la vieille dit à Belaccueil:

Si n’en savez quartier ne aulne,
Car vous avez le bec trop jaune.

Les Allemands se servent d’une pareille métaphore; ils appellent un niais, Gelbschnabel, jaune-bec.

Dans l’ancienne Université de Paris, les étudiants nouveaux venus et les régents qui débutaient recevaient le nom de béjaunes, et ils étaient soumis à payer un droit de bien-venue nommé aussi le béjaune, dont l’intendance était déférée, dans les écoles de théologie, à un individu qui prenait le titre d’abbé des béjaunes. Ce fonctionnaire devait monter sur un âne, à la fête des Innocents, parcourir la ville escorté de ses subordonnés, et faire sur eux certaines aspersions. On rapporte qu’il fut condamné en 1476, par arrêt de la Faculté, à une amende de huit sols, pour avoir mal rempli son office. On délivrait des lettres de béjaune aux clercs de la Bazoche, en attestation du service qu’ils avaient fait chez les maîtres-procureurs, lorsqu’ils voulaient eux-mêmes le devenir.

BÉLÎTRE.C’est un bélître.

C’est un misérable, un homme vil. Ce mot, qu’on croit formé du latin balatro, qui signifie gueux, coquin, parasite, s’employait autrefois pour mendiant, dans une acception qui n’avait rien de reprochable. Les pèlerins de la confrérie de Saint-Jacques, à Pontoise, avaient pris le titre de Bélistres, et les quatre ordres mendiants s’appelaient les quatre ordres de Bélistres. Montaigne a donné un féminin au mot bélître dans cette phrase remarquable (Essais, liv. III, chap. 10): «Desdaignons cette faim de renommée et d’honneur, basse et bélistresse, qui nous le fait coquiner de toute sorte de gens par des moyens abjects et à quelque prix que ce soit. C’est déshonneur d’estre ainsi honoré.»

BELLE.Il l’a échappé belle.

Il a évité heureusement un danger ou un malheur. On s’étonne de l’usage qui veut qu’on écrive ici au masculin le participe échappé, qu’il faudrait écrire, dit-on, au féminin, parce qu’il se trouve précédé d’un régime de ce genre indiqué par le mot belle. Cependant cet usage ne viole pas la loi de l’accord, car le régime qu’on croit du féminin est du masculin, et le mot belle qu’on suppose adjectif de ce régime n’est l’est point. Il l’a échappé belle doit s’analyser ainsi: il l’a (le malheur) échappé belle, c’est-à-dire d’une belle manière ou bellement. Si le résultat de l’analyse était: il l’a (la chose) échappée belle, c’est-à-dire étant belle, la locution mentirait à la pensée, elle présenterait un sens différent de celui qu’elle a, à moins qu’elle ne fût entendue ironiquement. Mais ce n’est point de cette façon qu’il convient de l’entendre. Le mot belle ne se rapporte donc pas au régime du participe; il fait partie de l’adverbe bellement, dont la terminaison ment, qui, comme on sait, signifie manière, a été ellipsée, et sa fonction est de modifier le verbe. Les auteurs de la langue romane usaient ordinairement de la même ellipse, lorsqu’ils avaient à mettre des adverbes terminés en ment à la suite l’un de l’autre; ils n’en écrivaient qu’un seul dans son entier, le premier ou le dernier, à leur choix. Ils disaient, par exemple: Il l’a échappé bellement et heureuse, ou Il l’a échappé belle et heureusement; et notre expression n’est sans doute qu’un démembrement de la leur. Le grammairien Bescher pensait qu’elle pouvait être un démembrement de cette autre: Il l’a échappé bel et bien, l’adverbe bel ayant été confondu par l’orthographe avec l’adjectif belle, à cause de la ressemblance de prononciation.

Quoi qu’il en soit, on n’est pas fondé à penser que la règle de l’accord du participe ait pu être méconnue dans la locution Il l’a échappé belle, qui est née précisément à une époque où tout participe s’accordait, qu’il fût suivi ou précédé de son complément direct.

Les belles ne sont pas pour les beaux.

Les hommes les plus beaux ne sont pas les plus heureux en amour. Les mères et les maris les redoutent et les observent; les femmes tendres croient qu’ils s’aiment trop; les fières ne leur trouvent point assez de soumission; celles qui craignent la médisance les jugent dangereux pour leur réputation. Ils coûtent trop cher à celles qui paient; ils ne donnent rien à celles qui se font payer: d’ailleurs ils n’ont point ces craintes obligeantes d’être quittés qui flattent tant la vanité féminine; au contraire, ils menacent de quitter eux-mêmes, et ils reçoivent les faveurs comme des tributs mérités.

Fastus inest pulchris sequiturque superbia formam.

Ce ne sont pas les plus belles qui font les grandes passions.

La raison de cette observation proverbiale est très bien développée dans le passage suivant de Montesquieu (Essai sur le goût): «Il y a quelquefois dans les personnes ou dans les choses un charme invisible, une grâce naturelle qu’on n’a pu définir, et qu’on a été forcé d’appeler le je ne sais quoi. Il me semble que c’est un effet naturellement fondé sur la surprise. Nous sommes touchés de ce qu’une personne nous plaît plus qu’elle ne nous a paru d’abord devoir nous plaire, et nous sommes agréablement surpris de ce qu’elle a su vaincre des défauts que les yeux nous montrent et que le cœur ne croit plus. Voilà pourquoi les femmes laides ont très souvent des grâces et qu’il est rare que les belles en aient; car une belle personne fait ordinairement le contraire de ce que nous avions attendu; elle parvient à nous paraître moins aimable; après nous avoir surpris en bien, elle nous surprend en mal; mais l’impression du bien est ancienne, et celle du mal est nouvelle. Aussi les belles personnes font-elles rarement les grandes passions, presque toujours réservées à celles qui ont des grâces, c’est-à-dire des agréments que nous n’attendions pas et que nous n’avions pas sujet d’attendre.»

BÉNÉDICITÉ.Être du quatorzième bénédicité.

C’est être simple et idiot; mauvaise allusion à ces paroles, Benedicite omnes bestiæ et pecora domino, qui forment le quatorzième verset du cantique chanté par les trois jeunes Israélites, Misach, Sydrac et Abdenago, dans la fournaise où Nabuchodonosor les avait fait jeter pour les punir d’avoir refusé de se prosterner devant sa statue qu’il avait exposée aux adorations de ses sujets, dans la campagne de Dura près de Babylone.

BÉNÉFICE.Bénéfice à l’indigne est maléfice.

Si l’on avait, dit le comte de Maistre, des observations morales comme on a des observations météorologiques, on verrait que les envahissements de l’orgueil, les violations de la foi jurée, ou les biens mal acquis sont autant d’anathèmes dont l’accomplissement est inévitable sur les individus et sur les familles.

Le prophète Jérémie (ch. XXXI, v. 29.) a exprimé la même pensée dans ces paroles passées en proverbe chez les Hébreux: Patres comederunt uvam acerbam et dentes filiorum obstrepuerunt. Les pères ont mangé le verjus, et les dents de leurs fils en ont été agacées.

Saint Grégoire de Nazianze appelle le gain illicite les arrhes du malheur, dans un beau vers grec traduit ainsi en latin:

Infortunii arrha certa quæstus est malus.

Les Romains disaient dans le même sens: Aurum habere Tolosanum, avoir de l’or de Toulouse; proverbe dont nous nous servons également, et dont voici l’origine: Il y avait autrefois à Toulouse, dans un temple qui est devenu, dit-on, l’église de Saint-Sernin, un trésor de cent mille livres pesant d’or, et de cent mille livres pesant d’argent, suivant les écrivains qui ont le moins exagéré dans le calcul de cette richesse. Ce trésor n’avait point de garde, parce que la croyance générale était qu’il porterait malheur à ceux qui l’enlèveraient. Le consul Servilius Cépion, étant entré dans la ville, qui s’était donnée aux Romains pour échapper à la domination des Cimbres, se moqua d’un pareil préjugé, et, n’écoutant que son avarice, il ordonna de piller le temple. Ensuite, il fit partir le butin pour Marseille, d’où on devait le transporter à Rome; mais il envoya secrètement des assassins qui égorgèrent les conducteurs, et il se l’appropria par ce nouveau crime. L’année suivante, sa folle témérité perdit l’armée et causa un des plus épouvantables désastres qu’aient jamais essuyés les Romains. Il fut destitué de son commandement, dépouillé de ses biens et exilé du sénat. Tous les spoliateurs eurent également un sort misérable, qui fut regardé comme un châtiment infligé par les dieux; et de là vint l’adage de l’or de Toulouse, usité dans les Gaules pour signifier que les larcins n’attirent sur leurs auteurs que des calamités.

B. Thomas à Villanova (de Villeneuve) rapporte un proverbe semblable, souvent cité dans les écrits des Pères de l’Église: De Jericho sibi aliquid reservare, se réserver quelque chose du butin de Jéricho. Ce qui est fondé sur la punition d’Achan, lapidé, avec toute sa famille, par ordre de Josué, pour s’être emparé d’un manteau d’écarlate, de deux cents sicles d’argent et d’une règle d’or, à la prise de Jéricho.

On ne peut avoir en même temps femme et bénéfice.

Il y avait autrefois des bénéfices que, durant certains mois, les collecteurs, patrons laïques, étaient obligés de conférer aux gradués de l’Université. Mais ces gradués ne pouvaient y être nommés lorsqu’ils étaient mariés. De là ce proverbe, dont le sens est qu’on ne peut cumuler deux avantages.

Les chevaux courent les bénéfices et les ânes les attrapent.

On n’accorde pas toujours les places ou les grâces à ceux qui les méritent.

Ce proverbe fut originairement, dit-on, un mot de Louis XII. Ce roi voulut désigner sous le nom d’ânes, par une espèce de calembourg, certains seigneurs ignorants qui couraient à franc-étrier pour aller solliciter quelque bénéfice vacant, et qui l’obtenaient d’ordinaire, parce qu’ils arrivaient les premiers, grâce à leurs chevaux.

Les Espagnols disent dans le même sens: Le plus mauvais pourceau mange le meilleur gland.

BÉNITIER.Pisser au bénitier.

C’est braver le respect humain, faire quelque grande sottise et même quelque action criminelle d’une manière éclatante, pour faire parler de soi.

A faux titre insolents et sans fruit hasardeux
Pissent au bénestier, afin qu’on parle d’eux. (Regnier.)

Les Grecs avaient une expression non moins énergique: ἑν πυθἰου κἑϚαι (In Pythii templo cacare). Cette expression, par laquelle ils indiquaient quelque chose d’impie et de dangereux, était venue, dit Érasme, de ce que le tyran Pisistrate avait défendu de faire des ordures contre le temple d’Apollon Pythien, et avait impitoyablement puni de mort un étranger en contravention à la défense.

S’agiter comme un diable au fond d’un bénitier.

Cette comparaison proverbiale est fondée sur l’ancienne coutume d’exorciser les possédés et les sorciers en les plongeant la tête la première dans une cuve remplie d’eau bénite. Une vieille chronique, dans laquelle il est parlé de ces immersions singulières, offre une peinture curieuse du dépit du démon ainsi condamné au baptême, et des moyens dont il usait pour s’y soustraire. En voici un passage propre à égayer les lecteurs: Coactus dæmon per posteriora egredi talem dedit crepitum ut omne dolium a compage suâ solveretur. «Le diable, forcé de s’évader par les voies inférieures, fit entendre une détonation si forte, que les douves de la cuve volèrent dispersées de côté et d’autre.»

BERCEAU.

Ce qu’on apprend au berceau
Dure jusqu’au tombeau.

Ce proverbe, qui fait sentir toute l’importance de la première éducation, en rappelant que les impressions et les leçons reçues dans l’enfance sont ineffaçables, s’exprimait autrefois de cette manière: Ce qui s’apprend au ber dure jusqu’au ver.

Les Espagnols disent: Lo que en la leche se mama en la mortaja se derrama. Ce qu’on suce avec le lait au suaire se répand.

BERLOQUE.Battre la berloque.

La berloque ou breloque est une batterie de tambour par laquelle on annonce aux soldats le moment de nettoyer la caserne ou d’aller aux distributions. Comme cette batterie semble être sans règle et sans suite, on a dit proverbialement, Battre la berloque ou la breloque, dans le sens de divaguer, déraisonner.

BERTHE.Au temps où Berthe filait.

C’est-à-dire au bon vieux temps. En ce temps-là le fuseau et la quenouille formaient le symbole de la mère de famille, et les femmes du premier rang s’occupaient à filer comme les humbles ménagères. Tanaquil, épouse de Tarquin l’ancien, était devenue célèbre chez les Romains par son zèle dans l’accomplissement de ce soin domestique. Chez les Francs, il en fut de même de Berthe, épouse de Pépin et mère de Charlemagne.

Dans le palais comme sous la chaumière,
Pour revêtir le pauvre et l’orphelin,
Berthe filait et le chanvre et le lin:
On la nomma Berthe la filandière.

Ces vers sont extraits d’un épisode du chant IX du poëme de Charlemagne par Millevoye, qui a emprunté cet épisode d’Adenès, trouvère du douzième siècle, auteur du roman en vers de Berthe au grand pied, dont M. Paulin Paris a donné une excellente édition.

Les Provençaux disent: Au temps où Marthe filait. Ce qui place le bon vieux temps à l’origine du christianisme; car il s’agit ici de cette Marthe qui, suivant une tradition populaire, ayant été chassée de Jérusalem et exposée sur un vaisseau sans voiles et sans avirons, avec son frère Lazare, sa sœur Marie Magdelène et quelques disciples du Sauveur, aborda miraculeusement sur les côtes de Provence, où elle prêcha la foi et sanctifia par une pénitence exemplaire, dans la grotte nommée Sainte-Baume, la fin d’une vie dont elle avait passé la première moitié au milieu des plaisirs, dans son château de Béthanie.—L’expression des Provençaux n’est pas toujours employée dans le même sens que la nôtre; on s’en sert souvent pour rappeler un temps d’opulence, de prospérité, de vigueur, dont on a joui, pour marquer et pour regretter les honneurs passés.

Je dirai pour les lecteurs qui aiment les étymologies des noms propres, que celui de Berthe, en francique ou en théotisque, signifie brillante, splendide, et que celui de Marthe, en hébreu, signifie maîtresse.

BÊTE.Prendre du poil de la bête.

C’est chercher le remède dans la chose même qui a causé le mal, comme font les buveurs qui dissipent le malaise que leur a laissé l’ivresse de la veille par l’ivresse du lendemain.

Cette expression est fondée sur la croyance populaire que le poil de certains animaux, appliqué sur la morsure qu’ils ont faite, en opère la guérison. Del can che morde il pelo sana, dit le proverbe italien: Du chien qui mordit le poil guérit.

Pline rapporte (liv. XXIX, ch. 5) qu’à Rome on croyait guérir ou préserver de l’hydrophobie un homme mordu par un chien, en faisant entrer dans la plaie de la cendre des poils de la queue de cet animal.

Porter sa bête dans sa figure.

Expression fondée sur l’opinion de quelques physionomistes qui enseignent qu’il existe des rapports frappants de ressemblance entre la tête de certains animaux et celle de certains hommes. Le napolitain J.-B. Porta, qui le premier a donné des développements à cette opinion, dans son Traité de la physionomie, soutenait que la figure du divin Platon, telle qu’elle est représentée sur des médailles antiques, a son parfait analogue dans un chien braque. Le peintre Lebrun, séduit par le système de Porta, chercha à l’accréditer, et il composa une collection de dessins comparés qui offrent les analogies les plus curieuses; il y joignit même un texte qui s’est perdu, et auquel son élève Nivelon a tâché de suppléer par des interprétations. Les idées de Lebrun, répandues dans le monde, y occupèrent tant les esprits, qu’il ne fut plus question que d’elles. On ne pouvait paraître dans un cercle sans se soumettre à l’inspection des curieux et s’entendre demander: Quelle bête portez-vous dans votre figure? Et c’est alors que naquit cette expression suffisamment expliquée par ce qu’on vient de lire.

La ressemblance que Lebrun prétendait trouver au physique entre les hommes et les animaux, Diderot a prétendu la trouver au moral. Il a dit, en parlant de la variété de la raison humaine, qu’elle correspond seule à toute la diversité de l’instinct des animaux. «De là vient, ajoute-t-il, que, sous la forme bipède de l’homme, il n’y a aucune bête innocente ou malfaisante dans l’air, au fond des forêts, dans les eaux, que vous ne puissiez reconnaître. Il y a l’homme-loup, l’homme-tigre, l’homme-renard, l’homme-pourceau, l’homme-mouton (et celui-ci est le plus commun), l’homme-anguille, l’homme-serpent, l’homme-brochet, l’homme-corbeau, etc. Rien de plus rare qu’un homme qui soit homme de toute pièce. Aucun de nous qui ne tienne un peu de son analogue animal.»

Morte la bête, mort le venin.

Un ennemi mort n’est plus en état de nuire.

Le duc d’Orléans régent fit de ce proverbe une application qui prouve qu’il avait fort peu d’affection pour le cardinal Dubois dont il subissait si complètement l’influence. A la mort de ce ministre, qui l’avait forcé de rompre ses liaisons avec le comte de Nocé, le chef des roués, il écrivit au favori disgracié: «Reviens, mon cher Nocé. Morte la bête, mort le venin. Je t’attends ce soir à souper.»

Au temps où les bêtes parlaient.

Rabelais prétend qu’il n’y a que trois jours, et l’on peut, si l’on veut, abréger encore l’intervalle.

Cette expression, dont on se sert pour faire une facile épigramme ou pour signifier le temps jadis, n’est point venue, comme on pourrait le croire, des fictions de l’apologue qui attribue à tous les animaux la faculté de parler. Elle est fondée sur une observation philosophique d’un très grand sens, et elle désigne proprement l’époque primitive où les hommes, vivant dans les bois, ignoraient l’art sublime de fixer la parole par le moyen des signes, n’avaient par conséquent qu’une intelligence bornée peu différente de l’instinct des bêtes, n’étaient en un mot que des bêtes parlantes.

BIEN.Bien perdu, bien connu.

On ne connaît le véritable prix des choses que lorsqu’on ne les possède plus. Ce proverbe est tiré des deux vers suivants de Plaute (Comédie des Captifs, acte I, scène 2):

.......... Nostra intelligimus bona,
Cum quæ in potestate habuimus, ea amisimus.

C’est après avoir perdu les biens dont nous jouissions que nous sentons ce qu’ils valent.

Il ne faut attendre son bien que de soi-même.

Le quatrain suivant, de je ne sais quel auteur, explique très bien ce proverbe:

Je ne puis me plaindre de rien,
Chacun prend part à ma disgrâce;
Tout le monde me veut du bien,
Et j’attends toujours qu’on m’en fasse.

Il ne faut pas délibérer pour faire le bien.

Parce qu’en délibérant on perd souvent l’occasion de faire le bien: Deliberando sæpe boni perit occasio.

Ce proverbe n’est pas d’une vérité absolue. Il est besoin quelquefois de délibérer pour faire le bien, car le bien peut être suivi du mal.—Le père Jouvency a dit dans une scène qu’il a ajoutée au Phormion de Térence: Benefacta male collocata malefacta existimo. Je pense que les bienfaits mal placés sont de mauvaises actions.

Bien vient à mieux, et mieux à mal.

On dit aussi: Le bouton devient rose, et la rose gratte-cul.

Il a dans les choses de ce monde une progression ascendante et une progression descendante auxquelles les vertus mêmes sont soumises. Semblables aux anges que le patriarche aperçut en songe, elles ont une échelle double par laquelle elles montent d’un côté jusqu’au ciel et redescendent de l’autre sur la terre.

Le bien lui vient en dormant.

Se dit d’une personne qui devient riche sans rien faire.

On prétend que ce proverbe fut inventé par Louis XI qui, ayant trouvé un prêtre endormi dans un confessional, dit aux seigneurs de sa suite: «Afin que cet ecclésiastique puisse un jour se vanter que le bien lui est venu en dormant, je lui donne le premier bénéfice vacant.» Mais ce proverbe était en usage chez les anciens; il se trouve dans les apophthegmes de Plutarque et dans la phrase suivante de la dernière Verrine de Cicéron: Non idem mihi licet quod iis qui nobili genere nati sunt, quibus omnia populi romani beneficia dormientibus deferuntur. Je n’ai pas le même privilége que ces nobles, à qui toutes les faveurs du peuple romain viennent en dormant. C’est une allusion aux pêcheurs dont les nasses restant la nuit dans la rivière, se remplissent de poissons pendant qu’ils dorment.

Élien (liv. II, chap. 10) rapporte que Timothée eut un bonheur si rare dans tous les siéges qu’il entreprit, qu’on imagina de le peindre endormi, ayant à la main un filet où la fortune poussait les villes. On ne sait si c’est la flatterie ou l’envie qui avait suggéré l’idée de ce tableau.

On trouve plutôt le mal que le bien.

On cherche le bien sans le trouver, disait Démocrite; on trouve le mal sans le chercher.

Il faut faire le bien pour lui-même.

C’est une maxime de Confucius, passée en proverbe, pour signifier que le bien ne doit pas être fait en vue de quelque récompense, mais qu’il doit être une œuvre désintéressée et toute du cœur.

BIENFAIT.Rien ne vieillit plus vite qu’un bienfait.

Rien ne s’oublie plus vite qu’un bienfait. Je ne sais si c’est Isocrate ou Aristote qui a dit le premier le mot suivant, attribué à l’un et à l’autre: «On n’a jamais vu de bienfait parvenir à l’extrême vieillesse.»—Le poëte Stésichore a fait sur le même sujet un beau vers dont voici la traduction:

Le bienfait disparaît avec le bienfaiteur.

Un bienfait n’est jamais perdu.

Un bienfait porte intérêt dans un cœur reconnaissant, et si celui qui l’a reçu l’oublie, Dieu s’en souvient et en tient compte à son auteur. Voici un apologue très original qui semble avoir été fait exprès pour graver ce proverbe dans la mémoire.

Dieu dit un jour à ses saints de se tenir prêts à fêter l’arrivée d’un nouvel élu avec tous les honneurs du cérémonial observé dans la cour céleste à l’égard d’un petit nombre de rois admis à l’éternelle béatitude; et les saints se hâtèrent de courir à l’entrée du Paradis, afin de recevoir de leur mieux un hôte si important et si rare. Ils pensaient que ce devait être un grand monarque qui venait d’expirer; mais, au lieu du personnage qu’ils attendaient, ils ne virent arriver qu’un pied, un pied en chair et en os, détaché du corps dont il avait fait partie. Il était surmonté d’une riche couronne, et il s’avançait fièrement au milieu d’eux en passant entre leurs jambes. Saisis d’étonnement à la vue de ce phénomène, ils s’en demandaient l’un à l’autre l’explication, et personne ne pouvait la donner. En ce moment apparut au-dessus de leurs têtes l’archange Gabriel qui s’envolait à tire-d’aile vers notre globe. Ils l’interrogèrent, et il leur repondit: Le pied couronné que vous voyez est celui d’un roi. Ce roi, allant un jour à la chasse, aperçut un chameau qui était attaché à un arbre et qui s’efforçait d’allonger le cou vers un baquet plein d’eau placé hors de sa portée. Le prince compatit à la peine de l’animal et rapprocha de lui le baquet avec le pied, afin qu’il pût s’y désaltérer. C’est pour cette bonne action, la seule qu’il ait faite dans sa vie, que son pied est venu à Dieu, tandis que le reste de son corps est allé au diable. Le Très-Haut m’envoie publier cette nouvelle sur la terre, pour que les hommes se souviennent qu’un bienfait n’est jamais perdu.

On s’attache par ses bienfaits.

C’est une bonté de la nature, dit Chamfort; il est juste que la récompense de bien faire soit d’aimer.

BIGOT.

Lorsque Rollon reçut de Charles-le-Simple l’investiture de la Normandie dont il fut le premier duc, on lui représenta que, dans cette cérémonie, il devait rendre hommage au roi son suzerain en lui baisant les pieds. Le fier Danois répondit qu’il ne baiserait jamais les pieds de qui que ce fût. Pour ne pas rompre le traité, on consentit qu’un de ses officiers s’acquittât en son nom de ce devoir; mais celui-ci prit le pied de Charles pour le porter à sa bouche, et le leva si haut, que le prince fut jeté à la renverse. D’anciens auteurs rapportent que Rollon, en protestant qu’il ne baiserait pas les pieds du roi, s’écria dans sa langue: Nese by Goth! non par Dieu! et que de là vient le nom de bigot, qu’on appliqua d’abord aux Normands qui juraient souvent de la sorte, et ensuite aux dévots outrés et superstitieux ainsi qu’aux faux dévots.

BILLET.Billet à La Châtre.

Le marquis de La Châtre était depuis quelques jours l’amant heureux de Ninon de Lenclos, lorsqu’il reçut l’ordre de se rendre à l’armée. Une séparation, en pareil cas, est une chose bien cruelle. La Châtre ne put penser à la sienne qu’avec une extrême terreur, car il pressentait le tort que devait lui faire l’absence auprès d’une belle habituée à regarder l’amour comme une sensation et non comme un sentiment. Pour se rassurer l’esprit, il chercha une garantie contre l’inconstance de sa maîtresse. Il exigea d’elle qu’elle s’engageât par écrit à lui rester fidèle... Ninon eut beau lui représenter l’extravagance d’un pareil acte; obligée de céder pour se soustraire à d’incessantes importunités, elle lui signa un fameux billet où elle fesait de tous les serments celui qu’elle était le moins en état de tenir, le serment de n’en jamais aimer d’autre que lui. Mais elle ne se crut pas liée un seul instant par un engagement si téméraire; et dans le moment même où elle manquait à la foi jurée de la manière la moins équivoque, elle s’écria plusieurs fois: Ah! le bon billet qu’a La Châtre! Saillie plaisante qui est devenue proverbe, pour signifier une assurance peu solide sur laquelle il ne faut pas compter.

BISCORNU.Raisonnement biscornu.

C’est un mauvais dilemme, et par extension, un raisonnement faux, baroque.—On sait que le dilemme est une espèce de syllogisme composé de deux propositions contraires entre lesquelles il n’y a point de milieu, et dont on laisse le choix à un adversaire, pour tirer contre lui de celle qu’il choisira une conséquence sans réplique. Il faut donc rigoureusement que ce syllogisme ne soit pas susceptible d’être rétorqué par la personne à qui on l’oppose, car en établissant ainsi le pour et le contre il n’aurait aucune valeur. Or, comme dans l’ancienne école on nommait argument cornu, à cause de sa force, un bon dilemme qui ne donnait absolument raison qu’à l’un des deux argumentateurs, on nomma aussi argument ou raisonnement biscornu, c’est-à-dire doublement cornu, un mauvais dilemme qui pouvait tour à tour servir d’arme à l’un et à l’autre. On peut voir un exemple curieux de cette manière d’argumenter également favorable à l’attaque et à la défense dans l’article consacré au proverbe, De mauvais corbeau mauvais œuf.

BISCUIT.S’embarquer sans biscuit.

Tenter une entreprise sans avoir pris les précautions qu’elle exige. Métaphore empruntée des marins, qui ne s’embarquent jamais qu’après s’être munis de la quantité de biscuit dont ils ont besoin pour la traversée.

BISQUE.Prendre bien sa bisque.

Certains étymologistes pensent que cette locution signifie se mettre en mesure, et qu’elle fait allusion à la bisque, ou pique de Biscaye, que les régiments d’infanterie employaient pour tenir contre la cavalerie, et que les colonels de ces régiments portaient encore du temps de Charles IX, lorsqu’ils marchaient à leur tête. Mais Prendre bien sa bisque se dit généralement dans le sens de profiter habilement de quelque avantage, et c’est une métaphore prise du jeu de paume, où l’on appelle bisque un avantage de quinze points qu’un joueur reçoit d’un autre, et qu’il compte en tel endroit de la partie qu’il veut.

Donner quinze et bisque à quelqu’un.

C’est avoir sur quelqu’un une si grande supériorité, qu’elle permet de lui faire un double avantage.

BISSESTRE.Porter bissestre.

Bissestre ou bissêtre se dit pour malheur, comme dans ces vers de Molière (l’Étourdi, acte V, sc. 7):

Il va nous faire encor quelque nouveau bissêtre.

C’est une altération de bissexte, qui s’est employé dans le même sens, parce que le bissexte, ou le jour qu’on ajoute au mois de février dans les années bissextiles, était autrefois réputé malheureux, par une superstition que nos aïeux avaient reçue des Romains. Voici l’origine de ce mot.

Lorsque le calendrier fut réformé à Rome, quarante-six ans avant l’ère chrétienne, par les soins de Jules César, alors souverain pontife, on calcula que l’année était composée de trois cent soixante-cinq jours, plus six heures, et l’on décida que ces heures annuellement répétées ne seraient employées qu’après qu’elles auraient formé un jour entier. Or, le quantième assigné à ce jour, qui devait revenir tous les quatre ans, fut le 24 février, que l’on compta double en ce cas; et comme le 24 février était appelé, chez les Romains, sextus ante calendas martii, le sixième avant les calendes de mars, il joignit à cette dénomination celle de bis-sextus, deux fois sixième ou bissexte.

BLANC.Il n’est pas blanc.

C’est-à-dire, il est dans une situation fâcheuse, embarrassante, dangereuse.

Les Latins disaient, d’après les Grecs: Quem fortuna nigrum pinxerit hunc non universum ævum candidum reddere poterit. Celui que la fortune a peint en noir ne sera jamais blanc. Ce proverbe, qui, suivant Erasme, est une allusion à la coutume de marquer les suffrages par des pierres noires et par des pierres blanches, a probablement donné lieu à notre dicton.

Les Turcs se servent d’une expression analogue. Ils disent, dans un sens de louange: Avoir un visage blanc, et dans un sens de reproche: Avoir un visage noir. Le dervis qui consacra la nouvelle milice des janissaires (yenni cheri ou nouveaux soldats), leur donna sa bénédiction en ces termes: «Puisse votre valeur être toujours brillante, votre épée tranchante et votre bras victorieux! puisse votre lance être toujours suspendue sur la tête de vos ennemis, et, quelque part que vous alliez, puissiez-vous en revenir avec un visage blanc

BLANQUE.Hasard à la blanque.

La blanque était une espèce de jeu de hasard en forme de loterie qui avait été importé d’Italie, où on l’appelait bianca (blanche), sous-entendant carta, parce que les billets blancs, qui ne fesaient gagner personne, sortaient de l’urne en nombre beaucoup plus considérable que les billets noirs ou écrits qui apportaient quelque lot. De là l’expression, Hasard à la blanque, pour signifier à tout hasard, qu’il en arrive ce qu’il pourra. De là aussi, cette autre expression, Trouver blanque, c’est-à-dire, ne trouver rien, être déçu dans son attente.

Est-il un financier noble depuis un mois
Qui n’ait son dîner sûr chez madame Guerbois?
Et que de vieux barons pour le leur trouvent blanque!

(Boursault, les Mots à la mode, sc. 8.)

Blanque a été employé encore populairement, dans une acception adverbiale qui équivaut à inutilement, sans effet, sans succès. Il fera cela blanque. Si vous y comptez...blanque. Et c’est probablement cette espèce d’adverbe qui se trouve altéré dans la locution Faire chou blanc, dont le peuple se sert en parlant, au propre, d’une arme à feu qui rate, et, au figuré, d’une entreprise qui avorte. Le mot chou est une onomatopée du bruit de la détente ou de l’amorce, et le mot blanc, pour blanque, exprime que ce bruit est en pure perte.

BLOIS.Toutes les femmes de Blois sont rousses et acariâtres.

Un voyageur anglais, passant à Blois, écrivit sur son album que toutes les femmes de cette ville étaient rousses et acariâtres; et sur quoi avait-il ainsi condamné tout le sexe blaisois? il n’avait vu que la maîtresse de son auberge. De là ce dicton dont on se sert en plaisantant pour réfuter une personne qui veut conclure du particulier au général, et imputer à tous des défauts ou des vices qui n’appartiennent qu’à un individu ou à très peu d’individus.

Il y a des gens qui révoquent en doute cette anecdote, et qui veulent trouver quelque rapport entre ce dicton et le vieux sobriquet de Chèvres de Blois, appliqué aux dames de cette ville. (Voy. ce sobriquet.)

BŒUF.Promener comme le bœuf gras.

Cette comparaison s’applique à une demoiselle que ses parents conduisent affublée de toutes les parures de la mode aux promenades, aux spectacles et aux bals, dans l’espoir qu’elle y trouvera des épouseurs.

La promenade du bœuf gras, semblable à la procession du bœuf Apis en Égypte, reproduit une cérémonie du culte astronomique qui était en usage chez les Gaulois, comme le prouvent les célèbres bas-reliefs trouvés en 1711 au-dessous du chœur de Notre-Dame de Paris, dans lesquels le taureau Kymrique, est figuré revêtu d’un ornement en forme d’étole qui représente le zodiaque, et surmonté de trois grues qui sont le symbole de la lune.

BOHÈME.Vivre comme un Bohème.

Se dit d’un homme qui est toujours errant, qui n’a ni feu ni lieu. On dit aussi: C’est une maison de Bohème, en parlant d’une maison où il n’y a ni ordre ni règle.

Ces façons de parler font allusion à ces aventuriers basanés qui courent les pays en exerçant la chiromancie, et qui ressemblent trait pour trait aux ambubaies d’Horace. Le nom de Bohèmes ou de Bohémiens leur a été donné parce que les premiers qui parurent en Europe étaient porteurs de passeports que Sigismond, roi de Bohème, leur fit délivrer, en 1417, pour débarrasser d’eux son royaume. Ils étaient, dit-on, originaires de l’Égypte, d’où les Mameluks les avaient chassés, et c’est à cause de cela qu’ils ont été également appelés Égyptiens.

Le nom de Bohèmes peut être dérivé aussi du vieux mot français boem, auquel certains glossateurs attribuent la signification de voleur; et certains autres celle d’ensorceleur.—Les Bohèmes ou Gougots ont toujours été accusés de vol et de sortilége.

BOIRE.Boire à la santé de quelqu’un.

Cette expression, en usage dans toute l’Europe, n’a pas besoin d’être expliquée. La coutume d’où elle est venue, ou la philotésie, remonte à la plus haute antiquité. Les Égyptiens, les Assyriens, les Hébreux et les Perses se plaisaient à l’observer. Chez les Grecs et chez les Romains, c’était une cérémonie consacrée par la religion, par l’amitié, par la reconnaissance, par l’estime, par l’admiration, etc., en l’honneur des dieux, des personnes chéries, des magistrats, des hommes célèbres et des événements glorieux; à Rome, elle commençait ordinairement par l’invocation de Jupiter Sospitator, et de la déesse Hygie, pour laquelle on vidait des coupes appelées Pocula salutoria ou Pocula bonæ salutis. Les grâces et les muses étaient aussi honorées d’un culte particulier: on saluait les premières par trois rasades, et les dernières par neuf, ce qui donna lieu au proverbe, Aut ter aut novies bibendum, il faut boire trois fois ou neuf fois, que le poëte Ausonne a développé dans ce distique:

Ter bibe vel toties ternos; sic mystica lex est,
Vel tria potanti vel ter tria multiplicanti.

Ensuite venait le tour des convives. Celui qui voulait en saluer un autre lui disait avant de boire: Propino tibi salutem! ou Benè te! ou Dii tibi adsint! Il ajoutait quelquefois: Benè me! et cette formule était la plus raisonnable.

Le vin ne tourne à ma santé
Qu’autant que je le bois moi-même. (Parny.)

Propino tibi est une expression qui signifie proprement, je bois à toi le premier: on entendait par là que la personne à l’intention de laquelle on vidait sa coupe usât de réciprocité, et, dans certains cas, on lui transmettait cette coupe, après en avoir goûté la liqueur, afin qu’elle l’achevât.

Quand on portait la santé d’une maîtresse, la galanterie exigeait qu’on bût autant de cyathes qu’il y avait de lettres à son nom, témoin ce vers de Martial:

Omnis ab infuso numeretur amica Falerno.

Que le nom de chaque amie soit épelé en rasades de Falerne.

Les cyathes étaient versés dans un vase de grandeur à les contenir pour être avalés d’un seul coup.

Les anciens Danois employaient dans leurs festins solennels diverses coupes dont chacune était affectée à un usage spécial et était nommée conformément à cet usage. Ils avaient la coupe des dieux, qu’ils prenaient pour demander des grâces au Ciel ou pour souhaiter un règne heureux à un prince; la coupe consacrée à Brag, dieu de l’éloquence et de la poésie, ou le Bragarbott, qu’ils réservaient toujours pour la bonne bouche, et la coupe de mémoire, dont ils ne se servaient qu’aux funérailles des rois. L’héritier de la couronne restait assis sur un banc, en face du trône, jusqu’à ce qu’on lui eût présenté cette coupe de mémoire, et, après l’avoir bue, il montait sur le trône. C’était une espèce de sacre par la boisson.

Les premiers chrétiens, dans leurs agapes, exprimaient, en buvant, des vœux pour la santé du corps et pour le bonheur de la vie future; ce qui dégénéra en grands abus plusieurs siècles après. On but alors en l’honneur de la Sainte-Trinité et de tous les bienheureux du paradis (voyez Boire aux anges, page 60); et cette coutume devint une telle source d’ivrognerie, que divers conciles la condamnèrent, et que Charlemagne la prohiba par un article de ses Capitulaires.

Cet empereur défendit en outre à ses soldats de boire à la santé les uns des autres, parce qu’il en résultait des querelles et des combats entre les buveurs et ceux qui ne voulaient pas leur faire raison.

Dans le temps des Vaudois, les inquisiteurs éprouvaient la foi d’un chrétien suspect en lui ordonnant de boire à saint Martin, parce que saint Martin était le patron des buveurs, et peut-être aussi parce qu’il s’était montré le protecteur de certains hérétiques de son époque, en leur ménageant la clémence de l’empereur Maxime qui voulait les sacrifier au zèle sanguinaire de quelques évêques.

Des historiens dignes de foi rapportent que les Écossais n’élisaient jamais un évêque avant de s’assurer qu’il était bon buveur, ce qu’ils fesaient en lui présentant le verre de saint Magnus, qu’il devait vider d’un trait. L’accomplissement de cette condition, assez difficile à remplir vu la grande capacité du verre, était regardé comme un présage certain que l’épiscopat serait heureux.

Les moines, au moyen âge, fêtaient les anniversaires des personnes qui leur avaient laissé quelque legs, en mettant à sec de grandes bouteilles, appelées pocula charitatis, dans une assemblée gastronomique appelée charitas vini ou consolatio vini. On assure qu’ils portaient la santé du testateur décédé, en s’écriant: Vive le mort! Les Flamands instituèrent un grand nombre de ces charités qui servirent à enrichir les monastères. C’était une croyance superstitieuse que les morts étaient réjouis par ces pieuses orgies: Plenius inde recreantur mortui, dit une charte de l’abbaye de Kedlinbourg en Allemagne. Voilà sans doute la raison qui engagea un chanoine d’Auxerre nommé Bouteille à fonder, en 1270, un obit en vertu duquel on devait étendre un drap mortuaire sur le pavé du chœur de l’église, avec quatre grandes bouteilles de vin placées aux quatre coins de ce drap, et une cinquième au beau milieu, pour le profit des chantres qui assisteraient au service.

Quelques partisans de ces cérémonies d’ivrognes cherchèrent dans le temps à les autoriser par des passages tirés de l’Écriture sainte; mais il faut reconnaître que la discipline ecclésiastique ne cessa point de s’opposer à de pareils abus.

Puisque le vin est tiré, il faut le boire.

C’est-à-dire, puisque l’affaire est engagée, il faut la poursuivre, il faut en courir les risques. Proverbe originairement employé comme une formule de défi entre des convives qui se piquaient de boire d’autant, ou à qui mieux mieux, et qui entendaient par là que ceux qu’ils provoquaient leur fissent raison eux-mêmes, au lieu de se faire suppléer par des champions bachiques buvant en sous-ordre; car il était quelquefois permis dans les anciennes orgies, comme dans les anciens duels, de recourir à des combattants substitués.

Cette guerre d’ivrognes, à laquelle se plaisaient beaucoup nos bons aïeux, a été décrite avec des particularités curieuses par quelques érudits de la fin du moyen âge qui en font remonter l’origine aux temps les plus reculés. Suivant eux, il n’y a pas eu de grand peuple qui n’ait fait éclater pour elle un vif et durable enthousiasme, depuis l’époque où le patriarche Noé trouva l’heureux secret de multiplier les raisins et d’en exprimer le jus. Les Hébreux, les Babyloniens, les Grecs et les Romains la regardèrent toujours comme une affaire importante et glorieuse. Mais il faut croire qu’elle fut en plus grand honneur chez les Perses, si l’on en juge par le trait de Cyrus-le-Jeune, qui prétendait fonder sur les succès qu’il y avait obtenus des titres suffisants pour être nommé roi à la place de son frère Artaxerxès-Mnémon, qu’il taxait d’être mauvais buveur. Il se croyait plus recommandable par ce singulier avantage que par tout autre, à l’exemple de Darius Ier qui, en mourant, avait ordonné de graver sur son tombeau: J’ai pu boire beaucoup de vin et le bien porter. Tant il est vrai que la vanité humaine s’attache moins à une vertu commune qu’à un vice extraordinaire!

Cyrus-le-Jeune eût obtenu ce qu’il désirait chez les Scythes, qui, au rapport d’Aristote, élisaient pour roi celui qui buvait le mieux.

Plus d’un roi électif, en Pologne, a dû en partie sa nomination au courage qu’il a montré, le verre à la main, en faisant raison aux palatins qui ont toujours passé pour d’intrépides buveurs: témoin le dicton, Boire comme un Polonais.

Boire tanquam sponsus.Boire comme un fiancé.

Cette expression proverbiale, qui signifie boire largement, se trouve dans le cinquième chapitre de Gargantua. Fleury de Bellingen la fait venir des noces de Cana, où la provision de vin fut épuisée; sur quoi l’abbé Tuet fait la remarque suivante: «Le texte sacré dit bien qu’à ces noces le vin manqua, mais non pas que l’on y but beaucoup, encore moins que l’époux donna l’exemple de l’intempérance. J’aimerais mieux tirer le proverbe des amants de Pénélope, qui passaient le temps à boire, à danser, etc. Horace appelle sponsos Penelopes les personnes livrées à la débauche.»

Aucune de ces explications ne me paraît admissible; en voici une nouvelle que je propose. Autrefois, en France, on était dans l’usage de boire le vin des fiançailles. Le fiancé, dans cette circonstance, devait souvent vider son verre pour faire raison aux convives qui lui portaient des santés; et de là vint qu’on dit, Boire tanquam sponsus et Boire comme un fiancé.

D. Martenne cite un Missel de Paris, du quinzième siècle, où il est dit: «Quand les époux, au sortir de la messe, arrivent à la porte de leur maison, ils y trouvent le pain et le vin. Le prêtre bénit le pain et le présente à l’époux et à l’épouse pour qu’ils y mordent; le prêtre bénit aussi le vin et leur en donne à boire; ensuite il les introduit lui-même dans la maison conjugale.»

Aujourd’hui encore, dans la Brie, on offre aux époux qui reviennent de l’église une soupière de vin chaud et sucré.

En Angleterre, on fesait boire autrefois aux nouveaux mariés du vin sucré dans des coupes qu’on gardait à la sacristie parmi les vases sacrés, et on leur donnait à manger des oublies ou des gaufres qu’ils trempaient dans leur vin. De vieux Missels attestent cette coutume, qui fut observée aux noces de la reine Marie et de Philippe II.

Selden (uxor hebraica) a signalé parmi les rites de l’église grecque une semblable coutume, qu’il regarde comme un reste de la confarréation des anciens.

Stiernhook (De jure suevorum et gothorum, p. 163, édition de 1572) rapporte une scène charmante qui avait lieu aux fiançailles chez les Suèves et les Goths. «Le fiancé entrant dans la maison où devait se faire la cérémonie, prenait la coupe dite maritale, et après avoir écouté quelques paroles du paranymphe sur son changement de vie, il vidait cette coupe en signe de constance, de force et de protection, à la santé de sa fiancée, à qui il promettait ensuite la morgennétique (morgenneticam), c’est-à-dire une dot pour prix de la virginité. La fiancée témoignait sa reconnaissance, puis elle se retirait pour quelques instants, et ayant déposé son voile, elle reparaissait sous le costume de l’épouse, effleurait de ses lèvres la coupe qui lui était présentée et jurait amour, fidélité, diligence et soumission.»

Les idylles de Théocrite et les églogues de Virgile n’offrent pas de tableau plus gracieux.

Boire comme un chantre.

Le chant augmente la soif, de là vient la réputation qu’ont les chanteurs d’être des buveurs infatigables.

Les gens de ce métier ont toujours la pépie,

a dit Poisson, et le vers de ce fameux Crispin n’a rien d’exagéré.

C’est une opinion populaire, consignée par Laurent Joubert dans son Ramas de propos vulgaires, que, quand on a bu on chante mieux. Elle a été accréditée, sans doute, par les chantres eux-mêmes, afin qu’on eût de l’indulgence pour leur péché favori.

Boire comme un sauneur.

C’est-à-dire beaucoup, parce que les sauneurs ou marchands de sel sont toujours très altérés.—Rabelais a dit: «Panocrates, remontrant que c’était mauvaise diète ainsi boire après dormir; c’est, répondit Gargantua, la vraie vie des Pères; car de ma nature, je dors salé.»—Les viandes salées sont appelées aiguillons de vin, parce qu’elles excitent à boire.

On dit aussi: Boire comme un sonneur, parce que celui qui sonne les cloches, en éprouve beaucoup de fatigue, et que la fatigue augmente la soif.

C’est la mer à boire.

Se dit d’une chose qui présente des difficultés extrêmes, des obstacles insurmontables.

Les monarques de l’antiquité se plaisaient, comme les bergers de Virgile, à se proposer des énigmes ou des questions difficiles, à la condition que le moins habile à les expliquer se soumettrait à payer une amende considérable. L’histoire des Hébreux nous apprend que Salomon et Hiran, roi de Tyr, mettaient leur honneur à l’emporter l’un sur l’autre en subtilité dans ces sortes de jeux d’esprit. Amasis, roi d’Egypte, avait une semblable ambition. Son rival était un roi d’Éthiopie, qui lui porta un jour le défi de boire la mer, et de ce défi, si l’on en croit Plutarque, devait dépendre la possession d’un vaste territoire. Amasis, fort embarrassé, envoya consulter en Grèce le philosophe Bias qui lui répondit: «Écrivez au prince éthiopien que vous êtes prêt à boire la mer telle qu’elle est maintenant, et que vous attendez pour commencer qu’il ait détourné tous les fleuves qui s’y rendent.»

L’auteur de la vie d’Ésope rapporte que ce fabuliste, esclave de Xantus, usa du même expédient afin de tirer d’embarras son maître qui s’était soumis à la même épreuve.

Qui fait la faute la boit.

Les anciens et nos aïeux, à leur imitation, avaient coutume, dans les jours de gala, de choisir un des convives pour faire observer les lois de la table. Celui à qui ce soin était confié se nommait symposiarque en Grèce, modimperator à Rome, et roi du festin en France. Il réglait le nombre des santés, ainsi que la manière de les porter, et il condamnait quiconque n’observait pas l’étiquette à boire quelque coup de plus, soit de vin pur, soit de vin trempé. Si le condamné ne voulait pas le faire, il était obligé de sortir de table, et il recevait sur la tête la liqueur qu’il avait refusée. C’est sans doute de cette punition qu’est venu le proverbe, Qui fait la faute, ou Qui fait la folie, la boit.

On dit dans le même sens: Il faut boire ce que l’on a brassé. C’est une métaphore prise de l’art du brasseur.

Après grâces Dieu but.

Regnier s’est servi de ce proverbe dans sa deuxième satire:

Après grâces Dieu but, ils demandent à boire.

Et voici comment son excellent commentateur, M. Viollet Le Duc, l’a expliqué: «Un auteur grave (Béotius Epo, Comment. sur le chap. des Décrétales, Ne clerici vel monachi, etc., cap. 1, n. 13) dit que les Allemands, fort adonnés à la débauche, ne se mettaient point en peine de dire grâces après leur repas. Pour réprimer cet abus, le pape Honorius III donna des indulgences aux Allemands qui boiraient un coup après avoir dit grâces. L’origine de cette façon de parler ne vient-elle pas plutôt de cet endroit de l’Évangile: Et accepto calice, gratias agens dedit eis et biberunt ex illo omnes?»

Buvez, ou allez vous-en.

Ce proverbe, dont le sens moral est qu’il faut s’accommoder à l’humeur des personnes avec qui l’on vit ou s’en séparer, est venu d’une loi des Grecs sur les festins publics. Cette loi ordonnait à tout convive qui ne voulait pas boire comme il le devait de quitter la table, après que l’un des trois officiers préposés à la surveillance des banquets lui avait adressé une sommation en ces termes: ἤ πίθι, ἤ ἄπιθι, ou bois, ou va-t’en.

BOIS.Avoir l’œil au bois.

C’est être sur ses gardes, agir avec précaution; parce que les voyageurs en passant près d’un bois y regardent toujours, afin de ne pas se laisser surprendre par les voleurs qui peuvent en sortir.

Il est du bois dont on les fait.

Il a les qualités requises pour obtenir telle ou telle dignité.

L’abbé Tuet croit que cette expression est venue d’un proverbe grec qu’Apulée attribue à Pythagore, et qu’il rapporte traduit ainsi en latin dans sa première apologie: Non e quovis ligno fiat Mercurius.

De tout bois, comme on dit, Mercure, on me façonne.

(Regnier.)

Un tronc de figuier suffisait pour faire la statue d’un dieu aussi grossier que Priape; mais il fallait un bois plus précieux pour celle de Mercure, le dieu des beaux-arts.

Porter bien son bois.

Se tenir bien droit en marchant, avoir un maintien, un port distingué. Cette locution figurée s’employa primitivement au propre, en parlant d’un homme d’armes qui portait avec grâce sa pique ou sa lance qu’on nommait bois. Montaigne a dit (liv. I, chap. 33): Rompre un bois, pour rompre une lance.

BOISSEAU.Il ne faut pas cacher la lumière sous le boisseau.

Il ne faut pas laisser inutiles les talents dont on est doué. Proverbe pris des paroles de l’Évangile selon saint Marc (ch. 4, v. 21), Numquid venit lucerna ut sub modio ponatur vel sub lecto.

On disait à un homme modeste: Il y a des fentes au boisseau sous lequel se cachent les vertus.

BOISSON.Il est de l’ordre de la boisson.

C’est un franc buveur.

Il y avait, au commencement du XVIIIe siècle, un Ordre de la boisson ou de l’étroite observance, dont le fondateur et grand-maître était M. de Posquière, né dans la petite ville d’Aramon, sur la rive droite du Rhône, homme célèbre parmi les coteaux et les gourmets de son temps. Le quartier-général de cet ordre était à Villeneuve-lez-Avignon, dans une maison de campagne appelée Ripaille. Tous ceux qui y étaient admis prenaient des noms et des devises analogues à leur caractère ou à leur goût particulier en fait de mets et de coulis, comme frère Jean des vignes, frère Splendide, frère Roger-bon-temps, frère Magnifique, frère Templier, frère de Flaconville, frère Boit-sans-eau, frère Boit-sans-cesse, etc. Tous les diplômes commençaient par cette formule:

Frère François Réjouissant,
Grand-maître d’un ordre bachique,
Ordre fameux et florissant,
Fondé pour la santé publique,
A ceux qui ce présent statut
Verront et entendront, salut, etc.

Ils étaient imprimés par frère Museau cramoisi au papier raisin, et expédiés par frère l’Altéré secrétaire. On y remarquait un écusson entouré de pampres, et un cachet en cire rouge figurant deux mains, dont l’une versait du vin d’une bouteille et l’autre le recevait dans un verre, avec ces mots: Donec totum impleat.

Chaque candidat était tenu de donner aux chevaliers qui assistaient à sa réception un festin où l’on se servait de la coupe de cérémonie, qui était d’un diamètre prodigieux, et le compte-rendu de la fête était consigné dans une gazette très spirituelle envoyée dans toute l’étendue de l’ordre, qu’on divisait en dix cercles, savoir: Champagne, Bourgogne, Languedoc, Provence, Guyenne, Nèkre, Rhin, Espagne, Italie, Archipel.

Cette réunion d’aimables épicuriens cessa d’exister peu de temps après la mort du grand-maître, qui finit tranquillement ses jours, en 1735, au milieu de ses amis, auxquels il recommanda d’inscrire ces vers sur son tombeau:

Ci gît le seigneur de Posquière,
Qui, philosophe à sa manière,
Donnait à l’oubli le passé,
Le présent à l’indifférence,
Et, pour vivre débarrassé,
L’avenir à la Providence.

BOITEUX.Il faut attendre le boiteux.

Il faut attendre la confirmation d’une nouvelle avant d’y croire.

Cette façon de parler, dit Voltaire, signifie le Temps, que les anciens figuraient sous l’emblème du vieillard boiteux qui avait des ailes, pour faire voir que le mal arrive trop vite et le bien trop lentement.

Il ne faut pas clocher devant les boiteux.

Ce proverbe, que nous avons emprunté des Grecs, ne signifie pas, dit l’abbé Morellet, qu’il ne faut pas contrefaire les gens qui ont un défaut corporel, mais bien qu’il ne faut pas faire une friponnerie devant un fripon, parce qu’il s’en aperçoit plus facilement qu’un autre. Un boiteux s’efforce communément de dissimuler son infirmité, et ses confrères sont ceux qu’il peut tromper le plus difficilement. C’est ce qu’on peut dire aussi des bossus. L’abbé Hubert, bossu de beaucoup d’esprit, disait à un bossu qui se cachait de l’être: Monsieur avoue-t-il?

BONHOMME.Petit bonhomme vit encore.

Il existait autrefois une superstition qui avait lieu à la naissance des enfants, et qui consistait à allumer plusieurs lampes auxquelles on imposait des noms divers d’anges ou de saints, afin de transporter ensuite au nouveau-né comme gage de longue vie le nom de celle qui avait été le plus longtemps à s’éteindre. Cette superstition, dont saint Chrysostôme (tome X de ses œuvres, p. 107) avait déjà signalé la présence au quatrième siècle, durait encore au quatorzième, où elle était pratiquée aussi pour guérir les malades à l’agonie, ainsi que nous l’apprend saint Bernard de Sienne[20]. Après s’être maintenue pendant mille ans, elle ne pouvait pas disparaître sans laisser quelque trace. Il nous en est resté l’expression métaphorique Petit bonhomme vit encore, devenue la formule d’un jeu qu’on croit dérivé de l’usage antique observé, à la fête des lampadromies, par les jeunes Athéniens qui couraient dans la lice en se donnant de main en main un flambeau, emblème de la propagation de la vie.

BONNET.Opiner du bonnet.

Adopter l’opinion d’autrui sans examen. Ducange dit que, dans plusieurs couvents, les vieillards opinaient de la voix, tandis que les jeunes n’opinaient que par une inflexion de tête, capitis inflexione, ou en portant la main à leur bonnet. De là cette expression, ainsi que la suivante: Passer du bonnet, c’est-à-dire, passer tout d’une voix sur une affaire.

A Rome, on opinait des pieds. Ceux qui adoptaient l’avis de quelqu’un allaient se ranger de son côté, ce qui les fit appeler pedarii, et donna lieu à la locution In alienam sententiam pedibus ire. Labérius comparait une pareille manière d’opiner à une tête sans langue. Caput sine linguâ pedaria sententia est.

Le mot bonnet a une origine curieuse. Il servit primitivement à désigner une certaine étoffe qui se fabriquait, dit-on, dans la ville de Saint-Bonnet, par la même raison que celui de Caudebec a servi à désigner des chapeaux qui sortaient des manufactures de la ville de Caudebec. Comme la plupart des couvre-chef étaient faits de cette étoffe, ils en reçurent le nom.

Porter le bonnet vert.

Expression autrefois très usitée en parlant d’un débiteur qui avait fait faillite ou cession de biens en justice, parce que celui qui se trouvait dans ce cas était condamné à porter un bonnet vert, et ne pouvait paraître en public sans en avoir la tête couverte, sous peine d’être constitué prisonnier par ses créanciers, conformément à un usage observé en France jusque sous le règne de Louis XIV, comme l’attestent ces vers de la première satire de Boileau:

Ou que d’un bonnet vert le salutaire affront
Flétrisse les lauriers qui lui couvent le front.

Cet usage, si peu d’accord avec les mœurs françaises, d’échapper au châtiment par la honte, était venu d’Italie vers la fin du XVIe siècle, suivant les arrêts rapportés par nos jurisconsultes.

Pasquier pense que la couleur verte du bonnet signifiait que le failli ou le cessionnaire était devenu pauvre par sa folie, attendu que cette couleur était affectée aux fous. (Recherches, liv. IV, ch. 10.) Le dictionnaire de Trévoux, au contraire, croit qu’elle annonçait qu’il était entièrement libéré après avoir fait l’abandonnement de ses biens, parce qu’elle était le symbole de la liberté.

Cette dernière raison me paraît préférable, et c’est encore à elle qu’il faut attribuer la coutume de sceller en cire verte et en lacs de soie verte les lettres de grâce, d’abolition et de légitimation.

Les évêques adoptèrent la couleur verte pour leurs chapeaux. L’abbé Tuet dit que ce fut en signe de leur exemption, et que ces chapeaux verts qu’on trouve dans leurs armoiries furent introduits en France par Tristan de Salazar, archevêque de Sens, qui les tira d’Espagne, où ils avaient paru dès l’an 1400.

C’est un bonnet rouge.

Le bonnet rouge était autrefois un attribut de haute noblesse, et quand on voulait parler d’un bon gentilhomme, on disait qu’il portait bonnet rouge, ou qu’il était bonnet rouge. Mais les expressions ont quelquefois une destinée malheureuse, et celle-ci devait cesser de désigner de grands personnages pour ne plus désigner que des forçats et des anarchistes pires que des forçats. Voici comment elle passa de la gloire à l’opprobre. Quelques soldats du régiment suisse de Château-Vieux qui s’était révolté à Nancy, en 1790, avaient été condamnés aux galères. Délivrés quelque temps après par les révolutionnaires devenus tout-puissants, ils furent appelés à Paris où des banquets et des fêtes les attendaient. Ces honnêtes criminels y parurent en triomphe sous le costume du bagne qu’on les félicitait d’avoir ennobli. Le bonnet rouge dont ils avaient la tête couverte fut regardé comme une couronne civique, et tous les ardents révolutionnaires s’empressèrent de l’adopter. Telle est l’histoire exacte de ce fameux bonnet que le peintre David façonna à la ressemblance de l’antique bonnet phrygien, pour en coiffer la statue de la Liberté.

Avoir la tête près du bonnet.

Les auteurs qui ont expliqué cette locution pensent qu’elle est une variante de cette autre, Avoir la tête chaude, et qu’elle signifie en développement, Être porté à la colère, comme si l’on avait la tête chaude dans son bonnet, car la chaleur fait monter le sang à la tête et dispose à l’emportement. Pour moi, je crois que les deux phrases ne présentent qu’une fausse analogie, et ne peuvent être assimilées ni pour le fond ni pour la forme. Quand on dit d’un homme qu’Il a la tête près du bonnet, on n’indique pas seulement qu’il est sujet à s’emporter, on indique aussi que ses emportements sont voisins de la folie, désignée par le bonnet qu’elle a ici pour attribut, ainsi que dans ce vieux proverbe, A chaque fou plaît son bonnet. C’est une allusion au bonnet qui était autrefois la coiffure distinctive des fous en titre d’office.

Ce bonnet rappelle la fameuse boutade de Triboulet, fou de François Ier. Il disait un jour devant son maître: Si l’empereur Charles-Quint est assez peu sensé pour voyager en France sur la parole de notre roi qui a tant de raisons de le traiter en ennemi, je lui donnerai mon bonnet.—Et s’il y voyage, répondit le monarque, sans avoir à s’en repentir?—Alors, répliqua Triboulet, je reprendrai mon bonnet pour en faire présent à Votre Majesté.

Chausser son bonnet.

S’opiniâtrer, n’en vouloir pas démordre, suivre les mouvements de son caprice.

Mettre son bonnet de travers.

Se livrer à sa mauvaise humeur. C’est le désordre de l’esprit représenté par le désordre de la coiffure.

BORGNE.Borgne de Provence.

C’est-à-dire aveugle, parce que les Provençaux, dans leur patois, disent borgne pour aveugle.

Au pays des aveugles les borgnes sont rois.

Plusieurs dictionnaires disent à tort: Au royaume des aveugles, etc., car la substitution du mot royaume au mot pays détruit le sel de ce proverbe, pris du latin, In regione cæcorum rex est luscus.

BOSSE.Donner dans la bosse.

Locution populaire introduite à l’époque du système de Law, cet homme qui fit tourner la roue de fortune, et qui ne sut pas en maîtriser le mouvement. Pendant que les capitalistes, fascinés par les promesses de ce financier, couraient en foule échanger leurs écus contre le papier de la banque de Mississipi, qu’il avait établie rue Quincampoix, à Paris, un bossu, qui se tenait assidûment dans l’hôtel où se fesaient les échanges, parvint à gagner beaucoup d’argent en offrant sa bosse pour pupitre aux spéculateurs pressés de signer des billets; et, comme on désignait alors ce beau négoce par l’expression, Donner dans le Mississipi, on trouva plaisant d’admettre une variante indiquée par la circonstance, en disant des mississipiens pris pour dupes qu’ils avaient donné dans la bosse.

L’expression Donner dans a été signalée comme récente au commencement du dix-huitième siècle dans un livre curieux imprimé à Bruxelles en 1701, et intitulé: La politesse, l’esprit et la délicatesse de la langue française, par l’auteur de l’Éloquence du temps. Mais elle est beaucoup plus ancienne dans certaines expressions proverbiales, telles que Donner dans la visière, Donner dans le panneau, etc.

BOSSU.Rire comme un bossu.

On a observé que les bossus montrent en général de la gaieté, et qu’ils sont habitués à rire et à faire rire, même à leurs dépens; ce qui pourrait bien être une espèce de tactique à laquelle ils se seraient façonnés de longue main, afin de prévenir les plaisanteries dont ils sont toujours menacés ou de les repousser avec plus d’avantage, après avoir eu l’air d’être eux-mêmes peu affectés du vice de conformation qui les leur attire.

Les bossus d’Orléans.

On croit qu’il y a, ou du moins qu’il y avait autrefois à Orléans un plus grand nombre de bossus qu’en aucune autre ville de France, et une vieille tradition, rapportée par La Fontaine, explique facétieusement ce phénomène de la manière suivante: La Beauce fut primitivement un pays couvert de monts. Les Orléanais, gens pour la plupart délicats et fainéants, qui voulaient marcher à leur aise, se plaignirent au Destin d’avoir toujours à grimper en parcourant ce pays. Mais le Destin irrité leur répondit:

Vous faites les mutins; et dans toutes les Gaules
Je ne vois que vous seuls qui des monts vous plaigniez.

Mais puisqu’ils nuisent à vos pieds
Vous les aurez sur vos épaules.
Alors les monts de s’aplanir,
De s’égaler, de devenir
Un terrain uni comme glace,
Et bossus de naître en leur place.

On trouve une autre explication dans un article du Mercure de France, mars 1734. Suivant l’auteur de cet article, le sobriquet de bossus aurait été appliqué aux habitants d’Orléans, parce qu’une sorte de gale ou mal épidémique dont ils furent atteints leur couvrit le corps de certaines bosses, qui n’étaient point des gibbosités, mais des feux ou clous. Un vieux rituel à l’usage du clergé de cette ville contient une formule de prière où le curé demande à Dieu de délivrer ses paroissiens de ces bosses.

BOTTE.A propos de bottes.

Régnier Desmarais dit dans sa grammaire: «A propos est entièrement du style familier; et non-seulement il s’emploie fort ordinairement dans la conversation à la liaison de deux choses qui ont d’ailleurs quelque convenance ensemble, comme, A propos de cela je vous dirai; à propos de ce que vous dites; à propos de tableaux, je sais un homme qui en a de beaux à vendre, mais on s’en sert aussi à lier des choses qui n’ont aucun rapport l’une avec l’autre, comme, A propos, j’avais oublié de vous dire. Et c’est de l’abus qu’on fait de cette sorte de conjonction de transition qu’est venue la phrase proverbiale A propos de bottes, qui se dit comme par reproche d’un pareil abus.»

Il se peut qu’elle soit venue de là, ainsi que celle des Italiens, A propositio di un chiodo di carro, à propos d’un clou de charrette; mais elle peut avoir eu une origine historique que je vais rapporter.

Un seigneur de la cour de François Ier venait de perdre un procès. Le roi lui demanda quel était le prononcé du jugement.—Sire, répondit-il, le jugement porte que je dois être débotté.—Débotté, dites-vous?—Oui, sire; j’ai bien compris ces mots: Dicta curia debotavit et debotat dictum actorem, etc.—Ah! je vous entends, reprit le monarque en riant; vous me signalez un abus toujours subsistant, malgré mes ordonnances[21]; l’avis n’est pas à dédaigner. Colin, lecteur royal, était présent à ce dialogue. Il s’éleva contre l’usage barbare de rendre la justice en latin, et depuis, toutes les fois que l’occasion s’en offrit, il soutint la même thèse en répétant le debotavit et debotat à l’appui de ses arguments. La plaisanterie eut un bon effet. Elle porta François Ier à donner l’ordonnance de Villers-Cotterets, qui prescrivit que dorénavant tous les arrêts judiciaires seraient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties en langage maternel françois et non autrement. Cette célèbre ordonnance, à l’exécution de laquelle on tint la main, excita le mécontentement des gens de pratique dont elle bouleversait le protocole. Ils crurent en faire une grande critique en disant qu’elle était venue à propos de bottes, et c’est alors que fut mise en vogue cette expression pour signifier une chose faite ou dite hors de propos, sans motif raisonnable. Je dis seulement fut mise en vogue, car elle existait déjà. Je me souviens de l’avoir trouvée dans un livre antérieur au règne de François Ier, avec une annotation marginale qui en a rapporté l’origine à une autre époque et à une autre cause. L’époque est celle de l’occupation de la France par les Anglais, et la cause est le caprice des officiers de leur armée dans la manière d’imposer certaines villes et certains villages que leur roi leur avait assignés comme fiefs. Non contents d’en percevoir les revenus ordinaires, ils se fesaient payer encore assez fréquemment de fortes sommes pour leurs souliers et pour leurs bottes, ce qui introduisit l’expression proverbiale par allusion à une telle bizarrerie.

Mettre du foin dans ses bottes.

Au temps des chaussures à la poulaine, dont la grandeur était proportionnée au rang de ceux qui les portaient, on garnissait ordinairement de foin les vides que les pieds ne devaient pas remplir dans ces chaussures; et c’est ce qui donna lieu à l’expression proverbiale, Il a mis du foin dans ses bottes, qu’on emploie en parlant d’un homme devenu riche par des moyens peu honnêtes. C’est comme si l’on disait: voilà un homme dont les bottes n’ont pas été faites pour lui; ou bien, en passant du sens propre au sens figuré, voilà un homme dont la fortune ne lui est pas venue légitimement.

Il y a laissé ses bottes.

Il y est mort.—Métaphore tirée des hommes de guerre d’autrefois, qui partaient bien bottés et bien éperonnés pour des expéditions dangereuses d’où ils ne revenaient pas toujours. Il y a laissé ses houseaux est absolument la même métaphore, car les houseaux étaient une espèce de bottines ou de brodequins qui se fermaient avec des boucles et des courroies. Ces deux expressions ne s’employèrent primitivement qu’en parlant des nobles ou chevaliers auxquels une pareille chaussure était spécialement affectée, parce qu’ils combattaient seuls à cheval. Les roturiers combattaient à pied, et portaient des guêtres; ce qui donna naissance à la locution, Il y a laissé ses guêtres, plus communément usitée aujourd’hui que les deux autres.

Graisser ses bottes.

Ce qui a été dit dans l’article précédent explique pourquoi cette façon de parler signifie se préparer à la mort, être sur le point de faire le grand voyage.

BOUC.C’est le bouc émissaire.

Se dit d’une personne sur laquelle ont fait retomber toutes les fautes, à laquelle on impute tous les torts, et qu’on accuse de tous les malheurs qui arrivent.

Cette expression, tirée de l’Écriture sainte, est une allusion à la fête des expiations que les Juifs célébraient tous les ans, le dixième jour du septième mois appelé tifri, correspondant au mois de septembre. En ce jour solennel, on amenait au grand-prêtre deux boucs, sur lesquels il jetait le sort, à l’entrée du tabernacle du témoignage, afin de connaître par ce moyen celui des deux dont le sang était destiné à laver les fautes de la nation et dont la chair devait être offerte en holocauste. Aussitôt que la victime était désignée, il la consacrait par sa bénédiction, puis, étendant les mains, il confessait et déplorait à haute voix les iniquités d’Israël, en chargeait la tête de l’autre bouc, et proférait des imprécations contre cet animal réprouvé qu’il désignait sous le nom d’Azazel, qui signifie émissaire ou renvoyé. C’est ainsi que les Septante et la Vulgate ont expliqué ce terme hébreu que quelques interprètes ont regardé, par pure conjecture, comme un surnom particulier du démon, et quelques autres comme une désignation du désert où la bête maudite était menée et mise en liberté, car on ne la tuait point, de peur qu’elle ne parût immolée à l’esprit des enfers, et son conducteur était obligé de se laver le corps et les vêtements avant de rejoindre ses concitoyens.

La fête des expiations, dit M. Salvador, était une espèce d’amnistie morale, car tous les citoyens, toutes les familles devaient déposer leurs ressentiments aux pieds du Dieu qui leur en donnait un si généreux exemple.

Spencer, auteur d’un ouvrage curieux sur les lois des Hébreux, prétend que le culte rendu aux boucs en Egypte et ailleurs fut une des raisons qui engagèrent Moïse à choisir un de ces animaux pour objet de malédiction.

Quelques historiens rapportent que les magistrats de Marseille, dans l’antiquité, avaient adopté un usage pareil à celui du bouc émissaire. Ils fesaient nourrir pendant une année, de la manière la plus somptueuse, un malheureux destiné à servir de victime expiatoire, en temps de peste. Après ce délai, ils le paraient de fleurs et de bandelettes sacrées, le promenaient en cérémonie autour de la ville, priaient les dieux de détourner sur sa tête tous les maux qui menaçaient les habitants, et le précipitaient dans la mer, en le chargeant d’imprécations.

BOUCHE.Faire venir l’eau à la bouche.

C’est faire naître le désir d’une chose.

Cette expression, tout à fait conforme à celle des Latins, Salivam movere, est fondée sur la sensation qu’on éprouve dans les organes dégustateurs à la vue où à la pensée d’un mets délicieux. La bouche alors se mouille, et tout l’appareil papillaire, dit Brillat-Savarin, est quelquefois en titillation depuis la pointe de la langue jusque dans les profondeurs de l’estomac.

Qui garde sa bouche garde son ame.

Traduction littérale de ces paroles de Salomon: Qui custodit os suum custodit animam suam. (Prov., c. 13, v. 3.)

Bouche en cœur au sage, cœur en bouche au fou.

«La démangeaison de parler emporte le fou; la circonspection mesure toutes les paroles du sage. L’un s’échauffe en discourant, et s’engage; l’autre pèse tout dans une balance juste, et ne dit que ce qu’il veut.» (Bossuet.)

Ce proverbe est tiré de l’Ecclésiastique (chap. 21, v. 29): In ore fatuorum cor illorum in corde sapientium os illorum. Ce qui revient à ces paroles de Salomon: L’insensé répand tout d’un coup tout ce qu’il a dans l’esprit; le sage ne se hâte pas, et se réserve pour l’avenir.

Les Arabes disent d’une manière hardiment figurée: Le sage se repose sur la racine de sa langue, et le fou voltige sur le bout de la sienne.

Il arrive bien des choses entre la bouche et le verre.

Ce proverbe est tiré d’un vers grec qu’Aulu-Gelle a traduit par cet hexamètre latin:

Multa cadunt inter calices supremaque labra.

Il signifie qu’il suffit d’un moment pour faire manquer une affaire par un accident imprévu.

On trouve dans le Roman de Renard:

Entre bouche et cuillier
Avient souvent grant encombrier.

Les Romains disaient, et nous disons aussi comme eux: De la coupe à la bouche il y a souvent bien du vin perdu.—Les Romains, lorsqu’ils prenaient leurs repas, étaient dans l’habitude de se coucher sur des lits garnis de coussins où ils appuyaient le coude gauche. Cette manière d’être à table, connue sous le nom de lectisterne, rendait très difficile l’ingestion des liquides ou l’action de boire, et elle exigeait une attention particulière pour ne pas répandre mal à propos le vin contenu dans les larges coupes dont on se servait alors; de là le proverbe. Les Espagnols disent: De la mano a la boca se pierde la sopa, de la main à la bouche se perd la soupe.

Sa bouche dit à ses oreilles que son menton touche à son nez.

Phrase proverbiale et comique dont on se sert pour désigner une laide figure dont le menton et le nez sont rapprochés au-dessus d’une bouche très fendue qui semble, comme on dit, vouloir mordre les oreilles.

BOUDIN.Envoyer de son boudin à quelqu’un.

C’est faire présent d’un plat de son métier à quelqu’un.

Le porc est, de temps immémorial, la nourriture favorite du peuple. Lorsqu’un paysan tue son porc, il en met le sang à profit en faisant du boudin, et comme le boudin n’est pas de garde, il en donne à ses amis et connaissances qui lui en donnent, à leur tour, quand ils sont dans le même cas.

Cela s’en est allé en eau de boudin.

Cela s’est réduit à rien.

On croit que cette locution est tirée du conte du Bûcheron ou des souhaits inutiles, et qu’elle a été corrompue par le peuple qui a substitué eau de boudin à aune de boudin. Mais telle qu’elle est, elle peut très bien s’expliquer, car on appelle eau de boudin l’eau dans laquelle on lave les boyaux qui doivent former l’enveloppe du boudin; et cette eau n’est bonne qu’à jeter. Les Italiens disent: Tutto sene andato in limatura, tout s’en est allé en limaille.

BOUILLIE.Faire de la bouillie pour les chats.

Se tourmenter pour une chose dont personne ne doit tirer aucun avantage, parce que les chats, dit Feydel, ne mangent point de bouillie dans la crainte qu’ils ont de se salir les barbes.

BOULE.Tenir pied à boule.

Être assidu, ne point abandonner une affaire.

Métaphore empruntée de l’action du joueur qui accompagne la boule qu’il vient de lancer, comme pour en régler le mouvement et l’arrêter au but.

BOURBIER.Il n’est que d’être crotté pour affronter le bourbier.

Le sens moral de ce proverbe est qu’après avoir fait quelques taches à son honneur on ne craint plus d’y en ajouter de nouvelles, car l’habitude de l’infamie finit par produire l’impudence, qui brave ouvertement le respect humain et cherche à compenser par l’abandon de toute pudeur la perte de toute considération. On connaît la réponse d’une femme de la cour à madame de Cornuel qui venait de lui faire des représentations sur le désordre de sa conduite: Eh! madame, laissez-moi jouir de ma mauvaise réputation. Nous avons aujourd’hui bien des gens qui semblent avoir pris ce mot pour devise. Comme ces malades qui, dans les temps d’épidémie, se vautrent au milieu de la boue, ils se plongent publiquement dans leur turpitude; ils aiment mieux montrer à découvert leurs souillures que de les cacher sous le voile de l’hypocrisie, pour ne pas rendre un dernier hommage à la vertu.

BOURGES.Les armes de Bourges.

On dit d’un ignorant assis dans un fauteuil, qu’il représente les armes de Bourges, et voici l’origine assignée par Ménage à ce dicton: «César s’étant rendu maître de Bourges, y établit un gouverneur nommé Asinius Pollio. La ville fut ensuite assiégée par les Gaulois, tandis que le gouverneur était malade de la goutte. Comme elle était sur le point d’être prise d’assaut, Asinius se fit porter en litière ou en chaise, pour animer ses troupes par sa présence, ce qui lui réussit très bien. On ne parla plus que du succès qu’avait eu Asinius dans sa chaise; on fit peut-être un tableau le représentant dans cette position, et on le regarda comme l’armoirie la plus honorable pour la ville. Mais par la suite le nom d’Asinius se changea en Asinus. La mémoire du vrai sens se perdit avec celle du trait historique, et l’idée d’un âne dans une chaise, Asinus in cathédra, resta pour toujours.» Un manuscrit de la bibliothèque du Vatican, cité par l’abbé Bordelon, rapporte la même origine, avec cette différence qu’Asinius Pollio, au lieu d’être un général romain, était un général gaulois qui combattait contre l’armée de César.

Il est plus probable que le dicton a été imaginé par allusion à quelque professeur ignorant de l’université de Bourges, quoique cette université ait eu parmi ses professeurs des hommes justement célèbres dans la jurisprudence civile et canonique, comme Alciat, Baron, Duarenus, Balduin, Cujas, etc. C’est par une semblable allusion que les Italiens disent: Arma di Catania, un asino in una cathedra. Les armes de Catane, un âne dans une chaise.

BOURGUIGNON.Jurer comme un Bourguignon.

On disait dans le treizième siècle: Li plus renieurs sont en Bourgogne, parce que les habitants de cette province avaient souvent à la bouche les mots, Je renie Dieu, si je ne dis vrai. C’est sans doute au fréquent usage de ce juron et d’autres semblables qu’il faut rapporter l’expression proverbiale moderne comme une variante de l’ancienne, car rien ne prouve que les Bourguignons se soient signalés par une autre manière de jurer qui est particulière aux Normands, et qui a donné lieu au dicton, Jureurs de Bayeux. (Voy. ce Dictionnaire).

Les Bourguignons ont les boyaux de soie.

Les Bourguignons ne sont pas gens à faire, comme on dit, ventre de son et habit de velours ou de soie: ils tiennent pour maxime proverbiale qu’un bon repas vaut mieux qu’un bel habit, et ils ont soin de dépenser le moins qu’ils peuvent en frais de toilette, afin de dépenser le plus qu’ils peuvent en frais de table. C’est un goût qui paraît avoir régné de tout temps parmi eux. Sidoine Apollinaire attribue à leurs ancêtres un penchant gastronomique des plus prononcés. Luitprand rapporte la même chose, et Paradin qui cite, dans son Histoire de Bourgogne, le témoignage de ces deux auteurs, y joint la remarque suivante: «Encore aujourd’hui les Bourguignons retiennent l’ancienne façon de faire, car je crois qu’en toute la Gaule il n’y a nation en laquelle se fassent plus de banquets et de joyeusetés. Au reste, l’on les dit avoir ventre de veloux, pour raison des bonnes chères.»

Bourguignons salés.

On pourrait penser que les Bourguignons, adonnés aux plaisirs de la table, ont été nommés ainsi à cause de leur goût pour les viandes salées, qui excitent l’appétit et la soif. Cependant telle n’a pas été l’origine de ce sobriquet. Plusieurs auteurs prétendent qu’il fait allusion au sort de quelques soldats bourguignons qui, s’étant rendus maîtres d’Aigues-Mortes pendant les troubles du règne de Charles VII, furent massacrés par les habitants de cette ville et jetés dans une grande fosse, d’autres disent dans une grande cuve de pierre, avec beaucoup de sel; soit qu’on cherchât à conserver leurs cadavres pour les produire dans la suite comme un témoignage d’un acte si courageux de fidélité envers le roi légitime, soit qu’on voulût empêcher qu’ils n’infectassent l’air en se putréfiant, car l’un et l’autre motif sont également allégués. Mais ce fait, que lesdits auteurs rapportent à l’an 1422, est justement révoqué en doute, et, en supposant qu’il fût vrai, il ne pourrait avoir donné lieu au sobriquet, puisqu’il y a au trésor des chartes des lettres d’abolition de 1410 où se trouve cette phrase citée par Ducange: «Le suppliant dist qu’il avoit plus chier estre bastard que Bourguignon salé

E. Pasquier raconte que, dans le temps où les Bourguignons étaient établis au delà du Rhin, ils avaient de fréquents démêlés avec les Allemands pour des salines dont ils leur disputaient la propriété, et que leurs voisins, les voyant en ce point piquez et continuer leurs discordes au sujet du sel, s’induisirent facilement à les appeler salez.—Suivant La Monnoye, les Bourguignons ayant embrassé le christianisme avant les autres peuples de Germanie, ceux qui restèrent païens les surnommèrent salés, par dérision et par allusion au sel qu’on mettait alors dans la bouche de ceux qu’on baptisait.—Le Duchat croit que l’épithète accolée à leur nom est venue de la salade ou bourguignotte, espèce de casque particulier à leur milice, et son opinion paraît confirmée par le dicton rimé que voici:

Bourguignon salé,
L’épée au côté,
La barbe au menton;
Saute Bourguignon.

Il est plus vraisemblable pourtant que Bourguignon salé s’est dit à cause des salines nombreuses qui ont existé dans l’ancien comté de Bourgogne, et qui ont fait donner le nom de Salins à l’une des villes de ce comté.

On appelle aussi Bourguignon salé un homme qui mêle beaucoup de sel à ses aliments.

BOURREAU.Se faire payer en bourreau.

Se faire payer d’avance.—Autrefois le bourreau percevait, en vertu du droit d’avage[22] qui lui était dévolu, une contribution, en argent ou en nature, sur les denrées de la halle, le jour où il devait faire une exécution. On dit même qu’en certains lieux il attendait pour se mettre à l’œuvre qu’un officier de la justice lui eût jeté sur l’échafaud, en présence de la foule, la somme qui lui revenait. C’est sur cet usage qu’est fondée la locution.

On rapporte à l’an 1260 l’origine du nom de bourreau, qu’on fait dériver de celui du clerc Richard Borel, qui possédait le fief de Bellemcombre à la charge de faire pendre les voleurs du canton, et qui prétendait que le roi lui devait des vivres tous les jours de l’année en conséquence de ces fonctions. Mais cette origine ne me paraît point admissible, quoiqu’elle soit consignée dans les Olim[23], car le nom de Borel, pris dans le sens de bourreau, est antérieur à l’époque assignée. Odon ou Eudes Ier, qui était duc de Bourgogne sous le règne de Louis VII, avait été surnommé Borel, parce qu’il ne se fesait aucun scrupule d’assassiner les riches voyageurs qui passaient sur ses terres, pour s’emparer de leur argent; chose assez commune, au reste, dans ces temps barbares, parmi les gentilshommes, ou gens pille-hommes, comme dit Rabelais, et désignée par l’expression aller à la proie.

On ne sait pas précisément quelle est l’étymologie du mot bourreau. Le père Labbe le fait venir par contraction de bouchereau, petit boucher; et Ménage de buccarus, buccarellus, burellus, qui a la même signification. Caseneuve le tire du grec borros, dévoreur de chair humaine; et il observe que, dans un glossaire, manger la chair est pris pour bourreler. Suivant Borel, il est dérivé du latin burrus, roux, parce que les gens roux sont méchants, où parce que l’exécuteur de la haute justice en divers lieux était vêtu d’une livrée jaune et rouge. Ducange veut qu’il ait sa racine dans le mot bourrée, faisceau de verges, à cause du supplice de la fustigation. Eusèbe Salverte croit qu’il a été formé du bourguignon buro, lance. Il me semble qu’il peut l’avoir été tout aussi bien de borellus, nom d’une arme prohibée: Borellus inter arma prohibita numeratur, dit le glossaire de Carpentier. C’était peut-être l’arme affectée à l’exécuteur des hautes-œuvres.

BOUTEILLE.Porter les bouteilles.

C’est-à-dire marcher lentement, comme un homme qui porte des bouteilles marche dans la crainte de les casser.

La Fontaine s’est servi de cette expression dans la fable intitulé: L’âne chargé d’éponges, et l’âne chargé de sel.

L’un, d’éponges chargé, marchait comme un courrier;

Et l’autre, se faisant presser,
Portait, comme on dit, les bouteilles.

BRAIES.Sortir les braies nettes d’une affaire.

S’en retirer heureusement.—Allusion à certain accident auquel sont exposés les poltrons à qui la peur donne ordinairement la colique. Les braies étaient une espèce de haut-de-chausses ou de culotte que portaient nos ancêtres.

BRAVE.Brave à trois poils.

Sous Charles IX, on désignait par cette dénomination les spadassins qui portaient une longue moustache terminée en pointe de chaque côté à la lèvre supérieure, et un bouquet de la même forme au menton. C’étaient des hommes de la même espèce que ceux qui, sous Charles V et ses successeurs, étaient appelés mauvais garçons.

BRAY.Faire comme le curé de Bray.

«Le curé de Bray, dit M. A*** (l’abbé de Feletz) dans le Journal des Débats, avait tant applaudi aux travaux de l’assemblée constituante, qu’on ne doutait point que la constitution décrétée par cette assemblée n’eût obtenu le plus haut degré de son admiration. Il s’extasiait surtout sur la démocratie royale: on le croyait irrévocablement fixé à cette forme de gouvernement; on n’imaginait point qu’il fût possible d’obtenir son assentiment pour une autre. Cependant le trône est renversé, et le curé de Bray est enchanté. La république est proclamée, il est transporté. La constitution de 1793 lui paraît le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Le gouvernement révolutionnaire, qui suspend cette constitution, est à ses yeux une conception sublime. Le 9 thermidor, qui détruit ce gouvernement et renverse le comité du salut public, si cher au bon curé, sauve cependant la patrie. La constitution de l’an III en fixe les destinées, et le directoire est à jamais le régulateur de la France, enfin libre et heureuse. Le curé de Bray n’avait pas manqué d’envoyer à tous ces gouvernements ses adhésions, ses soumissions, ses félicitations. Il en était là de ses variations politiques et de ses admirations toujours croissantes, lorsqu’un de ses paroissiens, zélé pour la gloire de son pasteur, et craignant qu’elle ne fût compromise par une pareille versatilité dans ses discours et sa conduite, tâcha de lui faire observer, avec beaucoup de ménagements, que peut-être cette rapide succession d’adresses à toutes les factions et de serments à toutes les constitutions pourrait enfin exciter quelques soupçons sur la fermeté de ses principes et le faire accuser à la rigueur de légèreté dans ses actions et d’inconstance dans ses opinions. «Moi, léger! s’écria le curé tout étonné; moi, inconstant et variable dans mes opinions, dans mes principes! Eh! j’ai toujours voulu être curé de Bray. Il n’y a pas d’homme au monde plus constant que moi.» Nous espérons que cette admirable constance et cette imperturbable ténacité de caractère ne se seront jamais démenties, et que M. le curé aura toujours regardé comme le meilleur des gouvernements, dans le meilleur des mondes possibles, tous ceux qui se sont succédé depuis le directoire, où finit son histoire. Nous espérons surtout qu’il est toujours curé de Bray.»

Cette spirituelle biographie expose très bien les titres en vertu desquels le curé de Bray est devenu le prototype de ces chevaliers de la circonstance, vulgairement appelés girouettes, qui savent si adroitement se prêter aux exigences de tous les événements et revêtir le caractère de tous les régimes; mais elle pèche contre la vérité historique, en faisant de ce personnage un membre du clergé français auquel il n’a jamais appartenu. Il est anglais, témoin le proverbe: The vicar of Bray is the vicar of Bray still. Le curé de Bray est toujours le curé de Bray. Il a dû sa célébrité à une chanson dans laquelle il explique lui-même les motifs qui l’ont porté à changer quatre fois de religion en passant du catholicisme au protestantisme, et vice versâ, sous les règnes successifs de Charles II, de Jacques II, de Guillaume III et de la reine Anne. Voici le refrain de cette chanson:

And this is law, I will maintain

Until my dying day, sir,

That whatsoever king shall reign,

I will be vicar of Bray, sir.

Et ceci est ma loi, je la soutiendrai jusqu’au jour de ma mort, que, quel que soit le roi qui règne, je serai vicaire de Bray[24].

BREBIS.Qui se fait brebis, le loup le mange.

Il est quelquefois dangereux d’avoir trop de douceur; les méchants profitent de l’excessive bonté d’une personne pour l’opprimer. On dit aussi dans le même sens: Faites-vous miel, et les mouches vous mangeront.

Un berger priait son père de lui donner un conseil qui fût le résultat de sa longue expérience: «Mon fils, répondit le vieillard, sois bon, car il est avantageux de l’être; mais sois-le de manière que le loup n’ose te montrer les dents.»

A brebis tondue Dieu mesure le vent.

Dieu proportionne à nos forces les afflictions qu’il nous envoie.

Il ne faut qu’une brebis galeuse pour infecter tout un troupeau.

Morbida facta pecus totum corrumpit ovile.

Il ne faut qu’un homme corrompu dans une compagnie pour la corrompre tout entière. La contagion du mauvais exemple donné par ceux qu’on fréquente a tant de puissance, qu’elle agit sur les personnes mêmes qui semblent les plus propres à y résister par la solidité de leurs principes. C’est une remarque très fine et très judicieuse de Chamfort que, quelque importuns, quelque insupportables que nous soient les défauts de ceux avec qui nous vivons, nous ne laissons pas d’en prendre une partie. Être la victime de ces défauts étrangers à notre caractère n’est pas même un préservatif contre eux.

Brebis qui bêle perd sa goulée.

Il ne faut pas perdre en paroles un temps qu’il importe d’employer à l’action. Ce proverbe s’applique particulièrement pour signifier qu’à table il ne faut pas trop parler, si l’on ne veut pas être dupe de l’avidité des convives.

Brebis comptées, le loup les mange.

Proverbe pris de celui qu’on trouve dans la septième églogue de Virgile: Non ovium curat numerum lupus. Il s’employait autrefois, comme on le voit dans les Adages d’Érasme (Chil. II, centur. IV, no 99), pour dire que, si un voleur timide s’abstient de toucher à certains objets parce qu’il sait qu’on les a comptés, un hardi voleur n’est jamais arrêté par une telle considération. Aujourd’hui ce proverbe se prend dans un sens plus général: il signifie que les précautions ne garantissent pas toujours d’être trompé, et même que l’excès de précaution expose quelquefois à l’être. Les joueurs s’en servent fréquemment, et ils entendent qu’il ne faut point compter son argent pendant qu’on joue, car c’est une superstition de la plupart d’entre eux que l’argent compté appelle une mauvaise chance qui le fait vite passer en d’autres mains.

BRETAGNE.Qui a Bretagne sans Jugon a chape sans chaperon.

Le château de Jugon, qui fut démoli en 1420, était la principale forteresse de la Bretagne. Il garantissait ce pays des incursions de l’ennemi, comme le chaperon, dont le manteau appelé chape ou pluvial était surmonté, garantissait le voyageur de la pluie en lui couvrant la tête et les épaules.

Oncle ou tante à la mode de Bretagne.

Nulle part la parenté ne s’étend aussi loin qu’en Bretagne; elle y dépasse le douzième degré, en se comptant double dans plusieurs cas. Ainsi les enfants donnent le titre d’oncle ou de tante, non-seulement au frère ou à la sœur, mais au cousin-germain ou à la cousine-germaine de leur père ou de leur mère, comme ils en reçoivent par réciprocité le titre de neveu ou de nièce.

On raconte qu’un capucin, prêchant à la prise d’habit de la fille de sa cousine-germaine, s’écria: «Quel honneur pour vous, ô ma cousine, qui devenez la belle-mère du Seigneur, et quelle gloire pour moi qui vais être l’oncle du bon Dieu à la mode de Bretagne!»

Je ne garantis pas l’anecdote; il se pourrait pourtant qu’elle fût vraie, et que le capucin eût voulu enchérir sur saint Jérôme, qui disait à Paula pour la féliciter d’avoir voué au ciel la virginité de sa fille Eustochium: Socrus dei esse cœpisti. Vous avez commencé d’être la belle-mère de Dieu. (D. Hieron opera, t. 1, p. 140, ad Eustochium.)

BRETON.Qui fit Breton fit larron.

La vérité n’a point été sacrifiée à la rime dans ce proverbe, comme le prétend Fleury de Bellingen, car s’il est vrai que les habitants de la Bretagne, d’après sa remarque, ne sont pas plus adonnés au vol que ceux des autres provinces, il n’en a pas été toujours ainsi. La manière barbare dont ils pillaient les vaisseaux échoués sur leurs côtes en est une preuve. Les seigneurs riverains, qui retiraient les principaux bénéfices de ce brigandage connu sous le nom de droit de bris, recouraient ordinairement, pour le rendre plus productif, à un moyen aussi singulier qu’inhumain. Ils fesaient promener pendant la nuit, près des récifs, un bœuf qui portait sur la tête une lanterne allumée et qui avait une jambe liée, afin qu’il imitât par sa marche claudicante les ondulations du fanal d’un navire, de manière à tromper ceux qui étaient en mer et à les attirer sur les écueils. Le clergé même ne restait pas tout à fait étranger à ces mœurs sauvages. Obligé de céder aux ordres des seigneurs et de la populace, il ordonnait quelquefois des processions et des prières publiques pour que l’année fût heureuse en naufrages.

Une autre preuve de l’esprit de pillage des anciens Bretons, c’est que dans le quatorzième siècle ils formaient la plus grande partie des bandes de routiers et de brigands qui infestaient la France. Les mots Bretons et pillards, Britones et pillardi, se trouvent presque toujours réunis dans les anciennes chartes et chroniques pour désigner cette soldatesque mercenaire et effrénée.

BRIC.De bric et de broc.

Métaphore empruntée des instruments de travail dont on se sert tour à tour par les deux bouts. En langue celtique, bric signifie tête, et broc signifie pointe. Ainsi faire une chose de bric et de broc, c’est s’y prendre de toutes les manières, y employer tous ses moyens.

BRIOCHE.Faire une brioche.

C’est faire une faute en musique, et par extension en quelque chose que ce soit. Cette expression fut introduite à l’époque de la fondation de l’Opéra en France. Les musiciens attachés à ce théâtre avaient imaginé de condamner à une amende pécuniaire celui d’entre eux qui manquerait aux règles de l’harmonie en exécutant sa partition, et le produit des amendes était destiné à l’achat d’une brioche qu’ils devaient manger ensemble dans une réunion où les amendés figuraient ayant chacun une petite image de ce gâteau suspendue à la boutonnière en guise de décoration. Un tel usage ne fut pas jugé propre à les rendre moins fautifs dans leur art, et le grand nombre de repas qu’il amena ne fit pas concevoir une haute idée de leur talent. Bientôt ils se virent exposés à la raillerie du public, qui prit le mot de brioche pour synonyme de faute, bévue; et l’amour-propre alors l’emportant sur la friandise, ils décidèrent qu’ils pourraient faire désormais autant de brioches qu’ils voudraient sans être obligés d’en payer aucune.

BUDGET.

Ce mot peut être regardé comme proverbial à cause du fréquent emploi qu’on en fait journellement dans toutes les classes de la société. Grands et petits, riches et pauvres, chacun parle de son budget. On dit un budget de cuisinière, un budget d’apothicaire, comme un budget de ministre. Je dois donc consigner ici l’histoire et la généalogie de ce mot, qui sont assez curieuses[25]. Il est d’origine française, et nous avons eu la bonté de le recevoir de seconde main des Anglais, qui nous l’ont rendu défiguré et méconnaissable. Qui pourrait croire qu’il vient de poche, et que c’est là précisément ce qu’il signifie? On objectera peut-être qu’il a bien changé sur la route; mais il n’est besoin que de la tracer pour se retrouver. Poche a fait le diminutif pochette, et par la facilité qu’a le p de se changer en b, pochette a insensiblement coulé en bogète, bougette, vieux mots dont le dernier a été conservé dans plusieurs éditions du Dictionnaire de l’Académie avec son augmentatif bouge, qui garde encore son acception originaire dans cette locution, bien remplir ses bouges, c’est-à-dire bien remplir ses poches ou faire un gros gain, et qui partout ailleurs signifie un petit endroit propre à resserrer divers objets dans une maison, comme la poche sert à le faire dans un habit. Bulge, qui veut dire enveloppe, bourse, valise, est la racine de tous ces mots.—A présent, on doit trouver assez facile le passage de bogète en budget, surtout chez les Anglais qui donnent à l’u le son de l’o; et il faut remarquer en outre que les Languedociens ont toujours dit dans leur patois lou bugé ou lou budjet en parlant d’une garderobe ou d’un petit endroit dans lequel ils renferment diverses choses.

BUISSON.Il n’y a si petit buisson qui n’ait son ombre.

Ce proverbe s’emploie dans deux sens opposés, pour dire qu’il n’y a rien de si petit qui ne puisse être avantageux ou préjudiciable. C’est ainsi que les Latins disaient: Etiam unus capillus habet umbram suam, un cheveu même a son ombre. On prétend que l’ombre du buisson est devenue proverbiale à cause de cet apologue de la Bible:—«Les arbres voulurent se choisir un roi. Ils s’adressèrent d’abord à l’olivier et lui dirent: Règne. L’olivier répondit: Je ne quitterai pas le soin de mon huile pour régner sur vous. Le figuier dit qu’il aimait mieux ses figues que l’embarras du pouvoir suprême. La vigne donna la préférence à ses raisins. Enfin les arbres s’adressèrent au buisson, et le buisson répondit: Je vous offre mon ombre.»

On sent tout ce qu’il y a de hardi dans cette idée, mais elle est dans la Bible. Ce ne sont pas les philosophes, dit Chamfort, c’est le Saint-Esprit à qui elle appartient.

Trouver buisson creux.

C’est ne pas trouver ce qu’on s’attendait à trouver. Les chasseurs appellent buisson creux, un buisson dans lequel il n’y a point de gibier.

Il a battu les buissons et un autre a pris les oisillons.

Il s’est donné des peines dont un autre a profité. Moisant de Brieux explique ainsi ce proverbe: «On fait en hiver une petite chasse aux flambeaux et entre deux haies: un valet porte un bouleau ou autre arbrisseau plein de glu; d’autres valets battent de côté et d’autre les buissons, d’où les oiseaux sortant vont donner à la lumière et dans le bouleau où ils demeurent pris. Nous appelons cela aller au bouleau

Ce proverbe a une célébrité historique. Le duc de Bedfort, régent de France pour Henri VI roi d’Angleterre, en fit une application imprudente, en répondant à Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, qui demandait à garder en dépôt la ville d’Orléans; et cette réponse, dont le prince bourguignon fut offensé, le détermina à se séparer des Anglais, dans un temps où ces derniers avaient le plus grand besoin d’un si puissant allié pour résister aux efforts de Charles VII.

BUREAU.Bureau vaut bien écarlate.

Les petits peuvent avoir autant de mérite que les grands.

Le bureau, ou la bure, est une étoffe grossière dont s’habillaient autrefois les gens du commun, tandis que l’écarlate, qui est d’un assez grand prix, servait à parer les hauts seigneurs. Lacroix du Maine attribue l’invention de ce proverbe à Michel Bureau, abbé de la Couture, en 1518. Celui-ci, étant en discussion avec le cardinal de Luxembourg, lui dit dans un accès de vivacité: Bureau vaut bien écarlate. Aulu-Gelle, dans ses Nuits attiques, liv. II, rapporte un proverbe qui correspond au nôtre: Sous le chapeau d’un paysan, est le conseil d’un prince.

Fin comme bureau teint.

C’est-à-dire très grossier, parce que cette étoffe, lorsqu’elle est teinte, est pire qu’auparavant.

Bureau d’adresse.

On appelle ainsi proprement un endroit indiqué au public pour donner ou recevoir certains renseignements, et figurément une personne qui s’informe de tout ce qui se passe et va le débiter de côté et d’autre. Jean-Jacques Rousseau a dit dans ses Rêveries, sixième promenade: «Quand ma personne fut affichée par mes écrits, je devins dès lors le Bureau d’adresse de tous les souffreteux ou soi-disant tels, et de tous les aventuriers qui cherchaient des dupes.»

BUVEUR.

Ce que le sobre tient au cœur
Est sur la langue du buveur.

Les Espagnols disent: El vino anda sin calças, le vin va sans chausses.

Les méchants sont buveurs d’eau.

La chanson dit que c’est bien prouvé par le déluge. Mais, sans doute, il ne faut pas aller chercher si loin la raison de ce proverbe. Il paraît fondé sur l’observation que ceux qui boivent de l’eau sont moins expansifs que ceux qui boivent du vin, l’expansion étant regardée comme une marque de bonté. Cependant, s’il ne remonte pas jusqu’au déluge, il est d’une assez grande antiquité; car Eschine, voulant accuser Démosthène de méchanceté, lui reprochait d’être buveur d’eau.


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