L'Écrivain
CHAPITRE VIII
DU JOURNALISME
« Un journaliste, me demanda Pamphile avec une certaine appréhension, un journaliste est-il un écrivain ?
— J’entends ce que vous voulez dire, et la cause intime de votre souci. Vous songez que, si vous vous aperceviez un jour que vous n’avez point l’imagination créatrice, et pourtant des idées, une façon vive, personnelle, ou simplement suffisante de les présenter, enfin l’esprit critique au lieu de l’esprit d’invention, vous pourriez, au lieu de faire « de la littérature », « faire du journalisme », tout uniment. Non pas sans doute du journalisme politique — c’est une tout autre affaire — mais de la chronique ou de la critique littéraire…
— C’est à peu près ça…
— En somme, vous considérez, pour un écrivain, le journalisme comme un pis-aller ?
— Mon Dieu…
— Vous le pensez. Dites que vous le pensez, mon ami, et que vous n’osez le dire, par politesse, de plus parce que vous m’aimez bien, que vous ne voulez pas me faire de la peine, et que vous savez que je suis aussi journaliste !
— Eh bien, oui !…
— Il y a en effet, dans la gent écrivaine, une hiérarchie implicitement admise. Si l’on range à part les dramaturges, qui sont jalousés pour les fructueux bénéfices de leur industrie, mais dont on admet qu’ils peuvent, selon le cas, être ou n’être point, quel que soit leur succès, des écrivains méritant ce nom, l’opinion générale distingue des degrés de dignité qui vont du poète et du romancier au journaliste, avec des nuances, toute une série de nuances intermédiaires, dans le roman, la poésie, le journalisme.
— Est-ce injuste ?
— Oui et non. C’est injuste parce qu’une chronique, une simple chronique, peut manifester beaucoup plus d’originalité, d’invention, de talent, que tout un roman ; parce qu’un journaliste peut avoir, sur l’esprit de son temps, une action plus forte, et j’ose dire plus durable, qu’un romancier. Ce n’est pas cependant sans motif pour deux raisons principales.
« La première est que l’œuvre du journaliste est éphémère, sinon dans son influence qui, je viens de le dire, peut être durable, du moins quant à la réputation, la gloire, si vous voulez, qu’il en retire. Même quand il signe, quelques jours après la publication de son article, s’il arrive qu’on sache encore ce qu’il a dit, nul ne sait plus que c’est lui qui l’a dit. Personne jamais ne relit un journal vieux de deux jours !… La seconde est que le poète, le romancier, jouissent de toute l’indépendance de leur pensée et de l’expression de leur pensée.
« Vous connaissez le vieil axiome juridique : « La parole est libre, la plume est serve ». Je dirais volontiers : « Le livre ou le poème est libre, l’article est serf. » Oh ! dans une certaine mesure seulement ! Mais cette mesure existe. Elle existe parce qu’un journal est nécessairement l’organe d’un parti, et qu’on y peut dire certaines choses, non pas d’autres ; parce qu’aussi le journal est lu par un grand nombre de personnes et qu’il y faut alors tenir compte d’une opinion moyenne, d’une moralité moyenne, respecter de plus les enfants et les femmes sous les yeux desquels il peut tomber. Dans un livre, au contraire, je ne dépends plus de personne. C’est affaire entre moi, mon éditeur qui a accepté l’ouvrage, et mon lecteur.
— N’y a-t-il pas de l’hypocrisie dans cette distinction ?
— Prenez que c’est une convention. Mais l’existence d’une communauté sociale repose sur des conventions… Après tout, c’est aussi une convention qu’au théâtre le dramaturge — même à cette heure, où il s’est relativement libéré — doive observer, à beaucoup d’égards, une plus grande réserve que le romancier. Toujours pour le même motif : le théâtre, comme le journal, s’adresse à un grand nombre de gens à la fois.
— Donc vous considérez comme légitime cette hiérarchie qui donne le pas, dans le monde des lettres, à l’écrivain de livres sur l’écrivain de journal ?
— Pamphile, je vais vous révéler un grand secret, ne le répétez à personne ! Cette hiérarchie est en train de s’effondrer, comme toutes les hiérarchies, qui ne durent jamais éternellement, sauf celle de notre sainte Église : le ver est dans le fruit, pour parler comme l’excellent M. Micawber, dans David Copperfield.
— En vérité ?
— En vérité… Parce que presque tous les écrivains, presque tous les romanciers de ce temps se sont mis à « faire » du journalisme ! J’en pourrais citer de nombreux et illustres exemples ; je me contenterai d’un seul : M. Maurice Barrès. Et je vais me permettre d’exprimer un soupçon qui me hante : que si, pour M. Barrès, publier un livre était une gloire, écrire un article était pour lui un plaisir… Dois-je encore vous rappeler des hommes de talent, tels que Catulle Mendès, et le plus grand de tous, Théophile Gautier, dont la vie entière fut partagée entre le livre, la poésie et le journalisme ? Enfin, de nos jours même, M. Henri Béraud pratique, de la barre fixe du roman au trapèze du journalisme, une voltige intéressante.
— Ainsi, les barrières tombent ?
— Mettons seulement qu’elles ont des fissures, par où l’on voisine, d’un champ à l’autre. Dans l’apparence, le préjugé hiérarchique demeure : la preuve c’est qu’il est moins malaisé pour un romancier d’écrire dans un journal — de toutes parts même on l’en sollicite — que pour un journaliste qui se risque à publier un roman d’être agréé, par les romanciers, comme un authentique confrère.
— Y a-t-il à cela une raison ?
— Aucune, si ce n’est d’ordre commercial. Un écrivain qui a commencé par le roman, s’il devient chroniqueur ne perd pas un seul des lecteurs de ses livres. Il en accroît plutôt le nombre. Un journaliste qui aborde le roman éprouve de la difficulté à se faire lire comme romancier. Devant la couverture jaune, bleue ou verte de son ouvrage, le public doute : « N’ai-je pas déjà lu ce qu’il me propose dans les feuilles publiques ?… » De là vient qu’un journaliste mué en romancier se trouve souvent, même s’il le désire, dans l’impossibilité de renoncer à sa besogne de chroniqueur, qui l’accable : celle-ci continue à rester pour lui un gagne-pain nécessaire.
— Alors il est préférable de se faire d’abord un nom comme auteur d’ouvrages de longue haleine, avant d’aborder le journalisme ?
— Si on le peut, oui !… Mais vous oubliez le point de départ de cette conversation. Nous avons admis que le journalisme convenait particulièrement aux débutants, même d’avenir, qui ne se sentent pas encore d’imagination créatrice. Or ce peut être le cas de beaucoup de jeunes gens qui acquerront plus tard cette imagination, au contact de la vie, et par les spectacles que leur aura offert le monde. Et où seraient-ils mieux placés que dans le journalisme pour assister à ces spectacles ?
— Dans ces conditions, la décision pour un jeune homme est embarrassante.
— Je l’avoue : d’autant plus que le labeur du journaliste, étant dispersé, est accablant. Il faut, quand la besogne quotidienne est achevée, un grand courage pour se dire : « Maintenant, ce n’est pas fini ; je m’en vais travailler pour moi. »
— Mais enfin, si l’on se décidait ? Comment faire alors pour entrer dans un journal ?
— Vous m’accordez une petite expérience de la matière ? Eh bien ! c’est un problème que, malgré cette expérience, je ne suis pas jusqu’ici parvenu à résoudre. Qui que vous soyez, balayeur, ingénieur ou millionnaire, si vous avez écrit un livre, il ne vous reste plus qu’à trouver un éditeur ; et, si ce livre est bon, ou simplement acceptable, il y a de grandes chances qu’il soit publié. Tandis que je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, comment on entre dans un journal, comment on arrive à y faire ses premières armes. Il y en a mille manières et pas une seule.
— Vous plaisantez !
— Pas le moins du monde. Voilà une carrière où l’on ne vous demande — c’est sans doute la seule parmi les carrières libérales — aucun diplôme, aucun certificat d’origine. Vous pouvez arriver de n’importe où, vous entrez n’importe comment. Mais c’est précisément en cela, je suppose, que gît la difficulté. Cela me rappelle le mot d’un enfant interné dans un patronage au règlement largement humanitaire : « Tu n’as pas envie de t’enfuir ? — M’enfuir ? répond l’enfant presque douloureusement, comment ferais-je ? Il n’y a pas de murs ! »
« Dans le journalisme, Pamphile, il n’y a pas de murs, et par conséquent pas de portes. Elles sont partout, et nulle part. »