L'Écrivain
CHAPITRE III
L’AMATEUR
Depuis que Pamphile s’est résolu d’embrasser la carrière des lettres, je distingue dans son apparence extérieure, et ses comportements, des changements appréciables. Il est mis avec moins de recherche, bien que toujours correctement. Sans les éviter tout à fait, il néglige la fréquentation de ceux de ses amis à qui la fortune permet de ne se livrer qu’aux plaisirs. Il accorde sa subvention à une revue littéraire entreprenante, nouvellement fondée, et qui d’ailleurs pratique savamment l’art de la publicité ; mais c’est en se faisant tirer l’oreille, en laissant attendre sa contribution : il affirme qu’il n’est pas en fonds, que c’est pour lui un sacrifice assez pénible. Enfin, étant parvenu à placer quelques « médaillons » dans une feuille quotidienne, qui n’est pas sans rémunérer, quoique modestement, ses collaborateurs, il ne manque pas chaque mois d’en aller toucher le prix, à peine suffisant pour payer sa provision de cigarettes pour la semaine.
Je m’en suis étonné :
« C’est, m’a-t-il confié, que je ne veux point passer pour un amateur.
— Pamphile, ai-je répondu, un tel souci marque votre prudence. Toutefois, peut-être celle-ci est-elle excessive ; je dois vous avouer que, parvenu au déclin de mes jours, je ne distingue pas encore fort bien ce que c’est qu’un amateur, que ce soit dans l’ordre des Lettres ou celui des Beaux-Arts.
— La belle malice ! Un amateur est celui qui n’a pas besoin de peindre, d’écrire ou de sculpter pour vivre !
— Vous allez bien vite. Il convient que je vous arrête : à ce compte, Marcel Proust, qui jouissait de fort confortables revenus, était un amateur. Pareillement l’est encore la comtesse Anna de Noailles. Et même, si vous voulez bien y réfléchir, M. Édouard Estaunié, élu par l’Académie française comme romancier, mais qui gagnait fort honorablement sa vie en qualité d’ingénieur des télégraphes… Je pourrais multiplier ces exemples. Permettez-moi pourtant de vous rappeler encore que Chateaubriand, un homme de lettres, n’est-ce pas ? le type au XIXe siècle, avec Alfred de Vigny, du grand gentilhomme en même temps grand écrivain, touchait du gouvernement de Sa Majesté Louis XVIII, quand il était ambassadeur à Londres, quelque chose comme trois ou quatre cent mille francs par an, beaucoup plus que ce que lui rapporta jamais le Génie du Christianisme.
— J’entends. En effet, la matière est délicate, et la distinction entre l’écrivain de profession et l’amateur plus difficile que je ne pensais… Il faudrait donc dire : « On ne sait pas très bien ce que c’est qu’un amateur. Est professionnel celui qui, quelles que soient les ressources qu’il tient d’héritage ou d’emploi, est plus connu comme artiste ou comme auteur que comme millionnaire, industriel ou ambassadeur. »
— Soit. Mais vous devez reconnaître avec moi que cette définition est assez vague. En somme, un bohème, Pamphile, un bohème bien misérable, sans talent par surcroît, ou n’écrivant avec talent que fort peu, par insouciance ou paresse, et vivant surtout de subsides bénévoles, mériterait tout aussi bien, selon ce que vous dites, d’être taxé d’amateur.
— Non pas ! Pour une raison qui me paraît évidente : qu’il ait du talent ou n’en ait pas ; qu’il produise, ne produise pas, ou fort peu ; que sa plume lui procure le pain quotidien ou en soit incapable, cela ne l’empêche pas de n’être qu’écrivain. Un ouvrier qui chôme, volontairement ou involontairement, n’en est pas moins un ouvrier, et n’est que cela.
— A moins qu’il n’ait d’autres cordes à son arc, et qu’on ne le condamne pour vagabondage spécial. Auquel cas il serait un ouvrier amateur : cela se voit…
— Je vous parle sérieusement.
— Je vous demande pardon ; il est vrai que le sujet est grave, et que je n’aurais pas dû plaisanter. Vous avez raison. En fait, si Rothschild ou le roi d’Angleterre se mettaient à écrire cinq ou six beaux romans, ou à peindre à fresque comme Michel-Ange, on serait bien forcé de ne pas les considérer comme des amateurs. Ils auraient deux professions parallèles, également sérieuses, reconnues également : celle de banquier ou de souverain, et celle d’artiste ou d’auteur… Mais alors, où est l’amateur ? Je vous en supplie, dites-le-moi !
— Vous me troublez. C’est peut-être une espèce qui n’existe pas, comme celle du serpent de mer.
— Mais le serpent de mer existe ! Du moins cela est assez probable : on l’a vu, mais on ne l’a pas pris, voilà tout. Et il semblerait tout d’abord qu’il y ait un degré de plus en faveur de l’existence de l’amateur : on peut le voir, et le prendre sur le fait.
— En vérité ?
— En vérité ! On pourrait valablement soutenir que l’amateur est celui qui, ayant écrit n’importe quoi, va trouver un éditeur et, au lieu d’exiger d’être payé pour son ouvrage, consent à payer pour être publié. Il peut même aller plus loin, si ses moyens le lui permettent : il peut dépenser, en publicité, pour faire connaître ses écrits, et leur procurer des lecteurs, des sommes plus ou moins importantes… C’est à cet écrivain-là que doit être réservé le nom d’amateur. Inutile de dire qu’il est tenu, par les véritables professionnels, pour un fléau.
— Je le conçois…
— Oui, oui…
— Vous n’avez pas l’air d’en être convaincu ?
— C’est que je ne le suis pas ! Pamphile, réfléchissez ! Combien est-il, par an, de volumes de vers dont les éditeurs ont consenti à solder les frais d’impression ? Et la plupart de leurs auteurs, pourtant, ne sont que poètes, rien que poètes. Alors dites que tout poète est un amateur ! Mais dans ce cas le terme sera un honneur au lieu d’être une injure.
— Il faudrait donc faire exception pour les poètes ?
— Pour eux seulement, croyez-vous ? Écoutez ! Vous avez entendu parler des Souvenirs entomologiques de Fabre, vous les avez peut-être lus ? Fabre fut non seulement un grand esprit scientifique, subtil et fort, qui s’est aventuré hors des chemins battus, qui a posé à la théorie évolutionniste de l’origine des espèces des questions auxquelles celle-ci n’a pas encore répondu. C’était un grand, un très grand écrivain, dont la langue imagée, à la fois populaire et latine, ne doit rien à personne : un créateur. Eh bien, les Souvenirs entomologiques, œuvre de toute sa vie, formaient dix gros volumes. Durant des années, cet homme sans argent, sans relations, les a promenés d’éditeur en éditeur. On lui répliquait : « Des histoires sur les insectes ? Ça n’intéresse personne ! Et dix volumes ! Écrits par un inconnu, un monsieur qui vit en province, et dont les thèses, les conclusions, sont en opposition avec celles des savants les plus autorisés… Nous ne pouvons rien risquer là-dessus. Combien voulez-vous donner ?… Et encore, nous ne savons guère si nous accepterions : les « comptes d’auteur », ça compromet le bon renom d’une librairie ! »
« A la fin, pourtant, Fabre rencontra un éditeur qui lui fit une proposition d’une générosité inouïe, miraculeuse ! Il consentit à publier ces gros bouquins à ses frais, à ses risques. Fabre ne toucherait rien, bien entendu, mais il n’aurait rien à payer. C’était admirable, inespéré. Il accepta…
« Je me hâte de dire qu’après un succès qui se fit longtemps, très longtemps attendre, l’éditeur modifia les conditions du traité à l’avantage du bel et modeste observateur de l’Harmas… Mais enfin, le premier traité signé était-il, ou non, un traité d’amateur ? Et, par conséquent, n’est-il pas clair qu’il est des amateurs qui ont du génie ?
— Rien de plus certain. Mais quand ils ont du génie, ou même du talent, cela se voit, cela se sait. Ils sont alors classés comme professionnels, accueillis comme tels par les libraires et par le public… Le véritable amateur serait donc celui qui continue à payer pour éditer ses livres parce que — ce qui ne saurait rien prouver du reste contre l’intérêt qu’ils peuvent avoir — ceux-ci ne trouvent pas un public suffisant.
— Pamphile, votre lucidité et votre bon sens sont vraiment louables. »