L'Écrivain
CHAPITRE II
LES DÉBUTS DE PAMPHILE
Sur la recommandation de sa mère, Pamphile est venu me voir. Sa mise était d’une élégance raffinée, ce qui ne m’a point déplu : j’estime qu’un jeune homme doit être de son époque. Il y a trente ans, je me fusse méfié d’un candidat à la carrière des lettres habillé comme un homme du monde : la mode, dans la corporation, exigeait soit une certaine négligence, soit ce qu’on appelait de l’originalité : un gilet rouge, ou bien un jabot et des manchettes de dentelles. C’est que les gens de lettres vivaient au café, et loin des femmes. Aujourd’hui, vers cinq heures, ils sont dans un salon, où l’on en voit, et de charmantes. Le soir, ils se retrouvent dans un bar qui est en même temps un dancing, et où il en est d’autres — également charmantes, et, par l’apparence du moins, presque les mêmes.
Il est à noter du reste que, aux âges reculés où le petit univers littéraire vivait presque totalement à l’écart du grand univers féminin, il faisait profession de célébrer l’amour et d’adorer la femme. A cette heure que la communication est rétablie, la jeune littérature affecte volontiers de dédaigner l’amour et de remettre la femme à sa place. Ceci doit être encore affaire de mode.
« … Ainsi, dis-je à Pamphile, vous voulez devenir mon confrère. Vous m’en voyez très honoré… Quel genre comptez-vous aborder ? »
Pamphile me regarda gentiment. La jeunesse d’à présent a perdu sa timidité devant les ancêtres. Cela tient à ce que ceux qui sont revenus de la guerre ont vu en face des choses plus intimidantes ; ils ont conscience aussi de parler au nom de ceux qui sont morts. Enfin je soupçonne que la fréquentation et la conversation habituelle des femmes, plus commune de nos jours qu’autrefois, y est également pour quelque chose. Je ne m’étonnai donc point de l’assurance de Pamphile, bien qu’il demeurât muet ; il ne me répondait rien.
« La prose, les vers ? » fis-je pour l’encourager un peu, généralisant de façon si banale que cela me faisait rougir.
Son regard, qu’il conserve ingénu, malgré la possession qu’il a de lui, se chargea de quelque commisération :
« Vous savez bien (j’entendis qu’il signifiait : Vous devriez savoir…) qu’il n’y a plus de différence…
— Comment ?…
— Il ne s’agit plus de vers libre. C’est fini du vers libre… Mais les tendances actuelles intègrent la poésie, les images qui sont le propre de la poésie, dans la prose. Et la prose à son tour… »
Si l’on s’embarque dans la théorie, surtout avec les jeunes gens, on en a pour longtemps ; j’abrégeai :
« Pamphile, vous m’avez sûrement apporté quelque chose… Montrez !… »
Il ne se fit pas prier. Il était, j’imagine, venu surtout pour ça. Je lus d’un trait, parce qu’il n’y avait pas de ponctuation :
Contraction des pupilles Voronof — cocktail il y a trop longtemps que nous sommes là intense vie par en bas visages morts tournoi d’âmes dans le tournoiement éternité momentanée du désir.
« Ah ! Ah ! fis-je.
— N’est-ce pas ? acquiesça-t-il.
— Pamphile, je vais être franc. J’ai besoin que vous m’éclairiez un peu ce texte.
— Il est pourtant d’une limpidité suffisante… « Contraction des pupilles », ça veut dire que j’entre, venant de la rue obscure, dans un bar férocement illuminé. Je prends un cocktail très violent… Voronof, vous comprenez… « Il y a trop longtemps que nous sommes là », c’est ce que je dis au bout de cinq minutes. Au bout de cinq minutes on en a toujours assez, on n’est pas encore adapté. « Intense vie par en bas, visages morts », ce sont les pieds des danseurs, qui s’agitent, et leurs figures inertes. « Tournois d’âmes dans ce tournoiement » : qu’est-ce qui se passe, de danseur à danseuse, pendant qu’ils tournent ? Et alors : « Éternité momentanée du désir » se comprend tout seul. C’est le phare au bout de la strophe… Il n’y a pas de ponctuation parce que tout ça se plaque au même instant sur l’appareil cérébral.
— Excellent ! » déclarai-je.
Pamphile daigna paraître assez satisfait de mon approbation.
« Maintenant, dites-moi, poursuivis-je, si vous avez l’intention d’écrire comme ça toute votre vie ? »
Pamphile sourit doucement :
« Mais non, monsieur ! J’écris comme ça pour bien prouver que je ne suis pas plus bête que les autres de ma génération, que je suis au courant du procédé littéraire contemporain, et que je sais le manier. Si j’agissais différemment on croirait que je ne suis pas à la page… Et puis, voyons : supposez que, de but en blanc, j’écrive un roman comme Bourget, quel éditeur le publiera ? Et s’il s’en trouve un par hasard, qui le lira ? Je dois d’abord, dans de petites revues et par de petites plaquettes, conquérir l’estime de mes pairs, ceux qui ont le même âge que moi, et affirmer mon nom, mon existence… Plus tard, je modifierai progressivement ma manière, de façon à atteindre un autre public, mais je crois que j’en garderai l’essentiel.
— Vraiment ? Pourquoi ?
— Il y a si longtemps que les hommes savent lire qu’ils lisent de plus en plus vite. Ils ne sautent pas seulement les mots, mais les paragraphes, les pages. Ils sont dressés à comprendre bien plus rapidement qu’il y a un siècle. On dit que c’est à cause de la T. S. F., de l’auto, de la précipitation de la vie contemporaine. Ça, c’est peut-être une blague… Toutefois le fait est là… Alors il faut arriver à l’analyse infinitésimale d’impressions simultanées, comme Marcel Proust, ou au contraire à la condensation maxima de phénomènes visuels et cérébraux qui n’ont aucun rapport entre eux, du moins apparent, dans le temps et dans l’espace, et pourtant s’évoquent, se compénètrent les uns les autres.
— Pamphile, lui dis-je, votre mère a eu bien tort de me prier de vous donner des conseils : vous êtes fort ! Vous êtes beaucoup plus fort que moi ! Pourquoi me demandez-vous des leçons ?
— Je ne vous en demande pas sur ce que je sais, mais ce que j’ignore…
— Et modeste, avec ça : c’est de l’intelligence !… Laissez-moi donc alors vous faire une observation. Vous m’avez dit : « Si j’écrivais un roman comme M. Paul Bourget, quel éditeur le prendrait ? » Mais n’importe lequel, et tout de suite ! Seulement il ne vaudrait probablement pas ceux de M. Bourget… Un bon roman implique une grosse somme d’expériences sociales ou individuelles, soit directes, soit indirectes. Un roman, c’est toujours le romancier réagissant contre lui-même ou contre la société. C’est pourquoi vouloir se mêler d’aborder ce genre difficile avant d’avoir vécu, revient à prétendre diriger un paquebot avant d’avoir vu la mer. Et l’on ignore même l’art d’associer et d’exprimer ses propres sentiments : il y faut du métier, comme en toutes choses.
« Donc, que ces façons de petits poèmes que vous m’apportez, et qui ne sont, selon vous-même, ni prose, ni vers — mais ça m’est égal ! — soient pour vous comme un exercice de piano, des arpèges ! On n’en saurait trop faire. Le poète a le droit d’être purement subjectif, il peut tout tirer de lui-même, il peut ne rien connaître de la vie réelle, quotidienne, des hommes et des femmes de son propre pays et de l’univers. Qu’il les voie à travers lui, c’est assez. J’oserai même dire que c’est désirable.
« Les petits poèmes que vous venez de me montrer, Pamphile, ne sont pas meilleurs, je me risque à vous le confier, que ceux que je pourrais composer, moi qui ne suis pas poète. Mais ils doivent servir à vous découvrir à vous-même, ce qui est indispensable.
« Et plus tard, plus tard, vous verrez à quoi peut s’appliquer le métier que vous aurez acquis… Au fait, avez-vous déjà, là-dessus, une idée ?
— Comment l’entendez-vous ?
— Vous voulez « écrire ». C’est une expression bien vague. Un historien est un écrivain, lui aussi. Toutefois, mettons l’histoire de côté, comme aussi la sociologie et la philosophie, et tout ce qui touche, de près ou de loin, à des sciences plus ou moins exactes. Mais un journaliste, Pamphile, est aussi un écrivain. Voulez-vous être un journaliste ?
— Eh ! monsieur, répliqua Pamphile, vous venez de le dire vous-même : c’est à la vie de me l’apprendre. Dans dix ans, je le saurai. Il y aura les modalités propres de mon talent, si j’en ai, il y aura mon plus ou moins de volonté, il y aura les circonstances. Laissez-moi le temps…
— Pamphile, j’ignore si vous aurez du talent, mais vous êtes un garçon raisonnable. »