L'Écrivain
CHAPITRE VII
LE CONTE
Pamphile, un peu déçu de n’avoir pu faire, aussi aisément qu’il l’espérait, de son premier roman un chef-d’œuvre, m’a confié qu’il s’allait faire la main « sur des choses plus courtes ». Autrement dit, des contes ou des nouvelles.
Je suis, en cette matière, orfèvre. Qu’on ne se trompe pas sur le sens où j’emploie ce mot : c’est dans sa signification proverbiale. J’entends par là que c’est mon métier. De quoi je ne me sens ni fier ni honteux. Si le conte est devenu, en quelque sorte, ma spécialité, je crains bien qu’il n’y ait eu là une grande part de hasard. J’ai commencé d’écrire assez tard, après avoir embrassé — je vous l’ai dit — pas mal d’autres professions : car je fus clerc d’avoué, apprenti diplomate et fonctionnaire colonial, enfin voyageur et journaliste. Entre temps, j’avais toutefois écrit un roman, comme tout le monde. Mais il y a, pour les débutants, des périodes de vaches grasses et de vaches maigres. Je suis arrivé au moment des vaches maigres : les éditeurs ne se jetaient pas, comme aujourd’hui, à la tête des jeunes gens. Quand, dépourvu de toute illustration, timide et rougissant, on leur apportait un manuscrit, ils vous accueillaient du haut de leur grandeur. Je rempochai donc mon ours, et le mis dans un tiroir. J’ai idée maintenant qu’il ne valait ni plus ni moins que celui de Pamphile, mais ne saurais en faire la preuve. Car cet ours n’existe plus. Non pas que je l’aie brûlé, dans un fier et légitime dédain de ce premier essai. Je ne brûle jamais rien : j’attends seulement de déménager. Deux déménagements, dit-on, valent un incendie : je sais par expérience qu’un seul suffit pour vous débarrasser de vos archives.
Si je me suis mis, quinze ans après cette première tentative, à composer des contes, c’est qu’on m’avait demandé un conte. J’ai continué. Je pense aussi que j’obéissais là, et que j’obéis encore, à une habitude de collège : la « composition » doit être écrite en quelques heures, et remise à un maître qui n’attend pas. Si vous n’êtes pas exact, quand bien même vous lui apporteriez de l’or et des perles, il vous colle un zéro. Enfin, j’ai vécu assez longtemps dans les pays anglo-saxons, où l’on professe le même respect littéraire pour le roman — qui alors doit être long, très long, du double de la longueur, en général, d’un roman français — et pour la nouvelle brève et frappante. A ma culture latine, qui fut assez bonne, s’est superposée une culture anglaise. Je vous demande pardon de cette parenthèse, qui est une confession.
Je ne pouvais donc manquer d’approuver Pamphile. Au bout de fort peu de temps, il m’apporta cinq ou six de ses essais. Je le complimentai, selon mon devoir, de cette brillante fécondité. Décidément, le talent ne lui faisait pas défaut, les débuts de ses contes étaient presque toujours imprévus et charmants : les mots, et même les choses, y reprenaient une jeunesse, une ingénuité délicieuse. Ils inspiraient de l’émotion — cette émotion précieuse et rare qu’éprouve un collectionneur quand il découvre un bibelot inédit. Pamphile lisait mes sentiments sur mon visage, il était ravi.
Mais bientôt il s’attrista, à mesure que moi-même je paraissais moins satisfait. Ces aimables colliers n’avaient pas de fil. Les perles en étaient éparses ; il n’y avait pas de sujet. Cela commençait parfaitement ; cela ne finissait pas du tout. On refermait les feuillets en songeant : « Pourquoi a-t-il fait ça ? Personne ne le lui demandait. »
Je lui fis part de ma déconvenue.
« Et pourtant, Pamphile, ajoutai-je, il y a quelque chose en vous. J’en suis, maintenant, tout à fait sûr. Seulement, cela ne sort pas. Vous ne savez pas travailler.
— C’est justement pour cela que je m’adresse à vous pour l’apprendre, répliqua-t-il avec quelque à-propos, et sans nulle mauvaise humeur, ce qui me força encore une fois de rendre hommage aux mérites de son caractère. Tâchez donc de me dire ce que c’est qu’un conte, et comme il faut s’y prendre pour l’écrire.
— Ma foi, répondis-je, tout étonné, je ne sais pas.
— Vous ne savez pas !… Mais c’est votre métier !
— C’est peut-être pour ça. L’habitude est devenue une sorte d’instinct. Voyons, laissez-moi réfléchir…
« Il me semble que ce qui fait la différence du roman et du conte, ou de la nouvelle — qui n’est qu’un conte un peu plus étendu — c’est que le roman est une étude et un conflit de caractères, dans un milieu ou des milieux déterminés, les milieux réagissant sur les caractères et ceux-ci, à leur tour, sur les situations. En d’autres termes, c’est un « complexe ».
« Le conte, à l’inverse, saisit « un moment ». On n’y voit guère qu’un personnage, dessiné le plus fortement possible, mais en raccourci. Ou bien une situation, mais simplifiée, ramassée dans son essentiel. Ce doit être un tout petit drame, ou une toute petite comédie, mais intense. Cela doit avoir son commencement, sa péripétie, son dénouement, bien accusés. Et pourtant les meilleurs contes sont ceux dont la fin laisse à penser, se prolonge dans l’esprit du lecteur.
« Comment inventer le sujet ? Il n’y a pas qu’un procédé, mais plusieurs. C’est tantôt un fait, un tout petit fait, découvert dans la réalité. Il s’agit alors d’en retrouver les origines, qui vous échappent, et d’en imaginer l’aboutissement, le retentissement sur d’autres humains, parfois sur toute la société. Tantôt, au contraire, c’est comme pour faire un canon : on prend un trou, et l’on met du bronze autour. J’entends par là qu’on s’empare d’une loi, d’un usage, d’une situation coutumière, voire banale, et qu’on s’efforce de se représenter ce qui pourrait arriver, à des personnages qu’on crée de toutes pièces, sous l’empire de cette loi, de cet usage, de cette situation.
« Il arrive aussi que ce soit une espèce d’hallucination, mais qu’on finit par savoir provoquer. Voici, sur cette table, un fétiche nègre portant sur le ventre, derrière une plaque de mica, « le mauvais esprit » qu’un sorcier, pour le rendre inoffensif, y a enfermé. Je l’ai considéré, durant des années, sans idée bien arrêtée. Et puis un jour, d’un seul coup, j’y ai vu toute une tragédie. Elle m’a été comme dictée, de l’extérieur : mais c’est que l’inconscient, après une longue incubation, avait fait son œuvre.
« Il est des contes et des nouvelles qui ne sont que des « histoires » gaillardes, ou terribles, ou fantastiques, comme celles que nos aïeux disaient si bien, ou celles d’Edgar Poë ; il en est d’autres qui ne sont que des apologues — des fables, comme celles de La Fontaine. Les jolis En marge de Jules Lemaître, à y bien regarder, ne sont guère autre chose — et même le Candide de Voltaire.
Je viens de nommer Edgar Poë. C’est lui qui a proclamé, et prouvé par l’exemple, que le conte permettait, par sa brièveté même, la perfection qui le cisèle comme un bijou. Jules Laforgue nous en a donné d’autres modèles, qui sont exquis. Car le conte autorise aussi, non seulement la fantaisie, mais le fantastique, tandis qu’il n’est rien de plus communément ennuyeux qu’un long roman humoristique ou fantastique. Je crois en pouvoir donner la raison : au bout de quelques pages, si j’ose me servir de termes bien vulgaires, on cherche la ficelle, et on la trouve. Et il est également vrai que des personnages ne sauraient demeurer trop longtemps ridicules sans ennuyer : à tel point que deux caractères justement célèbres, don Quichotte et M. Pickwick, de qui leurs créateurs n’avaient d’abord voulu faire qu’un objet de raillerie, deviennent par degrés sympathiques, puis héroïques.
« Par malheur, Pamphile, l’art si beau du conte, en France, est en train de s’avilir. Que dis-je, c’est déjà fait ! On en publie trop. Il est devenu un objet de confection, fabriqué en série. Les exigences du format, dans les feuilles publiques, l’écourtent et l’amaigrissent. Par le feuilleton, le journal a failli tuer le roman littéraire. De même, aujourd’hui, il va rapidement à déconsidérer le conte. Cela est triste. »