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L'Écrivain

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CHAPITRE XV
LA CRITIQUE

Selon vous, me dit Pamphile, le développement qu’a pris de nos jours la publicité, en matière de littérature, ou, pour parler de façon plus exacte, lorsqu’il s’agit de « lancer » un roman, n’est qu’une conséquence de la vogue, peut-être passagère, dont jouit ce genre d’ouvrages. Vous préjugez que la faveur qu’il rencontre peut ne pas durer toujours, que la publicité qu’on fait à son bénéfice diminuera en effet et en intensité, et qu’alors les auteurs s’estimeront trop heureux de retrouver, fermes à leur poste, les critiques, dont à cette heure ils affectent de dédaigner quelque peu l’action qu’ils exercent sur le public.

— C’est ma pensée. J’ajoute pourtant qu’ils ont profité, plus qu’on ne le pourrait croire, de la disposition qu’en cet instant montrent les Français à se jeter sur toutes sortes de livres, particulièrement les œuvres de pure imagination, même les plus frivoles. J’en fais la preuve : voyez la place misérable que les feuilles publiques leur accordaient avant la guerre ; celle qu’on leur fait maintenant, infiniment plus large, et doublée encore par cette rubrique : « Carnet des lettres » ou « Informations littéraires ». Voyez aussi ces journaux uniquement consacrés aux Lettres, hebdomadaires ou même quotidiens, qu’on voit sortir du pavé tous les jours.

— Soit. Mais toutefois ne pourrait-on distinguer une évolution de la critique littéraire vers la publicité ?

— Pamphile, vous outragez la corporation !… Et n’oubliez pas qu’un critique est aussi un écrivain ! qu’il est même parfois un écrivain supérieur, en érudition, en sensibilité, en talent, à ceux sur qui son jugement s’exerce. Il y a eu Sainte-Beuve, il y a eu Jules Lemaître, il y a eu, il y en a bien d’autres.

— Je vous accorde tout cela. Ce que je voulais dire est qu’on voit se dessiner, pour la critique littéraire, une évolution un peu commerciale, analogue à celle qui a transformé, en partie, la critique d’Art.

— Pamphile, vous devenez téméraire, mais ingénieux ! Expliquez-vous !

— … Les tableaux sont devenus une marchandise qui peut atteindre de gros prix ; ils sont matière à spéculation. Non seulement avec des artistes qui ne sont plus, mais des artistes encore vivants. Des revues, des magazines d’art ont été créés, à l’instigation des marchands de tableaux, et subventionnés par eux. Ces publications ont pour objet de faire valoir les œuvres encore discutées ; elles sont rédigées par des critiques d’art fort convaincus, je n’en doute pas — mais qui défendent un groupe déterminé, une école déterminée, des intérêts déterminés ; négligent ou attaquent les autres. En somme, tout se passe maintenant, dans le domaine des beaux-arts, exactement comme en politique : il y a des journaux de parti, des écrivains de parti.

— Ce que vous dites là est un peu brutal, et trop absolu ; non pas entièrement inexact.

— … La littérature, poursuivit Pamphile, a emboîté là-dessus le pas aux beaux-arts…

— Ceci d’ailleurs est fort intéressant ! Jusqu’à ce jour, il est bon de l’observer, c’étaient les beaux-arts, en France, qui marchaient à la remorque des mouvements littéraires. Par exemple le naturalisme, le romantisme, en peinture, ne sont apparus qu’à la suite du naturalisme, du romantisme en littérature. A cette heure il semble que ce soient les peintres et les sculpteurs qui prennent les devants ; et les écrivains de leur génération subissent leur influence.

— Il est possible. Mais je me plaçais à un point de vue plus étroit. Vous m’avez dit vous-même qu’il existe maintenant, dans le monde des lettres, non pas une seule République des camarades, mais plusieurs, dont chacune dispose d’un organe au moins de publicité, lequel est fermement résolu à démontrer que nul n’a de talent, excepté ses amis, et qui use, à l’égard de ses adversaires, d’arguments personnels jusqu’ici réservés aux différends politiques en période électorale.

— Il est vrai. Et j’ai ajouté, Pamphile, que si ces petits conflits littéraires deviennent, en apparence, si aigus, c’est que justement l’intensité de la vie politique tend à décroître. Il faut bien que le public s’intéresse à quelque chose… Du moment qu’on ne lui dit plus, assez souvent, qu’Un Tel, homme politique, est un bandit, il est en quelque sorte inévitable que le bandit dont on s’occupe soit un autre Un Tel, poète, dramaturge ou romancier. Ou bien, au contraire, qu’il est un gaillard dans le genre d’Eschyle, de Ronsard ou de Shakespeare. Dans les deux cas quelque chose d’énorme : soit dans l’imbécillité, soit dans le génie. Il en était ainsi sous le second Empire : relisez les petits journaux de cette époque, où il n’était pas permis de parler politique.

— Vous approuvez ces nouvelles mœurs ?

— Je vous dis qu’elles ne sont pas nouvelles ! Elles remontent à Byzance ou Alexandrie, tout au moins… De plus, ces histoires-là sont sans importance. Il ne faudrait pas s’exagérer la place que tient la République des Lettres dans la République tout court… Si j’écris qu’Un Tel, homme de Lettres, est un crétin ou un plagiaire, cela, malgré tous les clabaudages, ne sortira pas du Landerneau des gens de Lettres. Si l’écrivain a du mérite, le public s’en apercevra quand même.

« Pamphile, retenez bien ceci : les réclames des coteries, même appuyées par des écrivains de valeur, peuvent faire vendre quelques exemplaires d’un ouvrage médiocre : mais elles ne feront jamais qu’un bon ouvrage, dénigré par elles, demeure inconnu. Cela pour deux raisons au moins : la première est que le public est dirigé, dans ses choix, par des motifs de goût ou de dégoût, de plaisir ou de déplaisir, qui n’ont rien à voir avec ce que lui chantent les ténors des écoles. La seconde est qu’il existe encore, Dieu merci, des critiques qui sont des critiques, et ne se soucient de rien autre que de garder un jugement sain, et de parler comme ils pensent. Il en est même, aujourd’hui, plus qu’il y a vingt ans.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Et les grands journaux prouvent beaucoup plus de souci qu’auparavant de se les attacher, leur laissant plus de place pour s’exprimer. Il en est de toutes sortes, ils ont chacun leur tempérament, leurs qualités et leurs défauts. Mais on ne saurait leur dénier l’indépendance.

« Ces qualités et ces défauts font même que, sans se donner le mot, ils se partagent la besogne.

« Voici, par exemple, Ludovic. Il ressemble à ces collectionneurs qui hantent les magasins d’antiquités, à la recherche de la toile, du bibelot authentiques, ayant perdu leurs titres de noblesse, et qu’ils paieront vingt francs. Pareillement, Ludovic est un « découvreur ». Il ne lui plairait point qu’on ait parlé d’un ouvrage avant lui, il tient à être le premier. Il est enthousiaste, et son enthousiasme est contagieux. Il sort le bibelot de sa poussière, le caresse, le fait valoir. L’auteur, éperdu de gratitude, s’empresse de lui envoyer son nouveau livre, qu’il croit, peut-être avec raison, supérieur à ce premier essai ; il attend l’article de Ludovic… L’article ne vient jamais ou bien il est modéré, comme insoucieux, dans son approbation… Ludovic ne prend guère d’intérêt à cet écrivain, qui peut marcher désormais tout seul : il est en quête d’autres joyaux ignorés ; ne l’en détournez pas.

« Voici, par contre, Léonard. Léonard se sent d’avance accablé, épouvanté, exaspéré, par la masse des volumes qu’il reçoit. Le passé lui a déjà fait connaître tant de chefs-d’œuvre qu’il admire profondément, et pour lesquels certains sont injustes ! Il sent que son premier devoir est de les défendre… Pour le reste, qui est nouveau, il attendra un choix préliminaire, un triage accompli par d’autres critiques, ou même par le goût, la curiosité, la fantaisie du public. Alors il ira chercher le volume dans le tas des autres, et vous dira ce qu’il en pense. Il le dira fort bien, en toute équité, avec des considérations dont le poids et l’intelligence ne laisseront rien à désirer. Il se peut que son appréciation ne confirme point celle de Ludovic. Mais c’est en quoi son rôle est si utile. Léonard est un critique attentif, qui s’efforce de mettre quelque recul dans sa vision, et de juger comme on jugera quand nous serons morts.

« Tous deux sont estimables, Pamphile, et avec eux il en est d’autres, d’un tempérament différent, qui ne rendent pas moins de services à la communauté des lettres. Ils ont enfin le mérite de dire — pouvant se tromper, comme tout le monde — ce qu’ils pensent, toujours ; et de réagir contre les mouvements trop rapides de la sensibilité du vulgaire, ou des suggestions qui, vous l’avez marqué, ne sont pas toujours désintéressées. »

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