L'Écrivain
CHAPITRE XVII
L’ÉCRIVAIN ET L’ARGENT
Pamphile, peut-être avec le désir malin de m’embarrasser un peu, m’apporte trois ouvrages récemment parus. Le premier est une idylle très chaste, de la sonorité un peu grêle et charmante d’un verre de pur et mince cristal frappé d’une cuiller d’argent, composée, avec une ingéniosité alexandrine, par un conteur adroit et lettré qui, étant donné le sujet et le milieu — que du reste il connaissait fort bien — avait décidé avec intelligence que c’était de la sorte qu’il le devait traiter, et non autrement. Tout le monde, malgré la concision de cette analyse, aura reconnu Maria Chapdelaine.
Le second a été fabriqué en série, dirait-on, et selon les vieilles recettes naturalistes. Il contient des pages d’autant plus scabreuses qu’il est écrit sans art, et par surcroît avec des prétentions à instituer quelque chose comme une nouvelle morale sexuelle. Cette manie de mêler la leçon de morale à l’indécence n’est pas nouvelle : elle date du XVIIIe siècle et a continué de sévir durant tout le cours du XIXe siècle. Elle n’est pas pour cela plus agréable. Je ne désignerai pas plus clairement ce roman, qui a eu un grand succès de librairie, non seulement en France mais à l’étranger, où il est tenu pour essentiellement français et parisien.
Le troisième est une œuvre excellente, d’un de nos plus grands et plus parfaits artistes.
Les deux premiers se vantent, sur leurs couvertures, d’avoir atteint le trois centième mille. Le dernier n’a obtenu l’attention que de quelques milliers de lecteurs.
« Est-ce juste ? me demande Pamphile.
— Je ne vous dirai pas maintenant si c’est juste. Mais je vous demande tout de suite ce que ça prouve, et si ça prouve quoi que ce soit ? »
Ce fut au tour de Pamphile d’être embarrassé.
« Ce n’est pas une raison, poursuivis-je, parce qu’on moud un morceau de musique sur l’orgue de Barbarie, pour que ce morceau soit vulgaire et sans valeur. En Allemagne, presque tous les orgues de Barbarie jouent la Marche nuptiale de Lohengrin, durant qu’un singe habillé en soldat anglais fait des grimaces sur le dessus de l’instrument. Ça n’empêche pas la Marche nuptiale d’être une belle chose. Il y a de belles choses qui peuvent être populaires — et il importe même qu’il y en ait — et d’autres qui ne sont faites que pour un public restreint. Elles n’en valent, les unes et les autres, ni plus ni moins.
— D’autre part, ce n’est pas non plus une raison, parce qu’on joue un morceau sur l’orgue de Barbarie, pour qu’il ait du mérite !
— Votre observation est juste. Mais vous devriez ajouter que si une musique n’est comprise que par deux ou trois cents amateurs, ce n’est pas non plus une preuve suffisante que l’auteur a du génie… Stendhal n’a connu la gloire qu’après sa mort, soit, et c’est regrettable pour le goût de ses contemporains. Mais Obermann n’a eu, du vivant de Senancour, qu’une poignée de lecteurs, et pas davantage ensuite : de quoi il ne faut ni s’étonner ni se scandaliser, car Obermann n’est, après tout, qu’une intéressante curiosité littéraire.
— Pourtant, il faut bien qu’un écrivain vive de son travail et que, dans l’état actuel de notre société, sa valeur soit appréciée, comme les autres valeurs sociales, en argent ?
— Je n’en vois pas du tout la nécessité absolue. Que feriez-vous alors des poètes, qui sont malgré tout, n’est-ce pas, l’honneur le plus pur de toute littérature ? Il est assez rare pourtant qu’un poète vive de son œuvre. Ni Baudelaire, ni Leconte de Lisle, ni Heredia n’y sont parvenus. Encore que la tendance actuelle de notre civilisation soit de tout commercialiser, elle ne saurait commercialiser le poète et il n’est pas désirable qu’elle y puisse arriver. Par-dessus tout, le poète doit se plaire à lui-même, et négliger tout le reste. Il doit servir son dieu, et même ne pas songer à vivre de l’autel. Il en est qui en meurent… Avez-vous entendu parler d’un certain Deubel, qui avait du talent, et dont M. Léon Bocquet a rapporté la belle et triste histoire ?… Je ne parle pas de Rimbaud, enfant terrible et de génie, mais Ardennais vigoureux et réalisateur, qui mourut, je m’en assure, convaincu de détenir, comme chef de factorerie, dans la société, un rang très supérieur à celui que lui conférait la gloire d’avoir écrit le Bateau ivre.
— Pourtant, il faut qu’ils vivent, puisqu’ils sont le plus grand honneur des Lettres.
— Il le faut !… Mais le traitement que leur accorde la société est demeuré exactement ce qu’il était il y a trois siècles. Il y a trois siècles, le poète était entretenu, protégé, par un grand seigneur. A cette heure il l’est, ou devrait l’être, par la société, par l’État. Je redoute pour lui le zèle égoïste ou imprudent des fonctionnaires et des politiciens qui font la chasse aux sinécures. Il en faut quelques-unes, dans une communauté bien policée, pour les poètes et les travailleurs désintéressés ; de même que des bureaux de tabac pour les veuves pauvres d’officiers supérieurs.
« Et cela nous ramène, pour l’écrivain pauvre, au début de sa carrière, à la nécessité de cette « profession seconde » dont nous parlions l’autre jour. Car, après tout, quand il compose son premier poème ou sa première prose, il ignore absolument si ce qu’il écrit est digne d’être écrit ; et l’État ne peut ni ne doit accorder de sinécures à tous ceux qui tiennent une plume avant que leurs pairs ou leurs anciens les aient désignés à son attention.
« Toutefois, Pamphile, il n’est nullement interdit de vivre de ce léger outil, d’en tirer du profit en même temps que de l’honneur, et même de bénéficier de ces gros tirages qui attirent la considération des gens sérieux. Ceci même du point de vue social : car, du moment que les gens sérieux regardent d’un œil favorable les personnes qui savent, par leur industrie, se créer d’importants revenus, cette considération finit par s’étendre, en quelque mesure, à la corporation tout entière. Tous les ingénieurs ni tous les architectes ne sont riches ; mais il suffit que quelques-uns le soient devenus pour que la profession d’ingénieur ou d’architecte soit définitivement « classée ».
— On a donc le droit, en somme, si l’on entre dans la carrière des Lettres, de ne point négliger les bénéfices matériels qu’elle peut réserver ?
— Certes ! Il existe même, aujourd’hui, des groupements, des syndicats qui s’occupent, avec discernement et autorité, de ces questions commerciales, établissent des formules qui déterminent le minimum des avantages auxquels ils ont droit, examinent les projets de traités, défendent avec bonheur les intérêts professionnels.
« Mais, Pamphile, pourtant, n’oubliez pas une chose : c’est qu’il serait funeste, à la fois pour vous et pour le bon renom des Lettres, d’entrer dans cette carrière comme vous entreriez dans toute autre, avec le seul souci d’en tirer, le plus vite possible, le plus gros rendement matériel et « monnayable » qu’il se pourra. Elle est en cela différente de beaucoup d’autres. Le premier but qu’on doit s’y donner n’est pas de gagner de l’argent, mais de se plaire à soi-même.
« Se plaire à soi-même avant de plaire aux autres et de songer à un bénéfice quelconque ! Tout écrivain qui débute en se disant : « Je vais composer tel livre en vue d’un grand succès de lecture, et par conséquent d’argent », est sûr de faire une œuvre médiocre, de devenir un fabricant, non pas un artiste, d’être justement oublié après sa mort, et souvent même, de son vivant, de se voir négligé. Combien n’en ai-je pas vus qui ont souffert de cet abandon du public ; même après un premier succès qu’ils n’avaient pas cherché, mais qui avait été trop retentissant pour des qualités trop vulgaires. Ils ont penché du côté de leur faiblesse secrète et ils en acquittent le prix, après l’avoir prématurément touché. On entend dire d’eux : « C’est Un Tel qui a tiré le bouquet de son feu d’artifice le premier. » Ils tombent dans la triste et un peu ridicule catégorie de ceux qui ont, comme on dit, un bel avenir derrière eux.
« Voyez-vous, Pamphile, il est un mot de l’Évangile que nous devons, nous autres gens de lettres, garder tout spécialement en mémoire : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît. » Cherchons d’abord la perfection, selon notre personnalité, et tout le reste viendra, sans que nous l’ayons désiré. »