L'Écrivain
CHAPITRE XIV
PUBLICITÉ LITTÉRAIRE
Un éditeur vient d’imaginer un nouveau mode de publicité. C’est lui qui le dit, et d’avance il s’en félicite. Il m’a écrit, ainsi qu’à plusieurs autres personnes, m’envoyant des bonnes feuilles d’un roman qu’il va publier, pour me demander ce que je pense de celui-ci, ne me cachant pas que, à son avis, c’est un chef-d’œuvre.
Il ajoute qu’il sent très bien le danger qu’il court à employer, au sujet de cet ouvrage, un terme aussi « voyant », sous le poids duquel il risque de l’accabler. Mais quoi ! c’est son opinion. Non seulement il souhaite que je la partage, mais encore que je le lui dise, voulant bien m’avertir que je suis libre de lui faire connaître s’il m’agrée que mon jugement soit rendu public, ou si, au contraire, il le devra garder pour lui.
J’ai lu le roman, qui est une imitation, honnête et sans génie, des romans anglais d’il y a une quinzaine d’années, à une époque où nos voisins demeuraient encore sous l’influence de l’école naturaliste française. De sorte que cet ouvrage est anglo-français, sans l’être, tout en l’étant et que, au bout du compte, on s’en pourrait passer.
Mais je n’ai pas répondu à l’invitation pressante que celui qui le « lançait » — c’est le terme même qu’il emploie — me faisait de lui communiquer mon impression.
« Pourtant, me dit Pamphile, il a insisté, dans une seconde lettre qu’il vous adressa, et que je vois sur votre table. Il se tient pour persuadé « que l’intérêt de cette « répétition générale », pour un livre qu’il aime, ne vous échappera pas. Il veut même espérer que vous y trouverez la solution du problème de la publicité littéraire, qui est actuellement à l’ordre du jour ».
— C’est justement pourquoi je préfère m’abstenir. Cette solution-là ne me donne aucune garantie. Je pense bien qu’on s’empresserait de répandre mon opinion aux quatre vents du ciel, si elle est favorable ; mais j’en suis beaucoup moins sûr si elle est peu satisfaisante, comme c’est le cas. Un général ne saurait tirer sur ses propres troupes, ni un éditeur sur ses auteurs. Ceux-ci, alors, auraient même le droit de lui faire un procès.
« Par surcroît, Pamphile, j’avoue que je ne goûte pas outre mesure ce terme de « lancement », dont il est fait usage. Il est clair que j’appartiens à une époque désuète, et que mes préjugés sont ridicules. Toutefois, je ne puis m’empêcher de me sentir un peu choqué qu’il soit question, ouvertement, de « lancer » un livre comme des pilules contre les pâles couleurs, un nouvel apéritif, ou un système inédit de jarretelles indécrochables. S’il y avait un Conseil de l’ordre pour les gens de lettres, qu’en dirait-il, le bâtonnier ! Ce serait au moins, contre l’auteur, le blâme simple, sinon la suspension ou la radiation du tableau. Du reste, un tel conseil n’existera jamais, pour ce motif majeur qu’on ne doit interdire à personne d’écrire, à ses risques et périls, et qu’après tout les écrivains ne sont pas chargés spécialement, comme les avocats, de défendre la veuve et l’orphelin. Le remède serait pire que le mal.
— Il n’y a donc pas de remède ?
— Il me semble que les critiques littéraires ont pour métier de parler des livres et d’en apprécier le mérite. Ils ont pour cela des journaux et des revues, où ils peuvent s’exprimer en toute liberté. Ce n’est pas aux éditeurs qu’ils doivent faire leurs confidences. Ils ne sont pas payés pour ça, il ne faut pas qu’ils le soient pour ça. Je m’empresse de reconnaître qu’en cette occasion le concours qu’on a sollicité d’eux, et de moi, était entièrement désintéressé. Mais cela pourrait devenir assez vite une coutume inquiétante.
— Votre thèse est que c’est aux critiques à dire au public si un livre est bon, ou s’il est mauvais ; capable de l’intéresser, ou ennuyeux. C’est découvrir la Méditerranée ! Mais vous savez bien qu’ils ne le font pas, ou très incomplètement. Une bonne partie des romans échappe à leur analyse.
— Des romans, oui !… Parce qu’il s’en publie, depuis quelques années, une quantité décourageante. Vingt heures par jour ne suffiraient pas à les lire. A plus forte raison, comment les pouvoir signaler tous sans omission ? D’ailleurs, Pamphile, songez qu’il n’y a pas que les romanciers au monde. La poésie, l’histoire des lettres, l’histoire toute pure, la philosophie, sont dignes qu’on s’en occupe. Elles ont, sans doute, autant d’importance, sinon, j’ose m’aventurer à le dire, davantage.
— Soit. Mais puisque les critiques, submergés, renoncent à parler de beaucoup des romans qu’ils reçoivent, il faut bien que les auteurs, pour attirer l’attention, s’arrangent pour se passer d’eux. Ainsi la publicité devient indispensable.
— Votre argument, Pamphile, est tellement fort que je n’ai rien à répliquer. Par malheur, nous tombons dans un cercle vicieux.
« Les critiques ne peuvent plus commenter, ni même lire, tous les romans qui paraissent, et par surcroît cela n’est pas leur seule besogne. Les éditeurs sont donc obligés de suppléer eux-mêmes, par un effort personnel de publicité, à la carence de la critique. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Cet effort est, après tout, louable. Les auteurs qui en bénéficient ne manquent pas de s’en applaudir. Mais il ne saurait tenir lieu des observations indépendantes de la critique. Et en second lieu — c’est là que nous entrons dans le cercle vicieux ! — cette publicité ne saurait porter d’égale manière sur tous les ouvrages que publie l’éditeur. Celui-ci choisit dans le tas, si j’ose ainsi dire, un certain nombre d’entre eux qui lui paraissent plus particulièrement destinés à réussir. Les autres sont par lui plus ou moins négligés. En d’autres termes, chose curieuse, il fait sa critique lui-même. Il annonce d’avance ceux de ses « poulains » qui lui semblent devoir gagner la course.
— Dans ces conditions, c’est ce que vous semblez vouloir marquer, le lecteur possible n’est pas mieux informé, par cette publicité, que par les critiques. Il reste ignorant d’une grande partie de la production littéraire.
— Je le crains. Pour remédier à cet inconvénient, il faudrait alors que les critiques ne parlassent que des ouvrages sur lesquels la publicité ne s’est pas, d’avance, exercée ; qu’ils se livrassent, pour ainsi dire, à une revision.
— Pourquoi pas ?
— Croyez-vous que ce soit si facile ? Ces critiques sont, dans une large mesure, les serviteurs du public. Et le public leur dit : « Il y a ce livre dont on nous échouit les oreilles. Donnez-nous sur lui votre opinion. » On continue de la sorte à tourner dans le cercle vicieux.
— Comment en sortir ?
— Pamphile, on n’en sortira pas, tant que la littérature de fiction se trouvera dans la période prospère où nous la voyons. On publie beaucoup de livres parce qu’il s’en vend beaucoup. Il se fait à leur profit, ou au profit de quelques-uns, une grande publicité parce que cette publicité rapporte. Les auteurs, ou du moins certains d’entre eux, gâtés, déclarent préférer cette publicité, naturellement élogieuse, à l’opinion moins partiale des critiques. Mais vous savez comme moi que la surproduction entraîne la mévente. Du moment qu’on traite le livre comme une marchandise — et l’on doit reconnaître qu’à de certains égards il est une marchandise comme les autres — il subira les fluctuations auxquelles sont soumises les autres marchandises, bien que peut-être à des moments différents ; et ainsi la crise du roman ne coïncidera pas sans doute avec une époque de crise commerciale générale, mais elle aura lieu.
— Et alors ?
— … Alors on publiera moins de romans. Alors on reculera devant les frais de publicité où l’on s’engage aujourd’hui si bravement. Alors les auteurs s’estimeront bien heureux d’obtenir quelques mots de ces critiques dont ils dédaignent à cette heure le jugement.
« Mais rien jamais n’est pour le mieux dans un monde meilleur. En ce moment, l’on « sort » pas mal de livres dont le besoin ne se faisait pas absolument sentir : mais il n’en est pas un, ayant quelque mérite, qui ne puisse voir le jour. Plus tard, il y aura des manuscrits, d’une valeur au moins égale, qui resteront dans le tiroir de leurs auteurs et l’on se plaindra, comme aujourd’hui, mais d’autre chose. »