L'Écrivain
CHAPITRE XX
L’ÉCRIVAIN ET L’ACADÉMIE
Nous voyons, Pamphile et moi, Théodore entrer dans un salon. Théodore jette les yeux de tous côtés ; il aperçoit ce qu’il est venu chercher. La chasse est même trop bonne, le gibier trop abondant : il y a là deux membres de l’Académie Française.
Peut-être son premier mouvement a-t-il été de s’en applaudir : Théodore est candidat au siège laissé vacant, dans cette illustre compagnie, par la mort du regretté Fillon-Laporte, l’historien de la marine française. Ne pourrait-il courir ces deux lièvres à la fois, faire d’une fois sa cour à ces deux électeurs influents ?… Mais à la réflexion, le voici hésitant, décontenancé par cette abondance de biens : ces deux immortels ne passent pas pour être, à l’Académie, du même parti. Ne va-t-il pas s’aliéner l’un en manifestant trop de déférence et d’admiration pour l’autre ? Enfin il se décide : quelques mots au premier, une conversation plus longue avec le second. Celui-ci, qu’elle n’amuse pas sans doute outre mesure, prend le parti de s’en aller. Théodore alors respire, et se rapproche de celui qu’il avait un peu négligé. Puis il regarde sa montre : avec un taxi, il aura le temps de courir à une autre assemblée, où il s’attend à rencontrer un autre électeur.
Pamphile s’est fort intéressé à ce manège.
« Ces campagnes mondaines, me demande-t-il, ont-elles une action décisive ? L’influence des salons, des relations, joue-t-elle un rôle important dans les scrutins académiques ?
— Cela peut arriver, Pamphile. Mais le contraire n’est pas non plus sans précédent. Il en est, là-dessus, des élections à l’Académie comme de toutes les autres, où le candidat qui triomphe est parfois celui que nul ne connaissait : du moins, si les électeurs n’en pensent pas de bien, ils ne lui veulent pas de mal. Nul ne pense à voter contre lui ; c’est la moitié de la victoire assurée. Les antipathies naissent plus fréquemment de contacts personnels, qui furent malheureux, que de la lecture des ouvrages.
— On aurait de la peine, remarqua Pamphile avec dédain, à lire ceux de Théodore. Il n’est point un homme de lettres. Il fut diplomate, homme politique, administrateur, et n’écrivit jamais que des rapports. Je fais des vœux pour son concurrent qui est romancier.
— Ce romancier est en effet un écrivain distingué. Mais je vois avec regret, Pamphile, que vous tombez dans l’erreur commune, qui est de croire que l’Académie ne doit s’ouvrir uniquement qu’à des gens de lettres. Depuis qu’elle existe, elle n’a jamais cessé d’être une espèce de cercle, qui prend soin de se recruter, par une sorte d’échantillonnage, parmi les illustrations des classes dirigeantes. Elle a toujours contenu des prélats, des savants, des grands seigneurs, des ministres et des guerriers — à de certaines époques n’ayant pas fait la guerre, mais ceci n’a aucune importance — et non pas seulement des poètes, des historiens, des dramaturges, des conteurs de fictions et des philosophes.
— … Une espèce de résumé, d’échantillonnage, comme vous dites, de la haute société française.
— C’est cela.
— Dans ce cas, l’échantillonnage est incomplet. J’y vois bien trois maréchaux, deux ecclésiastiques, un assez grand nombre d’hommes politiques. Mais non pas un de ces chefs de finance ou d’industrie, un de ces grands directeurs de chemins de fer qui sont parmi les guides les plus actifs de la civilisation contemporaine, en bien comme en mal.
— … Pas plus qu’un représentant qualifié du travail, de cette formidable puissance qui s’appelle « les syndicats ouvriers ». Le camarade Jouhaux n’a jamais songé à se présenter, et nul n’y pense pour lui. L’Académie échantillonne les anciennes forces dirigeantes de la communauté, non pas celles qui ne sont apparues que depuis Richelieu. En cela elle manque d’imagination. Mais cela viendra un jour. Par degrés. Très lentement. Comme toutes les vieilles institutions, l’Académie ne peut évoluer qu’en ayant l’air de ne pas évoluer. A cet égard elle est presque logée à la même enseigne que l’Église catholique.
— Et, poursuivit Pamphile, est-ce qu’elle sert à quelque chose, l’Académie ? J’avoue que je ne discerne pas bien à quoi. Vous n’allez point, n’est-ce pas, me parler du Dictionnaire. Il serait dérisoire d’assembler depuis quatre siècles quarante personnes, en aucune façon du reste, pour la plus grande part, préparées par leur profession à ce travail, et de les habiller en vert pomme, uniquement pour rédiger un Dictionnaire !
— Rien de plus certain. Mais, Pamphile, à quoi sert aux Anglais de mettre, dans l’abbaye de Westminster, les statues de leurs grands hommes, dont la plupart ne se recommandent point des mérites de leurs sculpteurs ?
— L’Angleterre les veut ainsi honorer ; ce faisant, elle s’honore elle-même. Cela lui donne, aux yeux des étrangers et de ses propres citoyens, quelque grandeur.
— L’Académie Française, pareillement, est une sorte de musée, mais de personnages encore en vie. Et voyez un peu, entre parenthèses, l’évolution qui s’est faite dans l’esprit national : en associant lorsqu’elle fut créée, de grands seigneurs et de simples écrivains, son fondateur entendait relever ceux-ci devant l’opinion ; du moins c’est ainsi qu’on le considéra bientôt. A cette heure, c’est plutôt la présence des écrivains qui relève, devant l’opinion, la qualité de ceux de ses membres qui ne sont point des professionnels de la pensée écrite. De là vient même cette erreur générale, dont vous venez de vous faire l’écho, que pour faire partie de l’Académie, l’on devrait être auteur. Cela prouve l’éminente situation des écrivains dans la société contemporaine — en France, car il n’en est pas tout à fait de même ailleurs. On peut dire que les lettres de noblesse de la profession littéraire, chez nous, datent de 1635, année, comme chacun sait, de la fondation de l’Académie. C’est pourquoi les écrivains tiennent tant à en être ; et la sélection distinguée de la compagnie lui vaut, à l’étranger, une estime qui n’est pas sans exercer une salutaire influence. L’Académie, on l’a vu pendant la guerre, et depuis, est un excellent agent de propagande nationale.
— Voilà pour l’étranger. Mais à l’intérieur ?
— A l’intérieur, au point de vue strictement littéraire, il est bien possible qu’elle ne serve pas à grand’chose, malgré les récompenses dont elle est dispensatrice. Indirectement, il n’en est pas de même.
— Indirectement ?
— Elle agit comme frein régulateur. Il n’est pas d’écrivain de quelque mérite, c’est-à-dire de quelque ambition, qui ne se figure avoir l’épée d’académicien dans son plumier. Cela n’est pas sans exercer une action, après tout bienfaisante, sur sa manière de concevoir l’œuvre d’art, et son respect de la langue. Par essence, la profession est anarchique, elle se place au-dessus des conventions morales et sociales. Il arrive qu’on s’en aperçoive un peu trop, bien qu’il ne me semble pas mauvais, en somme, qu’il en soit ainsi. Mais son désordre et, si j’ose dire, son irrespect souvent heureux, seraient bien plus grands encore si les écrivains ne songeaient parfois à se réserver, le temps venu, les faveurs de celle qu’entre eux ils appellent « la vieille dame ».
— Cela me paraît vrai… et je n’y avais point pensé.
— Mon cher Pamphile, ce qu’il y a toujours de plus difficile à distinguer, c’est ce qu’on a quotidiennement sous les yeux, justement parce qu’on a l’habitude de le voir, et qu’alors on n’y fait plus attention. Telles sont les actions et les réactions des différents éléments de la société contemporaine les uns sur les autres.
— Vous parliez tout à l’heure des prix, si nombreux, que l’Académie distribue chaque année. Vous n’avez pas l’air d’y porter grand intérêt.
— C’était pour aller vite, et parce que j’avais autre chose à dire. En réalité, ils aident à vivre quelques modestes et sérieux travailleurs que leurs ouvrages n’enrichissent pas, dans le domaine de l’histoire, même littéraire, et de la morale. Pour ceux de pure littérature, il n’en va pas tout à fait ainsi, par cette raison sans doute qu’il y en a trop, et que l’attention s’y égare. Peut-être aussi parce que, agissant, comme je l’ai dit, à la manière d’un frein, l’Académie suit de loin le goût du public et les tendances des auteurs, au lieu de les provoquer.
— Mais il y a aussi les prix de vertu, les prix d’encouragement aux familles nombreuses, que sais-je encore !
— Oui. Cela est, en principe, excellent. Toutefois je n’envisage pas sans une certaine inquiétude ce développement des attributions de l’Académie. Son budget est considérable, elle dispose d’une large fortune, qui va sans cesse en grandissant. Elle en fait, certes, le meilleur usage. Pourtant je redoute que, comme celle des congrégations, cette fortune ne finisse par susciter des convoitises administratives, encouragées par quelques éléments extrêmes de l’opinion publique.
— Et alors ?
— Alors, il y aura une crise de l’Académie, extérieure à elle, et peut-être intérieure.
— Vous le regretteriez ?
— Je l’avoue. L’Académie demeure, quoi qu’on puisse dire, une jolie plume au chapeau de la communauté française. Elle fait quelque bien, et nul mal. Elle est connue, du moins de nom, du dernier des paysans et des ouvriers. Elle est la preuve antique, et toujours vivante à leur regard, qu’il est chez nous d’autres puissances que celles de l’argent et de la politique. Cela n’est pas rien.
— Mais enfin, demanda Pamphile, est-il exact qu’il existe, à l’Académie, une droite et une gauche ?
— Il n’y a guère là qu’une apparence. La vérité est que, dans une compagnie qui se recrute par cooptation, il faut bien voter pour ou contre quelqu’un, et par conséquent former des groupes qui s’accordent chacun, un peu d’avance, sur le choix d’un candidat. Sinon le scrutin offrirait des résultats encore plus imprévus que ceux dont, parfois, s’étonne le public. Ce n’est que dans ce sens que l’on peut dire, parlant grossièrement, qu’il existe une droite et une gauche à l’Académie.
— Alors l’Académie ne fait pas de politique ?
— Certes non ! A quoi cela lui servirait-il ? Elle ne peut exercer, en cette matière, aucune action. Il faut se souvenir seulement que, depuis trois quarts de siècle, elle agit, ou prétend agir, à la manière d’un frein, comme je vous l’ai dit — ce qui tient un peu, sans doute, à l’âge moyen de ses membres, assez élevé, et à leurs origines sociales. C’est ainsi qu’elle tend ordinairement à l’opposition. Sous le second Empire, elle était libérale. Sous le régime actuel, elle est plutôt conservatrice.
« Je souhaiterais vous faire observer que, du temps du second Empire, son attitude prenait une certaine importance politique, du fait que les discours de ses membres étaient une des rares manifestations d’opinion qui parvinssent aux Français. Les délibérations mêmes du corps législatif n’étaient pas publiques. Mais aujourd’hui que tout le monde peut dire n’importe quoi à l’occasion de n’importe quoi et au sujet de n’importe qui, un discours académique demeure, dans tous les sens du terme, « académique », et voilà tout. A peine s’émeut-on légèrement quand un immortel qualifie le coup d’État du 2 décembre « d’opération de police un peu rude ».
« Pour en revenir aux élections à l’Académie, et à cette fameuse division en droite et en gauche, il est à noter que, dans les moments mêmes où les augures déclarent gravement que la majorité appartient à la droite, cela n’empêche jamais un candidat passant pour être « de gauche » d’être élu ; et réciproquement. C’est que les relations personnelles entre un candidat et ses électeurs, et aussi la prise en considération sérieuse de ses titres, jouent au bout du compte un plus grand rôle que cette prétendue division politique. Seulement…
— Seulement quoi ?
— Pamphile, avez-vous remarqué qu’il est souvent beaucoup plus aisé, surtout avec le scrutin uninominal, de prévoir le résultat d’une élection au suffrage universel que d’une élection au suffrage restreint — d’un député que d’un sénateur ? C’est que, plus le corps électoral est réduit, et plus les possibilités de combinaisons, plus les tractations, secrètes ou avouées, sont nombreuses. C’est ce qui se passe, malgré le secours de l’Esprit Saint, pour l’élection d’un pape. C’est ce qui arrive aussi quelquefois aux élections académiques pour certains fauteuils.
— Et cela est décevant pour la galerie !
— Rassurez-vous. Si le candidat battu est académisable, il aura bientôt sa revanche.
— Mais qu’est-ce qu’un candidat véritablement académisable ?
— Ah ! vous m’en demandez trop !… On est académisable pour des titres non littéraires, un rang distingué dans l’armée, la diplomatie, l’Église, la politique. On n’est pas académisable, même si l’on est un écrivain, un historien, un philosophe de valeur, sans une certaine « tenue » mondaine, ou tout au moins bourgeoise… Verlaine n’était pas académisable, et M. Jean Aicard l’était… Encore une fois l’Académie est un cercle : on ne doit pas donner à craindre par ses mœurs, ses fréquentations, son caractère, que l’on compromettra, aux yeux du vulgaire, la réputation du cercle.
— Vous venez de me dire que les fonctions d’homme politique rendent académisable. Le public s’en étonne.
— Il en fut toujours ainsi. C’est une vieille tradition. Il peut arriver seulement que, à de certains instants, il y ait trop d’hommes politiques à l’Académie. Mais c’est que celle-ci, comme tous les autres corps électoraux, est sujette à des engouements…
« Par ailleurs, il est des candidats non académisables qui sont malgré tout candidats. Il en est dont on s’amuse. Il en est aussi de charmants. Je veux, demain, que vous fassiez la connaissance de mon ami Covielle : il est candidat, par principe, à tous les fauteuils vacants.
— Il n’est jamais entré dans ma pensée, nous dit Covielle, même au cas où je devrais vivre plus longtemps qu’Arganthonius, roi de Gadar, lequel, au dire de Pline l’Ancien, vit briller l’aurore de sa cent quatre-vingtième année, que je serais véritablement un jour de l’Académie. Je me présente infatigablement : ce qui n’est pas du tout la même chose.
« Je me présente parce que j’ai fait une découverte. C’est que les membres de l’Académie Française sont les seuls humains, en France, chez lesquels on puisse pénétrer, sur simple lettre d’audience, sans avoir jamais eu l’honneur de leur avoir été présenté ! Quand on n’a pas de relations, ou bien uniquement, comme moi, des relations ennuyeuses, c’est un avantage inappréciable. Une tradition bienveillante, ancienne et généreuse, veut qu’ils ne puissent refuser d’accueillir aucun candidat. J’imagine pourtant que ces immortels sont aussi occupés que les ordinaires mortels ; tout le monde, de notre temps, a quelque chose à faire, les minutes sont comptées. Cependant je crois qu’il est sans exemple qu’un académicien ait jamais refusé le quart d’heure d’usage à n’importe quel candidat, même au candidat que je suis : cela est admirable et touchant.
« Il ne saurait y avoir façon plus agréable d’employer son temps. Il doit y avoir un art de recevoir les impétrants à l’Académie qui s’apprend peu à peu, et dont les principes se sont transmis, tendant à la perfection, pendant quatre cents ans. Aucun de ceux que j’ai vus ne m’a promis sa voix. Ils sont incapables d’une telle erreur de goût, dérisoire et grossière. Ils m’ont fait savoir, au contraire, qu’ils ne me l’accorderaient point. Mais avec quel souci des nuances, quelle courtoisie ! Depuis que je suis né, je n’avais entendu dire si grand bien de moi ; même il ne m’est jamais arrivé d’en penser autant.
« Je ne serai jamais de l’Académie. Je n’ai jamais nourri cette illusion. Mais j’en viens parfois à songer que c’est dommage : parce que, si j’en étais, une grâce particulière descendrait peut-être sur ma tête, qui me prêterait le talent d’inspirer un si subtil et délicat plaisir en vous disant « non ». Les femmes elles-mêmes ne le possèdent pas à ce point. Ajoutez à cela qu’après vous avoir parlé de vous, de façon si flatteuse, on vous parle quelquefois des autres — des autres candidats. On ne vous en dit jamais de mal : cela serait contraire aux principes. Mais on ne vous en dit pas de bien ; on y met une gentille malice. Et puis, cinq minutes encore, on vous parle d’autre chose, et l’on vous en parle d’une manière divine. J’ai trouvé là ce que j’ai souhaité toute ma vie, et ce qui, toute ma vie, m’avait manqué, une conversation.
« Je crois me souvenir que vous écrivez dans les journaux. Je vous supplie de ne point rapporter ces confidences : trop de gens après cela voudraient être candidats, et je répugne à imposer ce surcroît de charges à ceux dont je garde un si reconnaissant souvenir. Ce serait, vous l’estimerez sûrement comme moi, mal payer l’agrément si rare dont j’ai joui. Je préfère d’ailleurs, par pur égoïsme, garder pour moi ce secret délicieux, et en user.
« Car je veux être candidat à l’Académie jusqu’à ma mort. J’y suis fermement décidé ; cette vocation s’est révélée à mon esprit et à mon cœur. Réfléchissez qu’il y a toujours de trente à trente-cinq visites à faire, chaque fois — quatre cent vingt-cinq minutes de cette causerie d’où l’on sort rasséréné, avec l’impression qu’on est quelqu’un. Pour retomber dans la plate réalité, pour recommencer à se juger à sa mince valeur, il faut se retrouver avec des gens qui ne sont pas académiciens, tels que vous. Tandis que là, même les regards, ô miracle, même les regards ne vous découragent point.
« Je vais vous avouer une chose : même si je pouvais être de l’Académie, je ne le voudrais pas, afin d’avoir l’occasion de me représenter. Et je compte recommencer toutes les fois que l’occasion s’en offrira. Ce sera désormais ma carrière. »