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L'Écrivain

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CHAPITRE XIII
VACHES GRASSES ET VACHES MAIGRES

« Vous affirmiez l’autre jour, me dit Pamphile, qu’il y a, pour les écrivains de fiction, des périodes de vaches grasses, puis de vaches maigres, et que nous sommes en ce moment, de quoi je me devrais féliciter, en période évidente de vaches grasses.

— C’est bien mon impression. Il semble même que ces périodes, avantageuses aux débutants, coïncident ordinairement avec les années qui suivent une guerre. Il en fut ainsi après les vingt-trois années de grandes batailles qui bouleversèrent l’Europe de 1792 à 1815. Le romantisme était né auparavant. Jean-Jacques Rousseau en fut l’annonciateur et Chateaubriand le messie. Mais c’est seulement à partir de la Restauration, après Waterloo, qu’il apparaît comme école militante et révolutionnaire, avec ses cadres d’officiers et de généraux, ses troupes enthousiastes — et ses éditeurs. L’intérêt du public s’éveille. On lit, à compter de ce moment, on lit beaucoup, avec curiosité, avec passion. Les libraires font de bonnes affaires, bien meilleures que sous le grand Napoléon, et les auteurs en profitent. Pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à relire les Illusions perdues de Balzac, qui demeurent pour nous un document précieux sur les mœurs et l’activité littéraire de ce temps.

« Quelque soixante années plus tard, la guerre de 1870 ne fut — nous pouvons nous en rendre compte aujourd’hui — qu’une toute petite guerre. Pourtant on assiste alors à un renouveau analogue. Zola, Daudet, Maupassant, tous les protagonistes du naturalisme, connurent des tirages considérables, qu’avaient ignorés Flaubert, George Sand, et même — malgré le bonheur du Roman d’un jeune homme pauvre, — Octave Feuillet, qui restera peut-être le romancier caractérisant le mieux le goût des classes moyennes sous le second Empire. Je ne prétends pas du tout, notez-le bien, que dans les décades qui précédèrent 1871, il n’y eut point des auteurs qui remportèrent de grands succès ; mais ils étaient, relativement, en petit nombre. Il n’en fut pas de même après cette date. Entre 1875 et 1886 environ, il était connu que, si un écrivain avait besoin de quelque argent, il n’avait qu’à porter à un éditeur le recueil de chroniques publiées par lui dans n’importe quel journal. Le public absorbait tout ce qu’on voulait bien lui offrir.

« Dix années, vingt années surtout plus tard, il n’en était plus de même. A l’instant qu’allait éclater le grand conflit de 1914, la librairie était tombée dans un noir marasme. Il n’y avait guère d’exception que pour les romanciers recommandables, par le genre de leur talent, à la clientèle catholique, et pour le « prix Goncourt ». Encore faut-il remarquer que les premiers auteurs couronnés par l’Académie Goncourt n’ont pas bénéficié des gros tirages dont leurs cadets ont pu jouir… Le lecteur faisait grève.

« On attribuait ce marasme à cent motifs : à l’automobile, au bridge, au tango… A cette heure, il y a deux fois plus d’automobiles qu’avant la guerre, le nombre des fidèles du bridge n’a pas diminué, on danse toujours autant : et cela n’empêche pas les livres de se vendre comme des petits pâtés, mieux même que les petits pâtés.

— C’est peut-être, suggéra Pamphile, que toutes proportions gardées, ils ne coûtent pas aussi cher. Le prix de la farine, du beurre, des œufs, s’est accru, m’a-t-on dit, de plus du quadruple, depuis cet âge en quelque sorte préhistorique dont vous parlez, et que je ne connais que par ouï-dire, ainsi que celui des vêtements et de toutes choses : tandis que le prix des livres n’a fait que doubler. Le livre est actuellement la marchandise au meilleur marché qui soit au monde.

— Il est vrai. Toutefois, il convient de se souvenir qu’il est, de toutes les marchandises, une des moins indispensables, et que d’autre part on ne saurait en faire, comme des tableaux et des bijoux, un objet de spéculation, dont on peut espérer que la valeur future sera supérieure à la valeur présente. Vous n’avez qu’à considérer le prix des bouquins offerts sur les quais pour constater que, d’une façon générale, il n’en est pas ainsi. Il y a donc autre chose…

— Mais quoi ?

— Je ne voudrais pas trop me risquer à suggérer une explication… Après 1815 et 1871, la littérature a joui d’une liberté plus grande que sous le régime politique antérieur. Le vainqueur d’Austerlitz n’aimait pas les gens de lettres, à moins qu’ils ne fussent domestiqués. Il les tenait pour des idéologues, ce qui est une conception justement administrative : Chateaubriand et Mme de Staël l’ont appris à leurs dépens. Pour Napoléon le troisième, il se considérait comme un génie providentiel, dans le genre de César-Auguste, appelé par les dieux, protecteurs de l’Empire, à restaurer les anciennes mœurs aussi bien dans la famille et la société que dans la machine politique : ce qui fait que, sous l’oncle et le neveu, il y avait pas mal de manières d’écrire et de penser qui étaient dangereuses.

— Alors, ce serait cela…

— La liberté, et même la licence, si vous voulez, dont jouissent les écrivains, n’ont pas changé de 1913 à 1925. Donc, si c’était cela seulement, les ouvrages de l’esprit auraient rencontré autant de lecteurs avant qu’après la guerre. Il faut chercher ailleurs…

— Vous disiez l’autre jour qu’il apparaît un renouveau, dans la littérature, toutes les fois que se modifie l’état de la société. Cela pourrait être l’explication.

— Et ceci, en effet, est un élément qui n’est pas négligeable. Toutefois, je voudrais bien qu’on pût me montrer ce qu’il y eut de changé dans l’état social de la France, après et avant la chute du second Empire : rien, ou presque rien. Non, non, l’explication est insuffisante.

— Mais alors ?…

— Je soupçonne qu’il faudrait tenir compte des impondérables… Il se peut que la guerre accoutume aux émotions fortes, qui demeurent un besoin pour l’organisme. Cela pour les non-combattants et même pour les combattants, qui ont tant souffert, et pensaient ne plus pouvoir, si par hasard ils survivaient, rêver que d’idylles et de bergeries. Sinon, comment justifier, ou excuser, la vogue du roman d’aventures ? On ne veut plus entendre parler de la guerre, soit. Mais on a faim de fictions où le risque, l’imprévu, l’impossible, jouent un rôle. Et surtout l’on désire ardemment sortir de la réalité parce que la réalité n’est pas gaie. Elle n’est jamais gaie, après une guerre, quand on a été battu…

— … L’expérience, ajouta Pamphile de son cru, vient de nous montrer qu’il peut arriver qu’elle ne le soit pas davantage, quand on est vainqueur.

— Hélas ! oui… Joignez à cela que, après un grand conflit, et des traités qui n’ont pu guère régler les choses que sur le papier, par surcroît avec une faiblesse d’imagination bien humaine, ou des arrière-pensées, de la part des négociateurs, qui se retournent contre eux, et où ils s’empêtrent, la politique intérieure, qui intéresse plus ou moins tout le monde, cède fatalement le pas, dans la presse et dans les soucis des dirigeants, à la politique extérieure. Or il n’y a rien de plus ennuyeux, pour la majorité des citoyens, que la politique extérieure, pour la bonne raison qu’ils n’y comprennent absolument rien. Il faut pourtant bien exercer ce qu’on a d’esprit : alors on lit des romans !

— Mais, dans ce cas, interrompit Pamphile, assez inquiet, le jour où l’Europe — et la France par conséquent — auraient repris leur équilibre, où le franc remonterait, où nous saurions définitivement ce que l’Allemagne paiera ou ne paiera pas, où nous connaîtrons, de manière également définitive, que ce seront toujours les mêmes députés qui seront réélus, où les commerçants se contenteront de gagner, honnêtement, vingt pour cent sur leur prix de revient, les auteurs et les éditeurs reverront les vaches maigres ?

— C’est bien possible. J’avais oublié de signaler, cependant, que le changement des conditions économiques transformant, de façon notable, la manière de vivre des travailleurs manuels, et plus encore celle des populations rurales, il est apparu une nouvelle clientèle pour les livres. Cependant, il n’est pas possible de croire que ce sont ces nouvelles couches qui font le succès de nos plus récents romanciers, à moins que ceux-ci ne cultivent le genre populaire de l’aventure, ou celui de la pornographie, simple et facile à suivre, même en voyage et à l’étranger — ce qui devient rare, car si par chance celle-ci joue un rôle dans leurs ouvrages, elle est d’ordinaire trop compliquée chez certains d’entre eux pour être accessible au commun des mortels.

— Mais enfin, combien de temps durera cette période favorable ?

— Pamphile, je n’en sais rien… Mais je puis vous indiquer à quels signes on pourra distinguer que sa fin approche : ce sera quand les éditeurs s’apercevront que la publicité, qu’ils dispensent à cette heure de façon si ingénieuse, ne rend plus, et que le public, à la fin gorgé, repousse toute nouvelle nourriture. Ils seront les premiers à le pressentir, ils arrêteront les frais, et les bons ouvrages alors en souffriront autant que les mauvais. »

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