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L'Écrivain

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CHAPITRE XI
UNE OPINION POLITIQUE POUR L’ÉCRIVAIN ?

« Un autre souci m’est venu, me confia Pamphile.

— Bon Dieu, encore ?

— Pour écrire, surtout un roman — tout le monde, maintenant, écrit des romans, et décidément j’admire le courage des poètes — convient-il d’adopter une opinion politique, ou d’exclure absolument, comme le veut M. Eugène Montfort, la politique de mes préoccupations ?

— Pamphile, de quoi vous inquiétez-vous là ? J’ai lu jadis dans les Marges, la revue de mon excellent et distingué confrère Montfort, l’enquête à laquelle il s’est livré à ce sujet ; et il m’a paru discerner, dans la centaine de réponses qu’il a obtenues, que tous ceux qui répondaient avaient une opinion politique, même ceux qui prétendaient n’en pas avoir, et même M. Eugène Montfort : car, pour démontrer que la politique est chose honteuse, indigne d’un homme qui tient une plume, il a écrit un roman, d’ailleurs assez bon, entièrement consacré à dénoncer l’ignominie des politiciens et des hommes politiques. Haïr la politique et le dire de cette façon, Pamphile, n’est-ce point, pratiquement, avoir une opinion politique ?

— C’est un paradoxe !

— Hé, hé !… Voyez-vous, Pamphile, ma conviction est qu’il est difficile, malgré qu’on en ait, d’écrire dix pages sans que celles-ci prennent une signification politique. Quand Voltaire écrivait Candide, ça n’avait pas l’air d’être de la politique. Pourtant, tournant en dérision cet optimisme qui prétend que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et que par conséquent rien n’est à changer, Voltaire ouvrait la voie à la Révolution, c’est-à-dire à ce qui change, ou veut changer. A tout le moins, son pessimisme était un hymne ironique au progrès, et c’est en partie de la religion du progrès qu’est issu l’élan des réformes démocratiques du XIXe siècle.

« Même l’Émile de Rousseau, pour ne pas parler de ses autres ouvrages, sauf Héloïse — et encore ! — aboutit à de la politique : car il est impossible de préconiser un programme d’éducation sans souhaiter le faire adopter par toute la communauté sociale ; pour obtenir ce résultat, il faut que des disciples enthousiastes réclament des lois, un système ; pour édicter ces lois, établir ce système, il faut convertir les pouvoirs — ou les renverser.

— Cela veut dire que la littérature peut, ou même doit être sociale. Je l’admets… Par exemple, en France, à force de prendre pour lieu commun l’adultère, elle a conduit la police, les tribunaux, bientôt la législation, à considérer avec d’autres yeux qu’auparavant l’institution du mariage. Mais cela ne veut pas dire qu’elle soit politique. Ou alors elle l’est sans le savoir.

— Précisément !… Pamphile, je vous serais reconnaissant si vous me pouviez montrer quel abîme infranchissable sépare la critique, ou l’apologie, ou la peinture seulement, d’un état social, et la politique ? L’un mène inévitablement à l’autre. Il n’est pas possible d’attaquer, ou de porter aux nues, ou de décrire objectivement cet état social, sans inspirer au lecteur le désir de le modifier ou de le défendre. Une fois qu’on en est là, c’est de la politique.

— Soit. Il faudrait donc dire que l’homme de lettres peut s’abstenir de faire de la politique active — mais que, de toute façon, même contre sa volonté, il devient un animateur politique.

— C’est mon avis. Supposez que j’écrive un roman « colonial » sur les nègres, ou les jaunes, ou même les Français perdus de Saint-Pierre-et-Miquelon, ou encore le bagne de Cayenne. Je n’ai pas du tout l’intention de faire de la politique. Je dis ce que j’ai senti, comme je l’ai senti. Mais alors l’opinion publique, mais alors les membres du Parlement, réagiront. Ils se diront : « Comment donc, ces gens existent ? Et voilà comment ils pensent, vivent, meurent. Il importe de les traiter de telle ou telle manière. » Ainsi ce livre de pure littérature deviendra un élément de politique coloniale.

— Je n’y avais pas réfléchi… Ce que vous dites me paraît pourtant d’autant plus vraisemblable qu’un écrivain, comme tout le monde, ne saurait s’empêcher d’avoir son idée sur les fins dernières de l’homme et le mystère de l’après-vie, c’est-à-dire sur la religion ou sur une religion, et que toute question religieuse, dans un État, aboutit fatalement à une question politique.

— Vous m’avez compris.

— Cela revient à penser que beaucoup d’œuvres littéraires ont pour origine, volontairement ou involontairement, une conception sociale, et par suite politique ?

— C’est bien cela.

— Mais alors, moi, moi ?…

— Écoutez, Pamphile !… Vous comptez, n’est-ce pas, dans votre génération, des jeunes hommes qui déjà se sont engagés dans la carrière où vous voulez vous distinguer ? Quelle est leur attitude, quelles sont leurs tendances politiques ?

— Il me semble qu’ils sont souvent réactionnaires. C’est, dirait-on, la mode.

— Et quelles étaient les tendances des générations littéraires précédentes, celles du second Empire ou du gouvernement de Juillet ?

— Je crois me rappeler qu’elles étaient libérales.

— Oui et non, Pamphile !

— Mais, monsieur…

— Pamphile, elles étaient simplement, comme aujourd’hui, dans l’opposition. Car le secret est que, sauf de rares exceptions, l’écrivain imaginatif est communément dans l’opposition. Cela s’explique d’une façon bien simple : le présent est toujours rempli de choses désagréables ou banales. La littérature, voyez-vous, c’est comme l’« idéal » : la réalité, moins quelque chose — ce qui vous ennuie. On ne saurait guère créer qu’en se projetant dans l’avenir, ou en se rejetant dans le passé.

« Les générations littéraires nouvelles, sauf encore quelques exceptions, semblent préférer le passé. Il y a pour cela quelques motifs, les uns particuliers à la situation actuelle de la bourgeoisie, qui a perdu ses privilèges, et, depuis la guerre, n’est pas matériellement heureuse ; un autre, général, qui est que le passé est matière à littérature infiniment plus aisée que l’avenir.

— Vous croyez ?

— J’en suis certain. L’avenir est tellement vague, difficile à distinguer que, sauf pour des imaginations très fortes, telles que celle de Rosny ou de Wells, il ne peut guère prêter qu’à déclamation sentimentale ou effusions oratoires, qui peuvent du reste être très belles ; et c’est à quoi ordinairement se bornèrent les romantiques. Le passé au contraire est tout chargé, par tradition, par souvenirs, par les œuvres mêmes des prédécesseurs et l’impression qu’elles vous ont faite, d’émotions, d’images, de sensibilité. Ceci non seulement dans le cerveau de l’auteur, mais dans celui du lecteur. C’est un immense avantage. Il serait pénible d’y renoncer. Il est permis de dire qu’à cette heure les plus larges lieux communs, ceux dont l’effet est le plus sûr, sont en arrière, non pas en avant.

— Ni dans le présent ?

— Pamphile, pour voir dans le présent ce qui véritablement y est, ce qui en constitue les traits définitifs, caractéristiques, il faudrait non seulement un immense génie, mais un bon sens effrayant. Je n’ose vous encourager à vous aventurer de ce côté ; ce serait bien téméraire.

— Mais alors, il faut faire comme les camarades : le Passé ?…

— Si vous voulez. Mais, aux yeux de la postérité on a autant de chances d’être pris pour un imbécile en prétendant revenir à ce qui fut, qu’en prêchant un devenir qu’on ignore. Même un peu plus : car ce qui fut ne revient jamais, on se trompe ainsi davantage encore, et l’action qu’on exerce sur ses contemporains, dès qu’ils s’aperçoivent de votre erreur, est, dans ces conditions, éphémère. »

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