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L'Écrivain

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CHAPITRE XXI
OÙ L’ON VA…

Pamphile vient de publier son premier roman. Il est à cette heure le poulain, ou l’un des poulains, d’un éditeur actif ; il sait, à vingt-quatre ans, soigner ses intérêts d’écrivain avec une intelligence et un bonheur qui m’émerveillent, en me choquant un peu ; il collabore à quelques-unes de ces revues où les jeunes gens d’aujourd’hui s’appliquent à couvrir des apparences d’une intellectualité grave un lyrisme sous-jacent, peut-être plus amoral et individualiste encore que celui des générations précédentes — toutefois aristocratique et anti-démocratique. Enfin il s’efforce d’être de son temps. C’est bien naturel, je ne songe pas un instant à le lui reprocher.

J’ai lu son ouvrage avec curiosité, et aussi avec intérêt. Un intérêt véritable, je vous assure. D’abord ce n’est pas ça du tout que j’aurais écrit, je n’y aurais jamais pensé. C’est bien quelque chose. S’il faisait ce que j’ai fait, à quoi servirait-il qu’il eût pris la plume ? Son roman n’est nullement à mettre de côté, encore qu’il ne soit pas entièrement satisfaisant. Il est imparfaitement composé, il montre, à côté de trouvailles, d’expressions neuves et ingénieuses, des faiblesses singulières, une méconnaissance parfois inquiétante du génie de la langue. Il unit, dans un mauvais mariage, ainsi que l’a déjà marqué M. Robert Lejeune au sujet de quelques-uns de ses contemporains émules, « au style à images vives et incohérentes, très mauvais pour les yeux fatigués, le style en sauts de carpe, où des tronçons de phrases se tordent, se retournent, échantillons de toutes les inversions, ellipses, anacoluthes, possibles en français ».

Ce qui me paraît plus inquiétant encore, c’est qu’il emploie les mots à contresens, ou tout au moins de façon fort plate, parce qu’il ignore leur origine et leur histoire, qu’il ne connaît point l’art de leur rendre leur fraîcheur et leur jeunesse en les allant retremper à ces sources. Nous sommes en vérité à une époque où, en toute occurrence, la monnaie de papier, dont la valeur change à chaque instant, a remplacé l’étalon d’or.

Tout cela me gêne. Tout cela me donne le sentiment d’une chose qui n’est pas faite pour durer, d’une œuvre qui n’a pas le souci d’être un chef-d’œuvre, mais seulement un objet de consommation immédiate — le sentiment, enfin, de « la mode » remplaçant « l’art ». C’est fait pour cette année-ci, non pour l’éternité. Ça n’est pas en bronze ni en marbre, mais en soie légère.

Et pourtant c’est plein de qualités ! D’abord cela constitue, sur notre époque, un précieux document. C’est vu avec des yeux de sauvage qui parle comme il voit. Cela révèle des tas de choses que je n’aurais su ni discerner ni décrire avec mes vieux outils, ces outils d’un si bon métal, et dont la trempe a résisté aux siècles. C’est assez creux dans l’invention générale, et d’une construction lâche, mais si riche dans l’observation du détail, de « l’accident ». Et c’est l’accident qui fait la réalité. Et puis, c’est amusant ! Il n’y a pas à dire, c’est amusant ! Peut-être seulement comme la dernière création d’un grand couturier, non pas d’un grand sculpteur ni d’un grand peintre. Mais c’est toujours ça. Et j’y sens davantage la manifestation directe d’un tempérament, malgré l’insuffisance de la technique, peut-être même à cause de cette insuffisance comme chez beaucoup de peintres de nos jours.

Enfin, chose curieuse, les ouvrages mêmes de ceux qui s’affirment, avec le plus d’assurance, anti-romantiques, semblent bien souvent beaucoup plus anti-classiques qu’anti-romantiques. Je veux dire qu’on n’y rencontre guère le souci de la mesure et de la composition. Marcel Proust lui-même est un écrivain rare et remarquable. Mais si, comme on le voulait aux époques classiques — et du reste comme le voulaient encore les grands romantiques, — l’art consiste dans le choix, où est l’art, dans cette prose qui veut tout dire, et ne choisit rien ? Pourtant elle en a. Mais ce n’est pas celui-ci.

Autre caractère à signaler. Cette littérature de jeunes, singulièrement intelligente, manque singulièrement de jeunesse et d’ingénuité. Souvent d’humanité. Ce sont des qualités qu’on rencontre toutefois dans le Nono de Gaston Roupnel, dans la Nêne de Pérochon. Mais c’est justement peut-être parce que ces œuvres en manifestent qu’elles paraissent discutables, qu’elles n’ont pas, dans notre France contemporaine, la place qu’on leur accorderait ailleurs, en Angleterre par exemple. Le courant ne se dirige pas de ce côté.

C’est par cette recherche, excessive parfois, et comme « cocaïnique » de l’intelligence, et par ce défaut d’ingénuité, que les tendances de notre littérature contemporaine diffèrent en effet de celles de la littérature contemporaine anglo-saxonne ; et c’est, j’imagine, pour cette cause qu’elle a tant de peine, malgré tous ses efforts, à paraître une littérature « d’action ». Elle a parfois une propension malheureuse à confondre le roman d’action et le roman d’aventures.

Il serait assez facile de démontrer que c’est juste le contraire.

Mais, d’un point de vue tout extérieur, qui n’est point cependant sans signification, ces deux littératures, l’anglaise et la française, offrent de nos jours une apparence commune : l’abondance de la production.

Cela vient d’abord de ce que, dans les deux pays, la « demande » est très supérieure à ce qu’elle était il y a un demi-siècle. Beaucoup plus de personnes ont appris à lire, et lisent en effet. En même temps les classes qui ont, assez récemment, appris à lire, bénéficient de plus gros salaires et de plus de loisirs. Dans les deux pays ce progrès de l’instruction générale, et ces loisirs, sont le fruit du développement des institutions démocratiques. Il ne semble pas, en France du moins, que tous les écrivains en témoignent à celles-ci une égale gratitude.

Mais il n’y a pas que cet accroissement du nombre des lecteurs. Il y a aussi augmentation du nombre des auteurs.

Dans les pays anglo-saxons ceux-ci, depuis longtemps, ne se recrutaient pas uniquement dans la peu nombreuse aristocratie qui a passé par les établissements secondaires de Harrow, d’Eton, de Rugby ou de Windsor, par les grandes universités de Cambridge et d’Oxford ; ou aux États-Unis, dans les écoles analogues. Ils venaient d’un peu partout : témoin Kipling, Wells, Conrad, Jack London, Mark Twain et tant d’autres.

Notre belle langue écrite, depuis quatre siècles, est une plante de culture intensive, qui n’a pu croître que sur le terrain des études classiques, et, par suite, jusqu’à l’époque actuelle, à la faveur d’un enseignement secondaire fondé sur la connaissance plus ou moins approfondie — plutôt moins que plus — des langues anciennes. Cet enseignement n’était donné qu’aux enfants de la bourgeoisie. C’est lui qui formait presque tous nos écrivains. On compterait sur les doigts d’une seule main ceux qui, au XIXe siècle, et même au XXe siècle, ne sont point sortis d’un lycée, d’un collège — ou d’un séminaire. Tout cela, je l’ai déjà signalé au début de ce petit livre.

Cependant supputez la population de ces établissements d’enseignement secondaire en 1850 et de nos jours : en trois quarts de siècle, elle a triplé. Cela tient à deux causes : il y a plus de familles en état de faire donner cet enseignement à leurs enfants ; et il y a, en raison des sollicitudes du régime, plus de bourses accordées à des enfants pauvres. La concurrence des établissements religieux élargit encore le chiffre de cette population.

Il est clair, que, si l’on apprend à écrire à un plus grand nombre de jeunes gens, il y en aura aussi un plus grand nombre qui écriront. Il existe donc en somme, de nos jours, plus d’hommes de lettres, pour la même raison qu’il y a plus d’avocats, de médecins et d’ingénieurs.

Il faut ajouter à cela que l’enseignement primaire, par ses écoles normales, a créé une culture primaire supérieure, qui a produit elle-même quelques écrivains, et de mérite : tel ce Pergaud, dont la guerre nous a privés.

C’est donc une floraison extrêmement drue à laquelle nous assistons. Elle donne des fleurs de toutes sortes, qui n’ont pas toutes le même parfum, ni le même éclat, ni la même rareté. On en discerne toutefois appartenant à des espèces neuves, encore non classées, et dont un botaniste dirait, à tout le moins, qu’on en pourrait tirer quelque chose en la cultivant, car l’impression générale est celle-ci :

Beaucoup d’œuvres, plus qu’auparavant, montrent une personnalité forte, des mérites d’ordres divers, annonçant, en quelque mesure, un renouveau. Fort peu — peut-être moins qu’auparavant — qui soient entièrement satisfaisantes, offrent un caractère définitif… On dirait de la littérature d’une démocratie qui s’aristocratise.

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