L'Écrivain
CHAPITRE IV
LA PROFESSION « SECONDE »
Pamphile fait toutes choses sérieusement. A peine est-il rassuré sur le danger qu’il y aurait pour lui d’être traité d’amateur, et persuadé à peu près que décidément ne sont tenus pour tels que les écrivains qui ont trop de fortune et peu de talent, qu’il m’apporte les résultats d’une vaste enquête, publiée par un journal, sur cette question : « Un homme de lettres peut-il exercer, en même temps que le métier d’écrire, une autre profession ? Cela est-il, pour son talent, nuisible ou salutaire ? »
Il me la veut faire lire. Je repousse, avec terreur, cet amas de coupures.
« Non, Pamphile, non : il y en a trop !… Dites-moi plutôt ce qui se trouve là-dedans, et ce que vous en concluez ?
— A vrai dire, pas grand’chose. Il est difficile de se faire une opinion à travers tant d’opinions qui se contredisent. Certains se contentent d’affirmer : « C’est une question d’espèces… »
— Ce sont des sages.
— D’autres écrivent : « Pourquoi pas ? » Et ils citent un tel et un tel, sans s’oublier. D’autres protestent : « Je l’ai toujours pratiquée, cette seconde carrière, à côté de ma carrière d’écrivain. Ah ! qu’on m’ôte cette pierre du cou ! »
— Il se pourrait que cette diversité d’appréciation provienne de ce que la question est mal posée.
— Mal posée ?
— Oui. On aurait dû demander : « A quel moment faut-il lâcher… » En fait, lorsqu’on commence à écrire, il est bien rare — à moins de posséder une fortune qui vous garantisse l’avenir — qu’on n’adopte même temps une profession moins aléatoire, et qui constitue ce qu’on pourrait appeler une assurance. Si le succès favorise l’écrivain, il abandonne cette profession. Si, pour un motif quelconque, ce succès se fait attendre, ou, si c’est, comme on dit, « un succès d’estime », il y persévère. Elle peut alors devenir, avec les années, un fardeau pénible. Il arrive pourtant qu’on puisse porter les deux faix vaillamment : témoin M. Édouard Estaunié, dont je vous parlais l’autre jour, et qui ne s’est jamais plaint de construire des lignes télégraphiques alors qu’il poursuivait la carrière de romancier. M. Marcel Prévost, de son côté, commença par être ingénieur des Tabacs, et je crois me souvenir que Zola fut commis de librairie.
— Il s’agit, si je vous comprends, du pain quotidien ?
— D’abord. Mais aussi de l’indépendance de l’esprit ! Il vaut mieux s’ennuyer huit heures par jour dans une administration ou un magasin, que de consacrer ces huit heures à des ouvrages qui n’ont de littéraire que le nom, où l’on se gâte la main, où l’on avilit son cerveau… Et puis, il y a une troisième raison, plus importante encore… Pamphile, que connaissez-vous de la vie ? Ou, pour employer des termes plus étroits, combien d’hommes — et de femmes — connaissez-vous ?
— Belle question !… Mes camarades. Et puis ceux et celles que je rencontre dans le monde et chez ma mère. En somme, ma famille, des amis, des amies et de petites femmes.
— Un tout petit milieu et qui, sauf exception, ne se montre que par le dehors. Une profession, quelle qu’elle soit, vous oblige à fréquenter un plus grand nombre d’humains, à les voir agir, à pénétrer au moins quelques-uns des motifs de leurs actions. Elle vous fait entrer en contact, sinon avec la société, du moins avec une partie déterminée, délimitée, de la société.
— Cela, en effet, ne doit pas être sans avantages.
— N’en doutez pas… Lamartine était déjà poète, et grand poète, quand il fut nommé secrétaire d’ambassade. Mais s’il n’avait été secrétaire d’ambassade, il n’aurait pas vécu en Italie, et n’eût pas composé Graziella. Vous me répondrez qu’il serait demeuré Lamartine et eût écrit autre chose. J’en suis d’accord. Mais il n’en est pas moins certain que sa profession, sa seconde profession, l’a conduit dans des milieux qu’il ne connaissait pas auparavant, et, par suite, d’une manière qui n’est pas négligeable, a en quelque sorte coloré son génie.
— Il y a aussi les officiers de marine…
— Il y a aussi, comme vous dites, les officiers de marine. Il semble même, pour peu qu’on y songe, que ces deux carrières, celle de la diplomatie et celle de la marine de l’État, soient particulièrement favorables à l’éclosion d’une vocation littéraire. Nous avons eu Loti, nous avons Farrère. La diplomatie vient de nous donner Giraudoux et Morand, ce qui n’est pas rien.
— Il est vrai.
— Si vous voulez bien y réfléchir, cela est tout naturel. C’est un truisme de dire que le Français est casanier. Cependant — surtout depuis le romantisme — les spectacles de l’exotisme ne constituent-ils pas une matière inépuisable aux réactions de la sensibilité, donc à littérature ? Une fois qu’on est sur un bateau, ces spectacles s’imposent aux yeux, et, en dehors des heures de quart, on a des loisirs… Car, ceci ne doit pas être oublié, la profession « seconde » doit laisser des loisirs suffisants pour qu’on puisse écrire.
« Pareillement, il est d’obligation diplomatique d’aller de poste en poste, à travers toute la terre… Observez que, dans les deux cas, la vision qu’on a de celle-ci est circonscrite, limitée. L’officier de marine, vivant sur son bateau, ne voit guère que des ports. Sa littérature sera donc, si j’ose m’exprimer ainsi, une littérature côtière. Tout port étant un lieu d’échange, est plus ou moins cosmopolite. Il est peuplé d’Européens légèrement touchés, teintés, d’ambiance indigène, et d’indigènes légèrement touchés, teintés d’européanisme. L’officier de marine ignorera toujours presque complètement l’intérieur. Pour lui, un beau pays est celui dont la côte est « accore », où l’on peut mouiller près du bord, envoyer facilement le poste-aux-choux chercher des vivres frais, et prendre contact rapidement avec la partie féminine de la population. Un « mauvais » pays, y eût-il de l’or et des perles à l’intérieur, est alors celui où l’on ne débarque pas aisément. Son navire l’évite.
« De même, le diplomate évolue dans un petit monde assez fermé : il est de règle que les diplomates ne se voient guère qu’entre eux, et, en dehors de leurs semblables, ne fréquentent que « la cour », ou les officiels : un Tout-Paris, un Tout-Londres, un Tout-Rome, un Tout-Athènes ou un Tout-Mexico d’autant plus estimable à leurs yeux qu’il est plus restreint. C’est ce petit monde, assez artificiel, qu’ils verront surtout. Pour d’autres causes que celui de l’officier de marine, il est également teinté de cosmopolitisme.
— Est-ce une critique ?
— Non pas. J’essaie seulement de comprendre, et de faire comprendre. Et ma conviction est qu’au fond l’essentiel n’est pas dans ce qu’on voit, mais dans la manière dont on le voit — dans ce qu’on nomme, d’un seul mot, le talent, c’est-à-dire une forme inédite de sensibilité, un don de vision original.
« La preuve c’est que, avec les missionnaires, qui ne sauraient écrire de romans, et pour cause, les administrateurs des colonies, seuls, connaissent l’intérieur de nos colonies. Bien que je tienne en haute estime le talent d’un Robert Randau et d’un Daguerches, et que je ne dédaigne nullement les qualités un peu brutales de l’auteur de Batouala, il faut bien admettre que ces écrivains n’ont pas eu, auprès du public, le succès universel de Loti et de Farrère… Mais c’est aussi qu’il ne convient pas de dire des choses entièrement ignorées du lecteur, de peindre des spectacles et des mortels qui n’ont aucun rapport avec les spectacles et les mortels dont nous avons la notion. C’est surtout en exotisme qu’un peu de cosmopolitisme est indispensable.
— Pour résumer, vous considérez que les professions d’officier de marine et de diplomate sont plus spécialement littéraires ?
— Pour le moment ! Cela peut changer avec les époques. Il y a vingt ans, le lecteur français se moquait pas mal de savoir comment vivait et réagissait, chez lui, sur son sol, un Anglais ou un Allemand. Il se contentait, à leur égard, de clichés de théâtre. Le bouleversement de la guerre a changé tout cela. Nous voulons qu’on nous montre de vrais Anglais, de vrais Allemands. Mais si les suites de la guerre transforment — comme il apparaît — notre société française, ce seront sans doute les Français qui redeviendront pour eux-mêmes le plus intéressant sujet d’étude. Et dans ce cas les meilleurs postes d’observation, pour un écrivain, seront les carrières d’avoué, d’avocat — peut-être même de sous-préfet, si les sous-préfets existent encore ! »