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L'Écrivain

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CHAPITRE XVI
PRIX LITTÉRAIRES

« On a publié l’autre jour, me dit Pamphile, la liste des prix de littérature annuellement décernés. Leur nombre m’est sorti de la tête ; mais, si je me souviens bien, il frise la vingtaine, six ou sept d’entre eux offrant une belle somme à l’heureux bénéficiaire, dont les journaux parlent par surcroît ; et méritant à l’ouvrage couronné les honneurs de « la bande » ordinairement décorée du portrait de l’auteur, et destinée à faire connaître à l’univers la majesté de cette distinction. C’est un nouvel usage, ce sont de nouvelles mœurs. Que pensez-vous de celles-ci ? Certains critiques littéraires les blâment fort.

— Ce n’est pas sans raison. Jadis c’était au critique, au critique seul, qu’il appartenait de dire aux lecteurs possibles : « Lisez cela, qui est bon ; négligez ceci, qui l’est moins. » A cette heure, un nouvel organe, celui du jury des prix littéraires, tend sinon à se substituer à eux, du moins à leur faire concurrence. Car ces jurys ne sont pas composés de critiques, notez-le bien, mais de confrères, de membres de la même profession. J’oserais dire que c’est une manifestation de syndicalisme larvé.

— Et vous approuvez ?

— Je n’approuve pas ; et même cette évolution ne m’est pas infiniment sympathique. Mais je fais toujours le plus d’efforts que je puis pour voir les choses comme elles sont. Voici ce qui me semble bien s’être passé.

« La production des ouvrages d’imagination, en France, a presque décuplé depuis un demi-siècle. Les critiques, je vous l’ai dit, se sont trouvés submergés. Ils n’ont plus, même matériellement, le temps de tout lire ; il y a eu, de leur part, une sorte de demi-carence, involontaire. Les membres des jurys littéraires, en décernant une demi-douzaine de prix chaque année, opèrent une espèce de triage. Ils lisent, les pauvres diables, ils lisent même « à l’œil », si j’ose m’exprimer avec cette vulgarité. Et de la sorte ils signalent les ouvrages qu’ils couronnent, non seulement au public, mais aux critiques. Ceux-ci ont beau protester contre les prix littéraires, ils sont bien obligés de rendre compte à leurs lecteurs d’un livre dont ceux-ci leur demandent, naturellement : « Le prix, selon vous, a-t-il été bien, ou mal donné ? »

— Il y a donc du bon dans cette coutume nouvelle ?

— Sans doute, mais non sans mélange. Auparavant c’était les lecteurs eux-mêmes, sous la direction des critiques, qui faisaient librement leur choix, par une sorte de suffrage universel. Aujourd’hui, nous n’en sommes plus qu’au suffrage à deux degrés, avec un scrutin aristocratique à la base, et un vote populaire qui n’existe que pour ratifier. Car la puissance d’achat du public est limitée. Lorsque, dans l’année, le lecteur s’est procuré chez le libraire une dizaine de volumes, il y a des chances pour qu’il s’en tienne là. Il en résulte que tout ouvrage qui ne bénéficie pas d’un prix littéraire risque fort de tomber dans l’oubli — ou les boîtes des quais, ce qui est à peu près la même chose.

— L’expérience paraît prouver, en effet, qu’il en est ainsi.

— De plus, cette institution des prix littéraires, si elle a pour effet, dans une certaine mesure, de moraliser les écrivains des générations antérieures, qui décernent la récompense, pourrait bien démoraliser les candidats, c’est-à-dire toute la jeune littérature.

— Comment cela ?

— Les jurés sont obligés de lire les ouvrages de ces débutants, ou quasi-débutants. Cela ne leur est pas sans fruit : ils sortent ainsi de leur coquille, ils entrent en contact avec des tendances nouvelles, des conceptions d’art qui ne sont pas les leurs. Je ne dis point qu’ils ne le fissent pas auparavant ; mais ils le font ainsi plus souvent, et d’une attention plus éveillée.

« Pour ceux, par contre, qui prétendent à leurs suffrages, ces concours ne vont pas sans inconvénients. Ils les accoutument à des démarches un peu trop souples, à des sollicitations, en un mot à l’intrigue. Je suis persuadé qu’ils s’exagèrent l’influence de ces petits moyens. Ce qui m’a presque toujours frappé, c’est la générosité, l’impartialité des débats dans ces jurys littéraires, le soin touchant que mettent les jurés à peser le mérite des œuvres. Ils commencent d’ordinaire par accorder des voix de sympathie ou d’amitié à quelques candidats. Mais ensuite la véritable discussion commence. Elle est souvent fort vive ; elle demeure rigoureusement probe.

« Mais rien n’a pu empêcher le candidat de se dire : « Me liront-ils ?… Ils en reçoivent tant ! Je ferais bien d’aller les voir ! Et aussi de leur écrire ! Et aussi de leur faire écrire, par telle personne qui passe pour avoir de l’influence auprès de celui-ci ou de celui-là. » Ce médiocre souci, l’emploi de ces petites ficelles, n’est pas pour rehausser les caractères. Ce sera là, selon moi, un des principaux reproches qu’on pourra faire aux prix littéraires, tant qu’ils dureront.

— Tant qu’ils dureront ?

— Il en est un certain nombre qui sont assurés de vivre. Le premier en date, d’abord, qui est le prix Goncourt ; celui que l’Académie a fondé, à l’imitation et en concurrence du prix Goncourt, un ou deux encore. Mais d’autres sont des entreprises de publicité. Leur existence est fonction de la prospérité de la firme qui les inventa, et du succès que le genre romanesque obtient en ce moment. Ils ne seront pas éternels.

— Des entreprises de publicité ?

— Pamphile, elles sont fort légitimes ! Mais il ne saurait y avoir de doute sur cette origine commerciale. Il n’en était pas du tout ainsi de leur aïeul, le prix Goncourt. Celui-ci a eu pour père deux écrivains, prosateurs et romanciers, qui tenaient leur profession pour la première du monde, et à un moment où la morale publique, plus chatouilleuse que de nos jours, mettait aisément certaines œuvres à l’index. Ils ont voulu manifester contre cette attitude, où ils voyaient du pharisaïsme, élever en dignité l’artiste libre, dédaigneux des conventions, en face des Béotiens. La petite compagnie qu’ils ont formée, désignant par leur testament ses premiers membres, est composée d’écrivains de valeur, et sans nulle attache officielle ou mercantile. De là le légitime accueil que fit le public à cette fondation. Observez qu’il n’en résulta pas tout d’abord, pour les ouvrages couronnés, un succès de librairie. Les « prix Goncourt » du début n’ont pas connu de gros tirages. Ce n’est qu’à la longue que ceux qui lisent constatèrent que les juges du « prix Goncourt » d’ordinaire ne se trompaient pas dans leur choix, et leur signalaient des œuvres intéressantes.

« A compter de cet instant, les éditeurs s’efforcèrent d’avoir « leur poulain » pour le prix Goncourt. Ce fut la première phase. Dans la seconde, ils songèrent à fonder ou à susciter la création d’autres prix, pour le motif que c’est là le genre de publicité qui « paie » le plus sûrement.

« Cela durera donc tant que ce genre de publicité paiera.

— C’est-à-dire ?…

— C’est-à-dire tant que ces prix ne seront pas trop nombreux pour se faire mutuellement concurrence, ce qui se produit déjà. Et tant que nous ne passerons pas, comme je le disais l’autre jour, de la période des vaches grasses à celle des vaches maigres.

« … Mais, je ne saurais trop le répéter, je plains les poètes. C’est eux surtout qui auraient besoin d’un secours extérieur, de l’appui social : un romancier de talent peut espérer aujourd’hui vivre de sa plume. Les poètes ne peuvent s’adresser, de notre temps, qu’à quelques rares délicats. En mettant les choses au mieux, il leur faut attendre beaucoup plus longtemps que les romanciers l’instant où quelques paillettes d’or se mêleront pour eux à l’eau claire d’Hippocrène. Pour la plupart, ces paillettes ne tombent jamais dans leur sébile. Si le fier Moréas n’avait eu quelques petites rentes, il serait mort de faim…

« Il y a bien quelques petits prix pour les poètes, mais si dérisoires !… D’ailleurs il me paraît que cette institution des prix annuels, justement par ce qu’elle a souvent de trop commercial, ne remplit pas son objet. Un prix qui serait donné tous les cinq ans seulement à un jeune auteur, et qui assurerait à celui-ci, pour cinq ou dix ans, une somme suffisante pour qu’il pût travailler avec indépendance, rendrait à l’art de bien plus grands services. Mais quel est le mécène qui nous le donnera ? »

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