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L'Écrivain

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CHAPITRE IX
TYPES DE JOURNALISTES

Pamphile parti, je me prends à songer aux hasards qui président aux « vocations » dans le journalisme. Bien des visages, bien des noms, s’évoquent à ma mémoire. Je ne veux retenir ici que ceux de journalistes qui ne sont plus.

Il y avait aux Débats, il y a une vingtaine d’années encore, André Heurteau. La plus forte et la plus vaste culture. Une vigueur polémique dont j’ai connu peu d’égales. Le sens des formules incisives qui se fixent à jamais dans l’esprit. Après un si long temps écoulé je me rappelle encore la fin d’un de ces « papiers » — écrit d’un trait d’autant plus sanglant qu’on le lisait dans une feuille réputée légitimement pour la réserve de ses attitudes politiques. Il s’agissait d’un président du Conseil qui, pour se débarrasser — disait-on — d’un adversaire au Parlement, venait de le nommer gouverneur général d’une de nos grandes colonies. « Que M. X… ne s’y trompe pas, disait Heurteau, il y a tels marchés qui compromettent autant l’homme sans scrupules qui les propose que le pauvre diable qui les accepte, le tentateur que le tenté, l’acheteur que le vendu. » Et la phrase allait, allait ! Elle avait du nombre, elle avait du poids, elle avait de la férocité. Si l’on composait un jour une anthologie du style pamphlétaire, cet article y devrait trouver une place, et la plus brillante.

Or Heurteau n’était entré aux Débats que par hasard, à quarante ans. Jusque-là, il n’avait jamais donné une ligne dans un journal ; il n’y avait jamais songé ; il était, de son métier, chef de je ne sais plus quel bureau au ministère de la Justice.

Mais il venait parfois, à cinq heures, à la parlotte qui avait lieu quotidiennement, le journal enfin composé et imprimé, dans la salle de rédaction des Débats. Je n’ai jamais rien connu de plus exceptionnel en qualité que les conversations qui se tenaient à cette heure, journellement, dans cette vieille maison de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois. J’y ai vu Renan, le général de Galliffet, qui déconcertait souvent Taine par des souvenirs militaires et algériens d’une saveur plus que gaillarde : mais Taine, consciencieusement, prenait des notes…

Un jour, à propos de je ne sais quel incident politique, Heurteau se mit à parler… Le directeur des Débats à cette époque, M. Patinot, qui avait lui-même infiniment d’esprit, et du plus dru, lui dit tout à coup : « Mais, Heurteau, si vous nous écriviez ça !… » Heurteau passa dans un cabinet, à côté, et une heure plus tard revenait avec son premier article. Il en donna d’autres, presque tous les jours, pendant un quart de siècle. Une minute avait suffi pour le révéler à lui-même et aux autres.

Quand il avait terminé sa tâche, et moi la mienne, beaucoup plus modeste, je le reconduisais souvent, à pied, jusque chez lui, rue Oudinot, dans un vieux pavillon dont une moitié était occupée par François Coppée, son ami intime. Je me souviens qu’un jour nous parlions de Flaubert. Il me dit, avec une sorte d’impatience :

« Je n’aime pas Bouvard et Pécuchet.

— Pourquoi ?

— Quand on vient de lire ça, on ne peut plus écrire… C’est toutes les mêmes bêtises que nous disons sérieusement, tous les jours, dans le métier. Ça décourage ! »

Je me rappelle aussi Paul Bourde. Un saint laïque, et dont la carrière, sinon la vocation, fut davantage encore imprévue et diverse. Car il avait, lui, dès son adolescence, voulu « faire » du journalisme. C’était le fils d’un humble employé des douanes, retraité avec mille deux cents francs de pension, en Bresse. Il n’avait jamais été qu’à l’école primaire, mais il lisait, lisait, accumulait une vaste somme de connaissances, dispersées d’abord, mais dont, à la fin de sa vie, il avait fini par construire un système, presque une religion. Ses yeux, alors, étaient devenus mauvais : il l’attribuait à ce que, pour lire et travailler, il n’avait jamais, dans son enfance, possédé de lampe, rien que le feu de l’âtre, dans la misérable maison de son père.

Il avait comme condisciple, à l’école de son village, Jules Mary, qui devint un romancier populaire. Tous deux partirent pour Paris, vers 1870, avec l’intention de devenir « de grands hommes ». Bourde s’estima fort heureux d’y trouver une petite place de « nègre » au Moniteur Universel, je crois… Puis la guerre éclata, et les trente sous par jour payés aux gardes mobiles lui assurèrent du pain. Peu lui importait du reste : il était « dans » un journal, il en respirait l’atmosphère. Il devint reporter, secrétaire de rédaction d’un journal illustré, reporter encore. Sa soif de tout savoir le poussait à voyager. C’est ainsi qu’il entra dans le grand reportage. Il fit une enquête en Corse, une autre en Algérie, pour le compte du Temps. Elles ont été réunies en volumes et méritent encore qu’on les consulte. Elles demeurent parmi les documents les plus sérieux, jusqu’à ce jour, qui existent. Rien de plus original et de plus juste à la fois que les vues de Bourde sur la Corse, en particulier.

Il écrivit aussi un roman campagnard, Au bon vieux temps, un peu pauvre de forme, mais d’une qualité d’observation et de sympathie telle que j’en souhaiterais la réédition… Puis il repartit, cette fois, pour l’Indo-Chine, le Tonkin, dont la conquête commençait. Sa santé avait toujours laissé à désirer. Il contracta en Extrême-Orient une dysenterie et une maladie cutanée dont il ne guérit jamais entièrement et qui abrégèrent ses jours. Il ne s’en inquiéta pas : je n’ai jamais connu d’homme dont l’esprit dominât plus entièrement le corps.

Il alla en Tunisie… C’est ici l’épisode le plus extraordinaire et le plus glorieux de cette existence singulièrement pleine. Sur la Tunisie, selon sa coutume, il avait tout lu, y compris les auteurs anciens, en traduction, puisqu’il ignorait le grec et le latin. Ces auteurs signalaient, sur le territoire de la Régence actuelle, « des forêts ». Bourde n’en vit pas ; il n’y en avait pas, il n’y en avait jamais eu. Armé des ouvrages de botanique générale qu’il avait dépouillés, il pensa :

« Les arbres, pour croître, exigent une précipitation pluviale de cinquante centimètres cubes, au minimum, par mètre carré et par an. Cette quantité d’eau n’est jamais tombée en Tunisie depuis le début de la période géologique contemporaine. Qu’est-ce que mes textes peuvent signifier ? »

Il s’était lié avec un jeune secrétaire d’ambassade, qui se trouvait être un latiniste et un helléniste distingué — il est aujourd’hui ambassadeur. — Bourde lui communiqua ses textes. Marcilly lui répondit : « Il y a erreur de traduction. Il ne faut pas lire « forêts », mais « jardins » ou « vergers ».

Alors Bourde comprit. Il retourna aux lieux « boisés » signalés par les vieux auteurs. Il n’y trouva pas un arbre, mais partout les ruines de moulins à huile datant de l’époque romaine. Le mystère était expliqué : il s’agissait de jardins d’oliviers !… Les Bédouins conquérants les avaient détruits. Mais il n’y avait qu’à replanter les oliviers, ils pousseraient. Bourde dessina la carte de l’aire où se rencontraient ces moulins à huile, et déclara : « Sur toute cette superficie les oliviers viendront ! »

Il y en a actuellement douze cent mille, autour de Sfax surtout. Ils rapportent des millions ; c’est une des fortunes de la Tunisie. Voilà ce qu’a fait un journaliste qui avait la passion de savoir et de raisonner pratiquement sur ce qu’il savait. Cet homme devrait avoir sa statue…

On l’avait nommé directeur de l’Agriculture en Tunisie. Récompense méritée… Il abandonna cette situation pour aller à Madagascar, en qualité de secrétaire général, immédiatement après la prise de Tananarive par nos troupes. Il rêvait y faire de grandes choses : la chute du régime civil, qui fut remplacé par le gouvernement militaire de Gallieni, mit fin à cet espoir… Alors il revint à Paris, et sans une plainte, sans même un sentiment de rancune contre ceux qui l’abandonnaient, redevint journaliste, simplement, uniquement journaliste, jusqu’à sa mort.

… Quand j’y songe, je me dis qu’une carrière de journaliste, telle que celle-ci, est plus belle, plus féconde, plus glorieuse que celle de n’importe quel homme de lettres, même le plus grand. Mais les journalistes ne s’en doutent pas. Ils n’ont pas du tout l’habitude qu’on parle d’eux, après leur mort. Ils n’y comptent pas…

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