L'Écrivain
CHAPITRE XVIII
LE MARIAGE DE L’ÉCRIVAIN.
L’ÉCRIVAINE
« Dois-je me marier ? dit Pamphile.
— Mon cher ami, c’est une question que déjà posait Panurge à l’oracle de la bouteille Bacbuc, qui ne lui répondit point. Permettez que j’en fasse autant.
— Voilà bien les plaisanteries de votre génération ! Je ne vous demande pas, comme Panurge, si je serai trompé. Ce que je voudrais savoir est s’il convient à un homme de lettres de se marier.
— Pourquoi pas, Pamphile, pourquoi pas ?… Il apparaît que c’est aujourd’hui la mode dans la corporation.
— Encore une plaisanterie !
— Non pas… Mais vous concevez que, en pareille matière, je ne puis me placer que sur le terrain de l’observation. Or il semble bien que, pour les gens de lettres contemporains, le mariage devienne la règle, le célibat l’exception.
— La belle affaire ! Comme pour tout le monde !
— Comme pour tout le monde, en effet. Ce que j’entends seulement signifier est que, il y a trois quarts de siècle, le célibat était, chez les écrivains, un peu plus fréquent qu’aujourd’hui. Si Hugo, si Balzac même, vers la fin de sa vie, furent mariés, ni Stendhal, ni Musset, ni Flaubert, ni les deux Goncourt ne convolèrent en justes noces. Et nous pourrions, en cherchant un peu, découvrir pas mal d’autres exemples de cette répugnance à se soumettre au lien conjugal. Il n’en va plus tout à fait de la sorte à cette heure.
— En voyez-vous une raison ?
— On pourrait peut-être la découvrir dans le fait que l’écrivain — ou l’artiste en général — est beaucoup moins laissé hors de la société qu’il y a deux ou trois générations. Celle-ci, par un réflexe de défense que j’ai déjà signalé au début de ces conversations, tend à le reprendre, à se l’annexer. En d’autres termes, il s’embourgeoise… L’opinion des familles, sur la carrière littéraire depuis trente ou quarante ans, a beaucoup changé. La liberté que vous laisse madame votre mère de l’embrasser en est une preuve ; et il me souvient qu’au contraire, il y a un demi-siècle environ, un professeur, dans un lycée de Paris, ayant dit à l’un de ses élèves qu’il semblait avoir des dispositions pour écrire, les parents de cet élève s’en allèrent plaindre au proviseur… Au fond du différend qui sépara le général Aupick de son beau-fils Baudelaire, et qui rendit l’existence matérielle du poète si misérable, on croit bien distinguer cette méfiance des classes moyennes et supérieures de cette époque à l’égard d’une profession encore non classée. Il n’en est plus de même aujourd’hui.
« Mariez-vous donc quand vous voudrez, Pamphile, si le cœur vous en dit. Autrement, ce ne serait pas la peine…
« Ce qu’on est convenu d’appeler « le monde » existe encore, au moins comme façade. Si donc le genre de vie de l’écrivain devient mondain, une femme lui devient indispensable. C’est elle qui reçoit, c’est elle aussi qui sert d’ambassadrice. De là cette modification, qui se généralise, dans la vie privée des gens de lettres. Il faut au moins qu’ils soient divorcés. Le divorce, dans la profession, est assez bien porté.
— Un homme de lettres peut-il épouser une femme de lettres ?
— Je connais de telles unions qui furent et demeurent heureuses et brillantes. Pourtant je ne les saurais recommander. Non seulement c’est faire entrer sans prudence dans l’association un élément dangereux de rivalité — que doit-il arriver si le public reconnaît à la femme plus de talent qu’au mari, ou inversement ? — mais encore, même entre égaux de mérite, il n’est pas commun qu’on ait la même conception de l’œuvre d’art, et il peut en résulter des débats pénibles, ou de silencieux jugements qui ne le sont pas moins. Je vois fort bien un médecin épouser une avocate, un ingénieur une femme de lettres : la diversité même des professions suscite l’intérêt, et des enseignements. Je n’aurais pas la même confiance dans le mariage d’un avocat et d’une avocate, d’un docteur et d’une doctoresse en médecine. Pourtant, tout cela est question d’espèce, et il est, je vous le répète, des exceptions favorables.
— Puisque nous parlons de femmes de lettres, poursuivit Pamphile, il me souvient d’avoir lu à ce sujet, dans l’Avenir de l’Intelligence de M. Charles Maurras, des pages fort remarquables, mais assez méchantes. L’auteur ne s’occupait que des plus légitimement illustres parmi nos contemporaines. Il leur reconnaissait beaucoup de talent ; il louait même ce talent avec force et subtilité ; il le discernait, il le faisait briller. Mais il ajoutait — car telle est sa thèse — que ce succès grandissant des femmes dans tels romans d’un lyrisme subjectif, et dans la poésie, marquait un aboutissement inévitable du romantisme qui, dans l’œuvre d’art, a donné le pas, sur l’intelligence, à la sensibilité — constatation qui, de la part de M. Maurras, n’est pas un compliment.
— Il peut bien y avoir un grain de vérité là-dedans ! Il est certain que, de façon générale, les femmes se trouvent plus à leur aise dans le domaine de la sensibilité et de l’instinct que dans celui de la raison. Il n’est guère douteux non plus que le romantisme a fait, dans l’œuvre d’art, une part plus grande à la sensibilité que les époques antérieures. Ce qui, du reste, est loin d’être un malheur ! Etre sensible n’empêche pas, ou ne devrait pas empêcher, d’être intelligent !
« Toutefois, M. Charles Maurras aurait écrit quelque chose de plus exact — mais qui aurait moins étonné — en se contentant de discerner que, s’il y a un peu plus de romancières et de poétesses qu’auparavant, exploitant la même veine romantique, en somme, que leurs émules masculins, bien qu’autrement, c’est pour ce simple motif que les mœurs sociales reconnaissent à la femme une indépendance de plus en plus grande. Elle en profite, et voilà tout ! Elle en profite pour se peindre telle qu’elle se voit et se sent, et cela s’appelle alors de la littérature — mais aussi pour s’essayer, et non sans bonheur, dans tous les autres genres d’activité intellectuelle. Il y a au moins autant d’avocates et de doctoresses que de femmes de lettres ; et, dans la science de la médecine et du droit, je ne sache pas qu’il faille plus de sensibilité que d’intelligence. On en peut conclure que, même si notre temps était anti-romantique et insensible, il ne posséderait pas moins « d’écrivaines ».
« Car il s’agit là surtout d’un fait social nouveau, qui est l’affranchissement progressif de la femme. Encore ne faut-il pas exagérer l’intensité du phénomène. Entrez au Palais et dites-moi combien vous comptez d’avocats pour une avocate ? Prenez un annuaire, et dites-moi combien vous comptez de docteurs en médecine pour une doctoresse ? Maintenant, faites une dernière expérience, allez à une assemblée générale de la Société des gens de lettres, et déterminez la proportion des femmes et celle des hommes. Elle n’est pas de dix pour cent.
« Il est possible, il est même probable, que cette proportion soit destinée à s’accroître, dans toutes les professions libérales, à mesure que l’enseignement donné aux jeunes filles se rapprochera, jusqu’à s’y confondre, de celui qu’on dispense aux jeunes gens. Et, sous l’influence de cet enseignement identique, on verra — on voit déjà — diminuer la différence entre la mentalité féminine et la mentalité masculine, entre l’art féminin et l’art masculin.
— On la verra diminuer, mais non pas disparaître.
— Évidemment, Pamphile, évidemment ! Un homme ne saurait être une femme, ni une femme un homme : et ceci, n’est-ce pas, est fort heureux ! »