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L'Écrivain

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CHAPITRE VI
EXPÉRIENCES PERSONNELLES

Pamphile parti, je me mis à penser à moi. Il est toujours intéressant de penser à soi…

Je me revis tout enfant, sachant à peine lire : dans les numéros hebdomadaires d’une revue destinée à la jeunesse étaient encartés, comme prime, des fascicules contenant les œuvres des classiques du XVIIe siècle : Corneille, Racine, Boileau, non pas Molière : il est trop peu chaste pour de jeunes esprits. Je lisais ces vers, même ceux de Boileau, avec enchantement. Leur sens échappait entièrement à mon intelligence : c’était la musique, la musique seule qui me ravissait. Du reste, à partir de cet instant, je devins très paresseux. Cette sonorité des mots, je la recherchais partout. Elle fut mon vice, m’empêcha de songer à rien autre.

Au lycée, le latin ne m’intéressa également que dans les poètes. Le grec pas du tout. Je ne sentais pas l’harmonie du vers grec. Par surcroît j’avais découvert les romantiques : mes études furent médiocres. Ma sensibilité, avec la puberté et le goût accru du rythme, s’était développée. Mon intelligence nullement. Je ne savais pas penser, je n’aimais pas penser, ni même observer. D’ailleurs l’enseignement qu’on recevait alors n’y préparait guère. Il était purement formel. Il paraît que c’est à cela qu’un instant on a voulu le ramener. On avait tort.

Je fus clerc d’avoué tout en suivant les cours de l’École de droit et des Sciences politiques : détestable clerc d’avoué, que la procédure ennuyait — toujours par incapacité de distinguer ce qu’il y avait dessous — et assez mauvais étudiant. Toutefois je passais mes examens avec une singulière facilité : mon amour des mots me prêtait une impeccable mémoire. Mais je ne crois pas avoir discerné une seule fois les faits sous les mots… J’écrivais dans de jeunes revues des poèmes assez mélodieux et des nouvelles violentes, fortement cadencées, dans lesquelles il n’y avait rien.

Mes études terminées j’acceptai le poste de correspondant, à Londres, d’un grand journal parisien : il fallait vivre. J’avais appris l’anglais encore une fois pour le plaisir d’emmagasiner des mots et des images. Je le lisais, et ne le parlais point. En trois ans de séjour en Angleterre, je n’arrivai pas à comprendre quoi que ce soit à la politique anglaise ni aux mœurs anglaises. Tout ce que je voyais et entendais ne me paraissait que prétexte à littérature, à mauvaise littérature, en décor. Au bout de trois ans, le journal se priva de mes services, et fit bien.

Assez mécontent de moi-même et de mes contemporains, je pars, devenu fonctionnaire, pour une colonie toute neuve, une colonie que la France vient d’acquérir. Alors double phénomène : les spectacles tout nouveaux que j’ai sous les yeux frappent vivement ma sensibilité romantique ; mais je suis obligé d’agir, et, pour agir, de comprendre. Enfin, pour la première fois de ma vie, mes fonctions, qui sont plus ou moins politiques, me font voir les choses dans leurs causes, et non plus dans leur apparence extérieure. Je suis devant elles comme l’ouvrier des Gobelins qui travaille à l’envers de sa tapisserie. Cela se révèle passionnant : des faits, des faits, des hommes, des hommes ; les causes de ces faits, les mobiles de ces hommes. Tout cela très simple, facile à pénétrer : l’humanité de ce pays est primitive. Il y a aussi des Européens et des Européennes, mais en petit nombre. Je puis les étudier de plus près, plus fréquemment. D’ailleurs j’y suis bien forcé.

Mon plaisir, qui touche à la volupté, est tel que tout ce qui m’a importé jusque-là me paraît misérable. Il ne m’en souvient plus qu’avec un sentiment d’humiliation, de dédain même. La sociologie coloniale, l’économie politique coloniale sont les seuls objets qui me paraissent dignes de retenir mon attention. Quand je regagne la France, au bout d’un an, ce n’est que pour repartir le plus vite que je puis pour un autre lieu de la terre, et comprendre, encore comprendre, ce qui me reste à comprendre. Durant mes séjours en France, je me contente d’un poste sans gloire, alimentaire, dans un journal. Mon métier n’y est pas d’écrire, on ne voit jamais mon nom au bas d’un « papier », sauf quand je reviens d’une de mes longues randonnées.

En somme, j’essaie de concevoir le monde du point de vue exotique et colonial, tout simplement ! Il faut l’ingénuité de la jeunesse pour s’imaginer qu’on y peut réussir !

Je lis, je lis beaucoup, mais jamais plus un poète, jamais plus un roman. Des bouquins d’histoire, de géologie, de botanique, d’anthropologie, des récits de voyages — et des statistiques et de vieux livres de droit. Tout cela sans aucune ambition. C’est un autre vice qui m’est venu, comme j’avais, dans mon enfance, celui du rythme.

Un jour, dans le Traité des lois civiles du vieux Domat, je trouve ceci : « Toute loi écrite est un compromis entre deux lois naturelles qui se contredisent. » Ça me paraît formidable. Je conçois qu’en effet, même dans les domaines de la morale et de la politique, ce n’est que notre infirme raison qui peut mettre d’accord, et tant bien que mal, et avec tant d’imperfections qui vont de la comédie au drame, les incohérences de la nature humaine et de l’univers visible. J’essaie de me représenter ces incohérences et ces compromis. Je mets sur le papier, par jeu, pour me reposer l’esprit, quelques-unes de ces représentations, je les livre à une revue ; un quotidien me demande « la même chose ». J’y consens : cela me paraît sans aucune importance, mais exige moins de temps que de faire le nègre dans un journal, et me laissera plus de loisirs pour chevaucher le dada colonial.

Je le chevauche, je le chevauche… Un soir, il m’apparaît que je pourrais exprimer une vue de politique et de sociologie coloniales plus clairement par la fiction que par la méthode didactique. J’y songe un instant : et voici que se lèvent en foule des figures, des paysages, des conflits, des rythmes et des mots caractéristiques pour les peindre. Mon ancien vice m’a repris. Seulement, cette fois, j’ai une conception personnelle de la vie, une philosophie de la vie. Mon travail vaut un peu mieux. J’ai le droit de prétendre : « Écoutez ! on ne vous a pas encore dit ça… »

Je n’ai donc fait que donner à Pamphile un conseil tiré de mon expérience personnelle en lui disant : « Voici la loi ! Voici le secret universel ! » N’ai-je pas eu tort ? En tout cas ne serait-ce point une généralisation bien hâtive ?… Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père… Tous les chemins mènent à Rome… Barrès a pu tirer, très jeune, de sa propre sensibilité et d’une mosaïque de lectures sur laquelle cette sensibilité réagissait, des œuvres qui étaient déjà des œuvres, et non pas des balbutiements. Et tant d’autres, à qui l’excitation intellectuelle produite par les livres de leurs devanciers avaient appris à penser, tandis qu’ils ne m’enseignaient qu’à sentir et à ronronner mes sensations ! Flaubert a été un enfant de génie : sa correspondance montre un adolescent qui eût dû être plus grand, plus complet encore que ne fut l’homme mûr. Mais si Balzac et Stendhal n’avaient pas vécu d’abord — les premiers ouvrages de Balzac sont illisibles — qu’auraient-ils produit ?

… Décidément, la méthode que j’ai essayé d’inculquer à Pamphile n’est sans doute pas la seule. Elle n’est pas non plus absolument sûre ; aucune méthode n’est sûre, en pareille matière. Mais c’est peut-être la moins incertaine et la moins dangereuse.

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