L'Écrivain
L’ÉCRIVAIN
CHAPITRE PREMIER
CONSULTATION
La mère de Pamphile est chez moi. Encore qu’elle ait pris son air le plus sérieux, je lui dis qu’elle est charmante.
« Vous pouvez, dit-elle, vous dispenser de ces compliments, adressés à une femme qui a un fils de vingt ans.
— Cela ne fait que quarante…
— Trente-huit ! corrige-t-elle précipitamment… Mais il s’agit bien de ça ! C’est de mon fils, non pas de moi, que je viens vous parler.
— Pamphile a fait des bêtises ? Il veut en faire ?
— Non. Du moins, je ne crois pas : il prétend écrire.
— Écrire ? A qui ? A une dame ? Au Président de la République ?
— Ne feignez pas l’incompréhension. Il veut écrire. Devenir écrivain, homme de lettres, enfin.
— Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? Et son père ?
— Cela ne nous déplaît pas… Mais à vous ?
— A moi non plus…
— C’est que vous avez toujours l’air de rire… On a bien tort de vous demander conseil !
— Je ne ris pas, je souris. Je souris de satisfaction. J’admire comme la bourgeoisie se réconcilie successivement avec toutes les forces qui sortent d’elle, mais dont pourtant, durant bien longtemps, elle s’est méfiée, qu’elle considérait comme en révolte ou en dissidence. Ah ! tout est bien changé, depuis seulement la fin du second Empire ! Au temps du second Empire jamais une famille bourgeoise, ayant la prétention de se respecter, n’aurait donné à sa fille un officier. On estimait que tous les officiers étaient « des piliers de café ». Ils devaient rester célibataires, ou se marier dans des familles militaires. La guerre de 1870 a changé cela. Tout le monde étant obligé de servir, on a pris l’habitude de l’uniforme, il n’a plus épouvanté.
« En second lieu la bourgeoisie s’est annexé les peintres. On s’est aperçu que Cabrion pouvait se faire de confortables revenus. Le prix de ses tableaux montait, il devenait un beau parti ; il a été reçu dans les salons. Mais les poètes et les romanciers ont attendu plus longtemps à la porte. Le poète, surtout, paraissait un animal particulièrement inquiétant, une malédiction pour ses géniteurs. Baudelaire écrivit là-dessus des vers magnifiques.
— En vérité ?
— En vérité. Je vous les lirai un autre jour…
« Trente ans au moins encore après que les peintres étaient entrés, ou pouvaient entrer, pour peu que cela leur convînt, dans le bercail bourgeois, les poètes, les romanciers, les journalistes ne fréquentaient guère que le café, comme jadis les militaires. C’est au café qu’a vécu la littérature, que s’est faite la littérature, jusqu’à la fin du symbolisme. A cette heure elle l’a déserté. Elle a conquis sa place dans le monde, elle en profite largement.
— Vous vous en plaignez ?
— Moi ? Non. J’estime même que ce n’est point uniquement par considération, par respect des sommes qu’il est permis d’attendre de leur profession — le métier de poète me semble condamné, sauf exception, à demeurer peu lucratif — que le monde accueille les écrivains. C’est d’abord pour s’en orner, pour s’excuser, par une parure intellectuelle, d’autres ostracismes, et de la vénération qu’il continue d’avoir pour l’argent. C’est aussi parce que la société contemporaine, se sentant ou se croyant plus menacée qu’auparavant dans ses assises organiques, éprouve le besoin de s’appuyer sur tout ce qui peut, le cas échéant, lui prêter son concours, tout ce qui a, en somme, la même origine qu’elle. Or, en France, il ne saurait y avoir d’écrivains, et depuis longtemps en fait il n’y en a presque pas, qui ne soient issus des classes supérieures ou moyennes, ou bien qui n’aient, ce qui revient au même, bénéficié de la formation intellectuelle réservée à ces classes : je veux dire celle de l’Enseignement secondaire.
— Expliquez-vous plus clairement. Il y a dans ce que vous dites tant de mots abstraits !…
— J’y vais tâcher. Je ne vous demande pas si Pamphile a été reçu à son bachot. Ceci n’a aucune importance. Mais il a passé par le lycée, n’est-ce pas ?
— Il sort de chez les Pères…
— C’est la même chose. On lui a appris mal le latin, pas du tout le grec, et, quoi qu’on en dise, à peu près le français et l’orthographe. Le français un peu mieux que l’orthographe et la ponctuation pour lesquelles les jeunes générations, je ne sais pourquoi, affectent un singulier mépris : mais on les exige de moins en moins dans la carrière littéraire. Par surcroît, sans même qu’il s’en soit douté, il s’est pénétré d’un ensemble de conceptions, d’idées, de principes sur quoi repose notre art depuis quatre siècles, et qui lui donne ses lois.
« Si Pamphile était le plus remarquable, même le plus génial des primaires, je vous dirais : « S’il n’a le diable au corps, qu’il ne se risque pas à devenir un écrivain. Notre langue est un outil merveilleux, mais de formation classique, j’oserai presque dire artificielle. Elle est une langue de société, une langue de gens du monde, une langue de collège où les murs sont encore tout imprégnés de latin, même quand on n’y enseigne plus le latin. Il n’en est pas ainsi en Russie, en Allemagne et dans les pays anglo-saxons. La littérature y est plus populaire et davantage le patrimoine de tout le monde. Gorki a été débardeur et cuisinier. Vingt romanciers américains ont fait leur éducation à l’école primaire, dans la rue et à l’atelier. Chez nous un Murger ou un Pierre Hamp resteront des exceptions… » Mais Pamphile a usé ses culottes sur les bancs d’un lycée : par une sorte de grâce d’état — je vous assure que je parle sérieusement — cela suffit. S’il a quelque chose dans le ventre il pourra le sortir sans trop de peine.
— Je vous remercie.
— Il n’y a pas de quoi… Et, dites-moi, ce jeune homme a-t-il des dispositions ?
— C’est-à-dire qu’il n’est bon à rien. J’entends à rien autre. Il ferait ça avec un peu plus de goût, comprenez-vous ? Ou plutôt moins de dégoût.
— On ne saurait mieux définir la vocation. Nos pères ont proféré des choses excessives sur la vocation, et le terme même, je le reconnais, y engage. Il suggère un appel irrésistible et secret, un démon furieux, un dieu sublime, ailé, qui vous emporte… que sais-je encore ! La vérité est que la vocation est un autre nom pour le principe du moindre effort qui régit de l’univers entier jusqu’aux plantes, jusqu’aux minéraux. La vocation consiste à faire ce qui vous donne le moins de mal, qui vous est le moins désagréable. Toutefois l’on peut admettre qu’elle se confond, dans certains cas, avec l’instinct du jeu, c’est-à-dire la recherche d’un plaisir qu’on se donne gratuitement. Un philosophe distingué, au début du siècle dernier, était conducteur d’omnibus pour gagner sa vie, et faisait de la philosophie pour se reposer. Mais ce sont là des exceptions. Le principe du moindre effort, la recherche de ce qui vous est le plus facile, suffit. Pamphile préfère écrire à tricoter des bas, ou à l’administration des contributions indirectes : il n’y a pas autre chose à lui demander.
— Mais croyez-vous qu’il réussira ?
— Je ne dis pas cela. Cette profession d’écrivain est l’une de celles — il y en a d’autres, quand ce ne serait que le commerce et l’industrie — où nul avancement ne se peut prévoir à l’ancienneté, où il n’y a pas de retraite. Tant pis pour lui s’il échoue. Il doit le prévoir et s’y résigner.
« Et il peut rester en route parce qu’il sera trop personnel, ou bien au contraire trop banal. S’il est trop personnel, qu’il se contente de l’estime d’un petit nombre. Il la trouvera toujours. Cela ne fera pas bouillir sa marmite, mais ceci est une autre affaire. S’il est seulement « ordinaire », son sort ne sera pas trop misérable dans la société contemporaine. Le journalisme, et même la littérature courante, exigent un personnel de plus en plus considérable. Il a des chances de se faire une petite carrière, un petit nom.
— Mais que doit-il écrire, pour commencer, comment publier ?
— Ah ! ça, par exemple, je n’en sais rien. C’est un des mystères les plus insondables de la profession et le secret est pratiquement incommunicable… Du reste, envoyez-moi le candidat… »