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L'Écrivain

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CHAPITRE X
POLÉMIQUES LITTÉRAIRES CONTEMPORAINES

Continuant de s’entraîner méthodiquement à la carrière, Pamphile lit les jeunes revues et les feuilles littéraires. Au bout de quelque temps, il me dit :

« Il paraît que Sidoine n’a aucun talent, et qu’Ariste a de mauvaises mœurs… Mais pour Polydore, Théodote et Micromégas, ce sont de purs génies.

— D’où tenez-vous cela ?

— De la Foudre, journal jadis exclusivement politique, mais devenu, à ce qu’on affirme, le principal organe littéraire contemporain… Ah ! ce qu’il en raconte, sur Sidoine et Ariste, ce qu’il en raconte…

— Pamphile, répondis-je, ne prenez pas ces belles choses trop à la lettre. Vous n’avez pas lu les journaux qui se publiaient entre 1890 et 1900, et pendant l’affaire Dreyfus. Je parle des journaux politiques, non littéraires. C’était alors l’époque, en politique, de l’invective à jet continu. Quatre ou cinq journaux s’en étaient fait une spécialité, et chacun avait son artiste ès injures et diffamations. Au-dessous de cette vedette il y avait des sous-vedettes : leur travail était moins accompli, mais l’expression, plus maladroite, était encore plus raide. On cultivait le genre, on s’ingéniait chaque jour à le perfectionner.

— On dirait qu’il en devient ainsi en littérature…

— Laissez-moi continuer… Il y eut des inventions géniales. Je me souviens d’un pauvre diable de député, qui eut le malheur de passer ministre, étant parfaitement inconnu. On ne savait naturellement rien de lui : c’était un honnête homme. Son adresse n’était même pas dans le Bottin. Le rédacteur d’un de ces journaux dont je viens de parler s’écria : « Il couche sous les ponts, alors !… » Cela suffit. Durant tout son ministère, on put lire : « X…, qui couche sous les ponts ». Rencontrez-vous dans les feuilles politiques actuelles quoi que ce soit qui rappelle le ton de ces anciennes polémiques ?

— Non, je vous dis que c’est en littérature…

— Attendez, Pamphile, j’y arriverai… Dans les controverses politiques on est aujourd’hui bénin, bénin. Tout, jusqu’à « je vous hais », se dit presque poliment. Et même on ne dit plus rien du tout. Les journaux sont comme les belles femmes qui croient n’avoir pas besoin d’ouvrir la bouche pour plaire. La consigne est de ronfler.

— Il est vrai. Mais je croyais que ç’avait toujours été comme ça…

— C’est que vous êtes jeune. Dans ces mêmes journaux la critique littéraire tenait jadis très peu de place. On s’y souciait de la littérature autant qu’une morue de la précession des équinoxes. Et quand par hasard ces feuilles parlaient d’un écrivain, c’était presque toujours en termes abrégés, ou bien dans des notes de publicité payée, dithyrambiques.

« Aujourd’hui, changement à vue. Non seulement il se publie deux ou trois journaux hebdomadaires uniquement consacrés à la littérature, aux beaux-arts, à la musique ; mais des journaux quotidiens, assez plats quand ils traitent de politique, se sont appliqués à recruter la clientèle qui leur manquait un peu en ménageant une place de choix aux questions littéraires, et surtout aux polémiques littéraires, conduites avec la même âpreté, la même fureur, la même iniquité que jadis les polémiques politiques.

« Il y a plusieurs républiques des Camarades dans la république des Lettres, et qui se traitent, réciproquement, en ennemis : « Ah ! tu ne trouves pas de mérite au bouquin d’Un Tel qui est de ma coterie ! Attends un peu, tu vas voir. Ton père a été au bagne ! Ta mère à Saint-Lazare… Et où étais-tu, pendant la guerre ? »

« Où étais-tu pendant la guerre ? » Pamphile, c’est exactement ce qu’on demandait, après 1870, aux candidats à un siège parlementaire. Ce sont maintenant Vadius et Trissotin qui se posent réciproquement cette question.

— Vous n’exagérez qu’à peine.

— Voyez-vous, Pamphile, on a transféré la polémique de la politique à la littérature. On est, en littérature, de droite ou de gauche. On vitupère « l’infâme XIXe siècle » ou bien on crie : « Halte-là ! Le romantisme est un bloc, il est défendu d’y toucher ! » On fait un volume énorme, au lieu d’écrire des volumes, parce que le poète Barbachon des Barbachettes, ce génie, n’a pas été compris dans la dernière promotion de la Légion d’honneur. Et toujours, par derrière, ce motif plus ou moins avoué ou dissimulé : « Durand n’est pas de la bande à Dupont, dont je suis ; Durand n’a aucun talent ! » Exactement comme jadis en politique.

— Mais d’où cela vient-il ?

— Cela vient justement de ce que les grands journaux ne parlent plus politique. Alors les polémiques se sont déplacées, déportées vers la littérature. Un journal où l’on ne prend pas parti, un journal où il n’est plus question que de la dernière étoile à qui l’on a volé son dernier collier de perles, ou de la dernière femme coupée en morceaux, devient un journal ennuyeux. Car il faut bien que les journalistes — c’est leur métier — diffèrent entre eux sur quelque chose. Sinon, pourquoi lire l’un plutôt que l’autre ? On n’en lirait plus aucun si les polémiques littéraires ne bouchaient le trou…

— Cela va-t-il durer longtemps ainsi ?

— Cela durera tant que durera chez nous cette atonie de la politique intérieure, légitimée du reste par les soucis de la politique extérieure, qui continue d’exiger l’union sacrée. Si jamais l’Allemagne paie, la vie politique reprendra.

— Et alors ?

— Alors il y aura beaucoup moins de polémiques littéraires. Et ce sera du reste tant pis pour les écrivains. Car il en est des hommes de lettres comme des politiciens : il est de leur intérêt qu’on parle d’eux, même en mal. »

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