L'Écrivain
CHAPITRE XII
ESPOIRS ET REGRETS
Pamphile m’apporte le dernier roman qu’a couronné l’Académie Goncourt. Cela fait trois tomes, assez massifs.
« Avez-vous lu ?… demande-t-il.
— Non, dis-je, pas encore. Mais c’est évidemment un ouvrage considérable. »
Il se met à rire, pensant que je plaisante. Je me montre légèrement offensé : la plaisanterie serait facile. Je lui affirme que je parle sérieusement.
« Eh quoi ! fait-il, prendriez-vous l’habitude de juger de l’importance et de la valeur d’un ouvrage au poids ?
— Cela n’entre nullement dans mes intentions. Mais je m’assure qu’il n’est pas indifférent, sinon du point de vue purement littéraire, du moins de celui de l’évolution littéraire, qu’un ouvrage de fiction ait trois volumes, ou qu’il n’en ait qu’un.
— Ceci est encore un de vos paradoxes !
— Non pas. Observez, Pamphile, qu’aux débuts du romantisme, et même à sa plus glorieuse époque — ce romantisme dont il est de mode aujourd’hui de médire, mais qui n’en a pas moins fécondé notre littérature et laissé des chefs-d’œuvre impérissables — observez qu’alors les romans n’en finissaient pas. Les Misérables sont longs comme les Védas. Les Mystères de Paris s’étendent sur je ne sais combien de tomes ; il en a fallu deux à Balzac pour nous conter les aventures de Vautrin ; et, comme elles sont mêlées à celles du beau Lucien de Rubempré, qui commencent dans Illusions perdues, cela en fait cinq au moins qu’il faut avoir lus pour être au courant de toute l’histoire.
« Tandis que les romans de Voltaire sont de courtes nouvelles, pareillement Manon Lescaut et Paul et Virginie.
— C’est un hasard. Cela s’est trouvé comme ça.
— Croyez-vous ?… Après la grande floraison romantique, les romans de Zola n’ont qu’un volume, mais copieux. Insensiblement, ensuite, on dirait que l’imagination des auteurs se condense — je n’entends pas dire du tout qu’elle se rétrécit ! On est descendu à deux cents pages, même à cent cinquante. Cela n’empêche pas de faire des choses très bien ; témoin l’Adolphe de Benjamin Constant, à l’aurore du XIXe siècle, avant le romantisme ; et Maria Chapdelaine, aimable et pieuse oaristys canadienne, qui n’est en somme qu’une nouvelle.
« Mais voici que déjà, une douzaine d’années avant la guerre, est apparu le Jean-Christophe de Romain Rolland. En combien de volumes ? Je ne m’en souviens plus ; je sais seulement qu’il y en avait beaucoup. Et, depuis la guerre, cela devient une habitude. Il a fallu des volumes et des volumes à Marcel Proust pour écrire un roman inachevé, et qui, de la manière qu’il l’avait conçu, ne pouvait pas finir.
« Les Thibault, de M. Roger Martin du Gard, en ont déjà trois, et il paraît qu’il y en aura bien encore le double ou le triple.
— Eh bien ?
— Eh bien, j’ai l’impression que c’est là un phénomène qui mérite qu’on y réfléchisse. J’y ai trouvé une explication. Je vous la donne pour ce qu’elle vaut. La voici :
« Il y a des époques où les écrivains, les romanciers, les poètes, découvrent un nouvel aspect de l’univers, ou de la société, ou même de la sensibilité individuelle. En même temps l’ancien aspect de la société en voie d’évolution est devenu ignoré des générations nouvelles. C’est ce qui s’est passé au moment du romantisme et de Balzac. La Révolution avait fait surgir un autre monde. Ce n’étaient plus les classes aristocratiques qui régnaient. Suivant un mot prophétique, le « tiers » était devenu tout. Il était privilégié à son tour. Immense matière à découvertes, à observations, à peintures. Et d’autre part les années de crise qui avaient amené ce bouleversement radical, celles de la Révolution et de l’Empire, les relations sociales telles qu’elles existaient avant ce bouleversement, présentaient déjà quelque chose de légendaire et d’incompréhensible.
« Ainsi, Pamphile, ainsi nous commençons à estimer légendaire et incompréhensible la vie sociale et individuelle d’avant-guerre, et la guerre même !
— Cela est vrai. Moi qui n’avais pas vingt ans le jour de l’Armistice, je n’arrive pas du tout à me figurer ce qui pouvait exister avant. Il me semble que c’était quelque chose de tout différent, mais je ne distingue pas bien en quoi.
— … Alors qu’au contraire la France avait très peu changé de 1830 jusqu’à 1914. C’étaient les mêmes classes, ou peu s’en faut, qui détenaient le pouvoir politique, les mêmes classes qui possédaient la richesse ; les mêmes chemins de fer et les mêmes télégraphes qui servaient au transport des hommes et de la pensée humaine. L’évolution a commencé une dizaine d’années avant la guerre, par les automobiles, la télégraphie sans fil, le cinéma, la concentration des fortunes, le développement de la grande industrie — mais la guerre paraît l’avoir incroyablement précipitée. Il ne faut pas s’en étonner, du reste : une grande guerre est presque toujours un agent énergique de transformation sociale.
— Mais qu’en concluez-vous donc sur le sujet qui nous intéresse ? Vous semblez vous en écarter ?
— J’y suis demeuré attaché, je vous le jure. Car il est clair que pour révéler au lecteur, pour analyser devant lui, de telle façon qu’il voie et qu’il comprenne, cet état nouveau d’une société, d’un monde, d’une sensibilité même individuelle, il faut tout dire ! Allons chercher, si vous me le permettez, une comparaison. Dans le courant de la conversation, Pamphile, voici qu’il m’arrive de vous parler du boulevard des Italiens. Je n’ai pas besoin de vous le décrire : vous le connaissez. Une seule phrase suffira : « Hier, je passais sur le boulevard des Italiens. » Vous savez comment il est fait, l’aspect de la foule, des magasins, l’illumination violente, le soir, de ses réclames lumineuses.
« Mais si je dois vous dire : « Un jour que j’étais dans la lune !… », vous ne connaissez pas la lune, Pamphile. Il faudra que j’en décrive tout pour que vous compreniez comment j’y suis arrivé, ce qu’on y voit, quelles sortes d’êtres y vivent, de quelle manière ils naissent, meurent, se reproduisent, l’aspect de leurs habitations, s’ils en possèdent, comment ils réagissent sur moi, et moi sur eux. Tout devient neuf, tout est inédit. Si j’omets un seul détail, vous serez perdu. Cela ne se peut faire en trois mots, ni même en cinquante mille. Il en faut dix fois, vingt fois plus.
— Et c’est ce qui aurait lieu en ce moment ?
— Peut-être. En tout cas, je l’espère. On reproche à ces nouveaux venus dans la littérature de ne pas savoir choisir. Et si l’art est de choisir, en effet ils manquent d’art. Mais enfin ce n’est pas la même chose d’herboriser dans un vieux pays, ou sur une terre jusqu’à ce jour inexplorée. Du vieux pays, on ne veut rapporter dans sa boîte que des plantes rares, non encore classées, on néglige les autres. De la région inexplorée, tout est inconnu : il ne s’agit plus alors d’un choix, mais d’un inventaire.
— Vous me faites, à moi et à ceux de ma génération, la partie belle !
— Mais non pas à moi, hélas, pauvre écrivain vieillissant, qui travaille avec un outil désuet, et dont les yeux, obscurcis par ce qui était, ont peine à voir ce qui est ! Mais je me console, parce qu’il n’est rien de plus beau, Pamphile, de plus attachant que les voyages de découvertes, même quand on est trop fatigué pour monter sur le navire ! D’ailleurs il peut rester, jusqu’à la fin de l’existence, une joie, la plus magnifique après celle de la création originale, celle de comprendre.
« Et parfois, alors, parfois, j’en arrive à songer qu’il y a quelque chose de salutaire jusque dans l’injustice — et je m’en rapporte au temps pour remettre les choses, les gens, les œuvres à leur place. Je me dis par exemple que, si certains jeunes gens calomnient la grande époque du romantisme, dont nous sortons, dont nous sommes nourris, ce n’est pas seulement par passion politique. Il y a de ça ! Mais il y a aussi la réaction sans doute nécessaire d’une sensibilité qui a changé, et qui veut autre chose que ce qui nous agréait. Plus tard, il n’y aura pas pour cela un chef-d’œuvre de moins, ni du père Hugo, ni de Flaubert, ni des autres. Mais je veux me persuader qu’il y en aura quelques-uns de plus, et différents. »