L'Écrivain
CHAPITRE V
PREMIERS ESSAIS, PREMIERS ÉCHECS
Un événement qu’on peut qualifier d’entièrement inattendu précipita en quelque mesure les premiers essais de Pamphile. Je reçus de sa mère une lettre attendrissante. Pamphile a vingt-trois ans. Ce n’est pas, d’ordinaire, l’âge de la grande passion, mais c’est celui des sottises que l’on prend au sérieux : Pamphile avait « une liaison ». Sa mère a le bonheur d’être née dans une province, et un milieu, qui retardent sur Paris de deux décades au moins. Il y a vingt ans, aux jours de sa jeunesse, les mœurs et le style des femmes y étaient restés tels que sous le second Empire. C’est donc en phrases touchantes, qui rappelaient à la fois celles de M. Octave Feuillet et du journal de Marguerite avant sa première communion, que mon amie m’avertissait, me demandant conseil, de ce fâcheux événement : « Qu’il est facile de succomber, disait-elle plaintivement (mais non pas, je vous prie de l’observer, sans une apparence de saine psychologie et même de simple sens commun), quand la nature commence à parler ! »
Je courus chez elle, non seulement pour lui apporter les consolations d’usage, mais lui jurer, d’un cœur sincère, qu’elle ne se devait pas frapper.
« Croyez-vous ? demanda-t-elle.
— J’en suis sûr !
— Hélas, c’est une femme si dangereuse !… D’ailleurs, toutes les femmes sont dangereuses ! »
… Si vous voulez entendre dire du mal des femmes, beaucoup plus, avec exemples et preuves à l’appui, que vous n’en pourriez entendre de la bouche de l’homme le plus misogyne, il n’y a qu’à écouter une mère de famille ! Mais je refusai d’entendre, plus longtemps que les devoirs d’une élémentaire courtoisie ne l’exigeaient, ces tristes généralités.
« Ne vous inquiétez pas, interrompis-je, ça passera.
— Hélas, comment ?
— Comme cela passe toujours à l’âge de Pamphile et avec ses goûts : en littérature ! »
Quelques semaines plus tard, ma prophétie se réalisait. Pamphile était dans le désespoir. Il me montra des vers. Je m’y attendais. Le commencement n’était pas mal :
Malheureusement, cela devenait tout de suite après n’importe quoi, cela ressemblait, en très médiocre, à du Verlaine qui aurait, anachroniquement, subi l’influence de Guillaume Apollinaire. Je le lui dis : il ne s’en offensa point. Lui-même sentait « qu’il manquait quelque chose », sans qu’il pût bien définir quelle chose. Du reste, il était guéri, se préoccupant beaucoup plus du mérite de son poème que de l’infidèle. Je ne m’en étonnai point, je l’avais prévu.
« Je crois, me confia-t-il avec candeur, que je ne suis pas encore mûr pour la poésie. »
Je souris : la poésie est un don du ciel ; on le reçoit en naissant. Et il est infiniment moins rare d’écrire à vingt ans un glorieux et douloureux poème d’amour, inoubliable, éternel, qu’un bon roman. Mais justement il poursuivit :
« Ce que je vois, c’est un roman… Un roman immense !
— Allez-y, Pamphile, allez-y !… En cet instant la mode est aux autobiographies. Cela n’est pas tout à fait de mon goût, me paraissant prouver une espèce de resserrement, de dessèchement, même, de la faculté d’invention chez nos jeunes confrères. Un roman autobiographique, ce n’est guère que du lyrisme psychologique en prose : un genre bâtard. Toutefois on nous en a donné de fort bons ; il ne faut décourager personne. »
Pamphile fit serment que ce ne serait pas une autobiographie ; qu’autour de son personnel désastre sentimental on allait voir toute la France contemporaine, et des scènes, entièrement inédites, de la vie provinciale.
« Vous connaissez la province ?
— J’y vais tous les ans, deux mois…
— Et quel genre de personnes y voyez-vous ? »
… Je compris, à son explication, que c’étaient d’autres Parisiens en villégiature, le chef de gare, le jardinier et un ou deux hobereaux.
« Faites, Pamphile, faites ! Et ne manquez pas de me tenir au courant des progrès de votre ouvrage. »
Sans doute il y rencontra quelques difficultés. Il fut assez longtemps sans faire d’allusion à ce beau projet. Enfin il m’apporta une centaine de pages de son manuscrit. J’y découvris des maladresses qui ne me choquèrent point : il me souvenait des miennes à l’aurore de ma carrière ; et, dans le détail, certaines petites choses que j’aurais donné un de mes doigts pour avoir inventé : les délicieuses, les impayables trouvailles de l’ingénuité, de la jeunesse. Et puis cela se gâtait. Surtout, encore une fois, ce n’était pas de lui : quelquefois on aurait dit du Barrès, d’autres fois du Paul Morand, plus souvent du Bourget ; et quant à ce qui était de lui, dans le sujet et la construction du sujet, cela ne valait pas le diable. Enfin, pour faire courte l’histoire d’une assez longue et ennuyeuse erreur, ce début était raté. Je le lui dis.
« Je le craignais, avoua-t-il avec candeur. Mais d’où cela vient-il ? Tout cela me paraissait si facile et si beau, quand j’y rêvais !
— Je ne veux pas vous désespérer. La vérité est qu’après lecture de ce premier essai, je ne vois encore absolument pas de quoi vous serez capable, et s’il y a en vous l’étoffe d’un écrivain original. Mais si, à votre âge, vous aviez produit un chef-d’œuvre, c’est que vous auriez du génie — un génie précoce et monstrueux ! Il est extrêmement rare qu’un très jeune homme sache dire, du premier coup, des choses que les autres n’ont pas dites ; dégager, manifester sa propre personnalité. D’abord, vous n’en avez peut-être pas.
— Vous êtes dur !
— Ne vous épouvantez pas. Ce n’est qu’une première hypothèse, et il en est d’autres, plus rassurantes. Toutefois, il convient d’envisager celle-ci. Il apparaît, à chaque génération, une infinité de jeunes gens que l’œuvre de leurs prédécesseurs, de leurs contemporains mêmes, émeut violemment. Ils s’y reconnaissent, ou croient s’y reconnaître. Ils se disent : « Et moi aussi, j’ai quelque chose à dire ! » Ils se trompent : leur sensibilité est sincère, mais elle n’est pas créatrice. Et, bien que sincère, elle n’exprime que de l’imitation.
— Prétendez-vous que moi…
— Attendez !… Voici la seconde hypothèse :
« La sensibilité du débutant est de qualité nouvelle. Il a réellement quelque chose à dire. Mais justement parce qu’il est enthousiaste, sensible, généreux, la forme inventée par ses prédécesseurs non seulement l’émeut profondément, mais lui paraît inconsciemment la sienne… Il lui faudra des années pour s’apercevoir qu’on lui demande de parler avec sa voix, non pas avec celle des autres… Et pourtant j’aime encore mieux celui-là que tel nouveau venu, qui s’ingénie trop tôt, par réaction, à se donner une fausse originalité, en torturant les mots ou les images, n’importe comment, « pourvu que ça n’ait pas encore été fait ».
« Enfin, il y a une troisième catégorie, Pamphile, et je me plais à croire que c’est à elle que vous appartenez. Le néophyte possède vraiment une sensibilité originale, il a une vision personnelle des choses, et même une façon de la rendre qui n’est pas empruntée… Seulement cette sensibilité est encore vide de contenu : il n’a pas assez vécu ; sa voix est bonne, mais il n’a pas d’air à chanter.
— Alors, selon vous, il faudrait attendre la maturité, sinon la vieillesse, pour produire une œuvre qui en vaille la peine ? Cela serait désespérant si ce n’était évidemment faux. Car l’histoire de la littérature nous offre cent preuves du contraire.
— Et mille de ce que j’affirme ! Encore cette histoire ne tient-elle pas compte des ratages… Mais, Pamphile, savez-vous de quelle manière un industriel ingénieux est parvenu à « vieillir » la liqueur, prétendue monacale, qu’il fabrique ? Il la fait passer, avec une certaine rapidité, par les changements de température successifs qu’elle subirait au cours de plusieurs saisons, de plusieurs années… Ainsi également du bordeaux, « retour des Indes ». Eh bien, l’action, l’exercice d’une profession, les voyages, tout ce qui met en fréquent contact avec le plus grand nombre d’humains possible, mûrissent pareillement l’écrivain. La vie également, et les passions… Tels sont les moyens qui s’offrent à vous de hâter le moment de la maturité. »