La nouvelle Cythère
X
Les mœurs religieuses. — La longue-veille du 31 décembre. — On demande un effet de neige. — Organisation du culte protestant. — Le jour du Seigneur. — Le culte de famille. — Pasteur et Tuhua. — En tournée.
Les mœurs religieuses ont leur intérêt pour moi, bien que je ne sois philosophe ni par métier ni par vocation. Si peu profondes que puissent être les impressions reçues, il n’est pas indifférent de saisir les manifestations cultuelles chez un peuple comme celui-ci. La longue-veille du trente et un décembre m’en fournit une occasion que je ne veux pas laisser échapper.
Depuis dix heures du soir, des groupes nombreux se dirigent du même côté. Les hommes et les femmes sont en habits de fête, les hommes en redingote, les femmes en long peignoir aux nuances variées, la plupart couronnés de feuillage et de fleurs aux odeurs pénétrantes. Quelques hommes, au lieu de la redingote, arborent par-dessus leur pareu une chemise qui flotte au vent comme une bannière toute blanche. Le parfum détestable du monoï imprègne l’atmosphère d’une senteur forte.
Le ciel est pur et rien dans cette nuit de décembre ne rappelle à l’Européen égaré en ces climats que l’année touche à sa fin. Qu’est-ce qu’une longue-veille sans le moindre effet de neige, sans une forte et saine gelée ?
Tous ces groupes, rieurs, allègres même, vont au temple. Au milieu des têtes folles des jeunes filles aux chapeaux enrubannés et fleuris quelques têtes rasées de vieillards ont comme un air de famille avec le type des vieux Cévennols. Le calvinisme a modelé ou sculpté plutôt ces visages d’hommes réfléchis et méditatifs sur le modèle des huguenots du seizième et du dix-septième siècle.
La foule se masse aux abords de l’édifice rempli longtemps avant l’heure. A l’intérieur, cinq cents personnes se pressent à s’étouffer. Le coup d’œil est magnifique sous l’éclat des lampes munies de puissants réflecteurs. L’enclos du temple est plein de groupes assis sur l’herbe, animés, bruyants, enveloppés dans la fumée légère des cigarettes de pandanus que les femmes ont aux lèvres et qu’elles se passent de l’une à l’autre. Un peu de tabac du pays que l’on grille à la flamme d’une allumette et que l’on roule ensuite dans une feuille de pandanus : voilà la cigarette tahitienne qui n’est pas sans saveur. Les vahiné excellent à renvoyer la fumée par le nez comme de parfaits troupiers.
Le temple est vaste, simple et nu comme le veut la religion protestante, et parfaitement éclairé. Le pasteur français, M. Vernier, prêche en tahitien. Sa voix n’est point forte mais elle porte bien à en juger par l’attention des assistants du dedans et même de ceux du dehors qui ont trouvé place sur les marches de l’escalier ou dans les embrasures des fenêtres.
L’auditoire chante fréquemment. Les himéné alternent, chacun ayant son répertoire. J’apprends que lorsqu’il s’agit d’étudier un cantique nouveau, trois ou quatre des chanteurs viennent chez le pasteur qui leur joue la mélodie. Après plusieurs auditions ils emportent le chant dans leur oreille et réunissent l’himéné. Chacun apprend sa partie, ajoute des variantes au motif principal, allonge ou abrège les finales. Quand le chant a subi cette transformation qui l’accommode aux gosiers et aux habitudes musicales des Tahitiens, il est à peu près méconnaissable. Avec un peu d’attention cependant on peut retrouver ou deviner le dessin de la mélodie. Je suppose que les orchestres de tsiganes qui exécutent des partitions sans avoir jamais déchiffré une portée ne doivent pas procéder différemment.
La longue-veille a pour objet d’achever par une prière d’actions de grâces l’année qui s’en va et d’inaugurer l’année qui vient par une invocation à Dieu. Après les chants, les exhortations. Le Tahitien est orateur, je l’ai déjà dit. Quelquefois, deux ou trois se lèvent en même temps et c’est à qui émettra le premier son. Les retardataires se rasseyent en silence, prêts à saisir l’instant où la parole va tomber, le discours finissant. Pour les profanes, cet assaut d’éloquence religieuse paraît un peu abusif.
Cela dure jusqu’à minuit. Autrefois, au moment où les douze coups résonnaient dans le recueillement de la réunion solennelle, le pasteur éteignait une bougie. Cet usage s’est perdu, on ne sait pourquoi. La longue-veille terminée, sortie générale. Les « Ia ora na » se croisent. Des cigarettes à toutes les lèvres. Quelques-uns sont venus comme à la fête ; d’autres avec des pensées plus sérieuses, à en juger par leur attitude.
Les tahitiens aiment les réunions religieuses. Ils les aiment fréquentes et longues, et c’est une chose contre laquelle on a souvent tenté de réagir mais sans grand succès. En forçant la note, un résident de Moorea avait supputé que dans l’année un indigène assistait bien à deux cent soixante assemblées consacrées soit au service divin, soit à la prière, soit au chant. Les missionnaires ont été les premiers à reconnaître qu’il y avait excès, mais comment obtenir des fidèles qu’ils renoncent à une habitude qui tient au tempérament même de la race ? Sans compter que les réunions religieuses, que les himéné, quand ils ont lieu à une certaine heure, deviennent aisément l’occasion de rencontres d’un caractère plus profane. On a beaucoup exagéré en ce sens. Cependant il n’y a rien d’extraordinaire, pour qui connaît les Tahitiens, à ce que les assemblées nocturnes, sans dégénérer, donnent lieu, quand elles sont terminées, à certains incidents. Ne sommes-nous pas au pays de l’amour libre ?
Les missionnaires savent-ils bien à quoi s’en tenir sur ce peuple intéressant ? Avant que les Iles de la Société fussent placées sous le protectorat de la France elles étaient gouvernées, si ce n’est par les missionnaires, du moins par leurs conseils. A Raiatea, à cette heure encore, les lois en vigueur se ressentent de leur inspiration et, toutes proportions gardées de race et de milieu, rappellent les lois que les juifs reçurent de Moïse. Elles ont pour sanction l’amende et la prison, plus souvent l’amende que la prison, prévoient des délits de morale intérieure, presque des délits religieux, et proscrivent rigoureusement la vente de l’eau-de-vie aux indigènes.
A Tahiti, on vit sous le régime du Code civil, et les églises protestantes ont été pourvues d’une organisation dont le premier avantage est de marquer le point précis où s’arrête l’action de la discipline ecclésiastique. Cette organisation répond à une nécessité démontrée. Elle est intervenue pour consacrer mais aussi pour limiter une organisation officieuse, une sorte de gouvernement des âmes qui pouvait ressembler par certains côtés à un gouvernement des corps, et elle a eu pour effet de réduire à de justes proportions l’administration spirituelle.
Ce que pouvait être auparavant l’action des corps ecclésiastiques dans un pays où la religion est considérée comme un frein aux mauvaises mœurs, on s’en doute quand on voit le conseil de paroisse prononcer les peines suivantes : la réprimande en présence du conseil ou en présence de l’Église, l’interdiction de la cène pour un temps variant de trois à six mois, la perte des droits de membre de l’Église et leur restitution dans certaines conditions déterminées. Cela se passe dans les districts où l’Église fait corps pour ainsi dire avec le district lui-même, et suppose des plaintes, des enquêtes, une juridiction, sans parler d’une police. Il était de toute nécessité pour le Gouvernement de mettre la main sur cette organisation, non point en vue d’une répression, d’une action quelconque à exercer sur le culte lui-même, mais afin de se renseigner et de tempérer les conséquences de cette théocratie, s’il y avait lieu de le faire.
L’autre dimanche, je me trouvais dans le district de Mataiéa. Dès sept heures, la cloche se fit entendre et les fidèles prirent le chemin du temple. Quelques-uns venaient de fort loin ; presque tous, hommes et femmes, portaient sous le bras la Bible traduite en tahitien. Le volume sacré était enveloppé dans une gaîne d’étoffe. Ce premier service est présidé par un diacre, un homme très pieux et très considéré qui fait part à ses frères de ses réflexions sur les obscurités du texte qu’il a choisi dans la semaine, tout en allant au feï. Peu d’assistants à cette heure matinale. A dix heures, le second service. Cette fois, la chaire est occupée par le pasteur français, M. de Pomaret, et, autant que j’en puis juger, la liturgie est analogue à celle des églises protestantes en France. L’auditoire, en vêtements du dimanche, est relativement recueilli mais non pas tout à fait silencieux. A terre, groupés et accroupis à leur fantaisie, les enfants dont les mines éveillées et les chuchotements sont une cause de distraction ou de divertissement pour l’étranger.
A l’issue du second service, école du dimanche, sunday school, à l’usage précisément des petits. Récits évangéliques, chants et commentaires sur la leçon du jour.
A deux heures, quatrième service, également présidé par un diacre, et quelquefois le soir, cinquième service. On le voit, toute la journée est prise. Les fidèles qui viennent de loin ne quittent pas les abords du temple. Ils se reposent, couchés sur l’herbe, en attendant les réunions successives.
Tous les Tahitiens ne sont pas animés du même zèle religieux ; tous n’ont pas la qualité de « membre de l’Église », ne sont pas « étarétia » et n’assistent pas avec la même régularité à tous les services du dimanche, non plus qu’aux cultes du mercredi et du vendredi. La suppression de ceux-ci est d’ailleurs demandée par les colons et souhaitée par l’administration, le travail de la semaine pouvant souffrir de la multiplicité des réunions de ce genre.
Mais tous célèbrent, le soir, le culte de famille. Le jour est tombé et, sans transition, dans ce pays privé de crépuscule, la nuit est venue. Le tané, le mari, le père, tire la vieille Bible de son fourreau, et lit, au milieu d’un profond silence, un chapitre qu’il explique ensuite à sa manière à la vahiné et aux enfants accroupis ou couchés autour de lui. Il termine par une prière où il remercie Dieu pour tous ses bienfaits, et où il lui demande de veiller sur son repos et sur celui des siens.
Cette habitude de la prière en famille est fortement enracinée. On m’assure qu’elle est conservée même dans les cases où les jolies filles accueillent la nuit les officiers de la flotte. L’hôte d’un soir assiste et prend part malgré lui à cette manifestation intime des sentiments religieux, un peu étonné de ce mélange du sacré et du profane où s’affirment les contradictions du tempérament tahitien, cette sorte d’innocence dans le vice, de candeur dans la dégradation, que Loti a bien rendues. La dernière lettre de Rarahu se termine par ces mots : « Je te salue par le vrai Dieu. »
Je crains de m’être attardé plus qu’il ne convenait à cette description des mœurs et des coutumes religieuses. Je passe vivement sur un service auquel j’ai assisté et où j’ai vu baptiser cinq ou six petits enfants de toutes les teintes depuis le blanc mat jusqu’au brun le plus foncé. Deux ou trois étaient des enfants de l’amour, de pauvres et charmantes créatures confiées par d’insouciantes vahiné à leurs fétii ou parents, adoptées dès leur premier vagissement, et que le père nourricier présentait au baptême.
La question se pose toujours de savoir à quelle profondeur pénètre le christianisme dans ces natures si différentes des nôtres, si mobiles et par certains côtés si fermées. N’en serait-il pas de la religion que les missionnaires ont apportée ici comme de ces plantes que l’on tente d’acclimater dans des pays pour lesquels elles ne sont pas nées ? Elles n’y vivent et n’y prospèrent qu’en apparence et leurs racines n’y sont jamais bien fortes. Alors même qu’elles semblent se développer, elles sont entourées et combattues, opprimées, étouffées par les plantes aborigènes. A côté du pasteur, des diacres, des paroisses, il y a dans la plupart des districts un tuhua, un prêtre, un sorcier, qui va au temple peut-être, mais connaît les anciennes légendes et les anciens mystères, comme il y a près du médecin de la faculté de Paris un taoté, un guérisseur tahitien qui connaît la vertu des simples et sauve ou tue ses malades tout comme un autre, sans le moindre diplôme.
Je me défends de la prétention de résoudre le problème et je poursuis ma course autour de l’île.
Le gouverneur vient de faire sa tournée annuelle dans les districts. Il m’a demandé de l’accompagner et je n’ai pas résisté à la tentation d’une promenade qui devait me permettre de voir de plus près, en dépit des manifestations officielles, la vie de Tahiti.
La route de ceinture n’est pas encore parfaitement praticable. Nous sommes partis en voiture, mais, à plusieurs reprises, il nous a fallu laisser nos équipages plus ou moins rustiques et monter à cheval. J’ai même fait une partie du chemin en baleinière. J’ai vu ainsi le paysage sous ses diverses perspectives et je me suis confirmé dans l’idée que la Suisse et l’Auvergne, voire le Limousin, n’ont rien à envier à Tahiti au point de vue des beautés de la nature. Ce qui manque surtout ici, c’est l’imprévu. Toutes les montagnes, toutes les vallées et tous les districts se ressemblent. La couleur du spectacle est sa seule originalité. Les bleus intenses, les gris tendres et changeants du ciel et de la mer, mettent une clarté particulière sur ces aspects trop peu variés.
Un mutoï à cheval, porteur d’un drapeau tricolore, nous précède. Dès qu’il est signalé dans le district, des roulements de tambour avertissent le chef, tavana, les conseillers de district, topae, et les notables, hui-raatiraa, que le gouverneur, le Tavana rahi, le Grand Chef, approche.
Nous arrivons devant la chefferie. L’himéné fait la haie. Le tavana et les topae se tiennent sur le seuil. L’orateur du district s’avance et harangue le gouverneur. Il lui souhaite la bienvenue et lui montre, au pied d’un cocotier, les présents qui lui sont destinés, des cochons, des volailles, des noix de coco, des régimes de feï, des patates, etc. Il termine en proférant trois hourrahs auxquels s’associe toute l’assistance, et l’himéné se fait entendre. Quand le chœur s’est tû, le gouverneur, qui s’est fait traduire le discours de l’orateur, répond par de bonnes paroles, et suit un déluge de « Mauruuru vau ! (Je suis content !) » à n’en plus finir.
Les présentations faites, visite de l’école, du temple et de la farehau ou maison commune. Devant le cortège marchent les tambours, d’énormes caisses peintes en rouge et en bleu qui ont dû servir dans les gardes-françaises et dont le son un peu sourd rappelle les échos des fêtes foraines. Tandis que le gouverneur confère avec le chef et les conseillers de district, je me promène dans le village. A chaque instant je suis salué d’un « Ia ora na » accompagné d’un coup de chapeau, ou d’un « bonjour » donné par les enfants quand le district possède une école française, chose très rare. La politesse du Tahitien est noble et naturelle tout ensemble ; elle n’a rien d’appris ni de convenu. Gestes et paroles sont simples.
Je retrouve le gouverneur à la chefferie. Le conciliabule est terminé et l’on parle de choses et d’autres en attendant le festin qui s’apprête. J’ai rapporté de cette tournée une gastralgie dont je crois souffrir encore. Le festin, le banquet tahitien, l’amuramaa est quelque chose d’énorme et de monstrueux. Les repas de noces si copieux cependant sont des jeûnes à côté des amuramaa officiels. Aux aliments indigènes s’ajoutent les provisions que le gouverneur a apportées. Chacun paie ainsi son écot en nature et c’est un défilé de mets assaisonnés de toutes les façons, rôtis, bouillis, en sauce, relevés ou fades à l’excès. Plusieurs heures durant, les poulets, les petits cochons, les huru, les taro, les feï, les patates douces, passent et repassent entremêlés d’omelettes compactes de plusieurs douzaines d’œufs, de carrys de Chevrettes, etc… Pour arroser ces viandes et ces légumes, des vins atroces, des clos-Bercy colorés à la fuchsine et à la rose trémière, des cidres bouchés et étiquetés en vins de Champagne, des cognacs d’eau-de-vie de pommes de terre. Quel estomac pourrait résister à l’assaut de ces solides et de ces liquides conjurés pour sa perte ?
Le gouverneur est à la place d’honneur. Vers le milieu du banquet, des femmes ni jeunes ni jolies passent, les bras chargés de couronnes de fleurs qu’elles posent avec un sourire sur le front de chacun des convives. Le chef de la colonie n’échappe pas au sort commun et c’est ainsi couronné qu’au dessert il se lève et porte les toasts d’usage au district et à ses autorités. De nouveau on entend les « mauruuru vau ! » Jamais peuple ne fut si facile à contenter, en apparence.
Entre temps, accroupi sur le plancher de la fare hau, l’himéné fait retentir ses accords rauques et monotones. Au premier et au deuxième plan se trouvent les femmes, immobiles, le regard perdu, chantant sans presque desserrer les dents ; au troisième plan sont les hommes, de jeunes et vigoureux gaillards dont le torse imite le mouvement du pendule, et qui poussent en mesure, des « han ! » analogues à ceux du boulanger pétrissant la pâte. Ces « han ! han ! » lancés dans une secousse font au chant un accompagnement de sourdine et l’effet produit est relativement harmonieux.
Les habitants répondent aux toasts du gouverneur. Dans un district, à propos de l’école où l’on va désormais enseigner le français, l’orometua, le pasteur, se lève et avec une sobriété de gestes qui surprend, il improvise un discours auquel nos orateurs de banquet ne trouveraient rien à redire. Il s’écrie que les hommes de sa génération ne profiteront pas de l’instruction donnée dans la nouvelle maison d’école, mais que leurs enfants y viendront apprendre le français, et il exprime avec une visible émotion la joie commune.
On se sépare là-dessus et l’on va se coucher. La case d’apparence européenne où l’hospitalité m’est donnée possède pour tous meubles une table, quatre chaises, deux lits et quelques malles. Je n’ose nommer ce qui manque et dont l’absence suffit pour transformer une nuit passée dans ces conditions en un long martyre.