La nouvelle Cythère
XII
Les Arioi. — Leur légende. — Histoire de cinq petits cochons. — Le Roi, les Gros-Ventres. — Les Arioi et les pêcheurs.
Les Arioi ont beaucoup occupé les voyageurs. Qu’était-ce au juste que cette secte mystérieuse et qu’y avait-il de vrai dans la croyance généralement répandue que les affiliés tuaient leurs enfants au berceau ? L’existence même de la secte, le caractère qu’elle prenait d’une caste investie d’honneurs et de privilèges, l’appareil religieux et militaire dont elle s’entourait, jettent un jour particulier sur les mœurs des Tahitiens et sur leur passé si obscur et si énigmatique.
On n’attend pas de moi que j’entreprenne des recherches historiques. Les manuscrits de M. Orsmond m’en dispensent d’ailleurs. Ils sont si complets, si explicites en ce qui concerne les Arioi qu’il y a bien peu de chose à dire après eux. Les coutumes et les cérémonies des initiés y sont décrites, peintes pour ainsi parler, avec un tel luxe de détails et une préoccupation si visible d’éviter toute mystification qu’on ne peut révoquer en doute la véracité du narrateur.
Voici d’abord la légende de l’origine sacrée des Arioi. C’est comme une introduction poétique à la description un peu touffue des usages de la secte. Le cochon y joue un grand rôle, comme on le verra. Arioi veut dire joueur, acteur, danseur.
L’ORIGINE DES ARIOI
Les Arioi viennent de Vaiotaha, dans l’île de Borabora. Ils descendent d’Oro, roi de l’air et du firmament, le roi à la ceinture rouge. Oro, roi du ciel, et Vaiéa qui vivait dans l’eau avaient tous les deux des ceintures rouges.
Oro habitait le firmament avec ses femmes, Teurihaoaoa et ses compagnes. La femme bien aimée d’Oro était Atea, mais un jour il lui donna un coup de pied et elle tomba à Hahaione.
Pendant quelque temps, Oro vécut sans femme. Teurihaoaoa et ses compagnes eurent pitié de lui parce qu’elles le voyaient sans femme, et elles lui dirent : « Oro, nous allons chercher une femme pour toi. »
Elles partirent aussitôt. Elles étaient vêtues de feuilles de ti (dracena) et portaient un roseau à la main, un roseau pareil à celui dont on se sert dans le jeu appelé Apere.
Elles descendirent des cieux et abordèrent à Tahiti, la première terre qui s’offrit à leur vue. Les hommes et les femmes étaient assemblés, mais à Tahiti elles ne trouvèrent pas une femme qui fût digne d’Oro.
Elles partirent pour Raiatea. Tous les hommes et toutes les femmes étaient assemblés, mais elles ne trouvèrent pas à Raiatea de femme qui fût digne d’Oro. Toutes les femmes étaient laides ; toutes avaient le visage plissé.
Elles partirent pour Borabora où elles trouvèrent une femme très belle pour Oro. Elle s’appelait Vairaumati, ce qui veut dire : « Mélange des douces liqueurs. »
Vairaumati était consacrée à Oro ; elle était apparue pendant que grondait le tonnerre.
A Tahiti, Teurihaoaoa et ses compagnes n’avaient trouvé que des femmes aux laids visages, pâles ou colorés.
A Borabora, elles trouvèrent une femme très belle, digne d’être la femme d’Oro, dieu de la guerre. Elle s’appelait Vairaumati ; elle s’abritait sous les nattes consacrées aux dieux.
Vairaumati était couchée. On l’a fait mettre debout. Elle était venue à la lueur des éclairs et l’on en avait peur. Elle était fort belle. Son visage resplendissait comme le soleil au milieu du jour et comme la mer bleue qui réfléchit les rayons du soleil.
— Que voulez-vous ? leur dit-elle. Que cherchez-vous ?
— Nous cherchons une épouse pour notre frère !
— Où donc est-il, votre frère ?
— Il est dans le firmament.
— Est-il beau ?
— Il est très beau !
— Est-ce vraiment moi que vous cherchez ?
— C’est toi et c’est pour te chercher que nous sommes venues ici ! Veux-tu être la femme de notre frère ?
— Dites-lui de venir !
Elles remontent dans les cieux pour annoncer à Oro qu’elles lui ont trouvé une femme.
Quand elles arrivent, il dort. Elles le réveillent et lui disent :
— Lève-toi ! Nous t’avons trouvé une femme !
— Où est-elle ? demande Oro.
— Là-bas, sous nos pieds ! Elle est à Vaiotaha, dans l’île de Borabora.
Oro prend son vol et s’élance dans l’espace. Il plane sur l’univers et descend vers la terre.
Il aperçoit Vairaumati défendue par l’esprit rouge, Vane tea, et par l’esprit blanc, Vane ura.
Il est émerveillé en la voyant.
Dès que Vairaumati aperçoit Oro, elle s’approche de lui, et ils vont dormir ensemble…
Pendant trois nuits Oro dort avec Vairaumati, puis il se met à songer. Il a honte parce qu’il n’a fait aucun présent à sa compagne. Elle a apporté beaucoup de choses avec elle, mais lui, Oro, n’a rien…
Oro songe. Il faut qu’il fasse à sa femme des présents équivalents à ceux qu’elle a apportés. Il songe et s’en retourne dans le firmament afin de chercher un cadeau pour sa compagne.
Il trouve ses sœurs et il leur demande où sont leurs fils ?
— Ils sont ici, répondent-elles.
— Apportez-les ! Je veux les emporter comme un présent pour mon épouse.
Les sœurs d’Oro pleurent sur leurs enfants qu’Oro appelle à lui, qu’il change en porc et en truie, et qu’il emporte pour sa femme.
Oro est revenu près de Vairaumati. Il dort avec elle et, pendant la nuit, la truie devenue pleine met bas cinq petits cochons.
La truie est conduite aussitôt chez le tahua, prêtre, qui la dédie à Oro et consacre les cinq petits cochons.
Le cinquième cochon était le Vahapu (mot dont on se sert quand le tapu ou tabu, défense de prendre, de toucher, est enlevé).
Le quatrième cochon était celui des Araroa (voyageurs) qui vont de place en place pour Oro.
Le troisième cochon était celui qui s’approche des femmes pour consommer l’adultère.
Le second cochon était celui qui fut chassé dans la mer, le marsouin.
Le premier cochon fut le cochon sacré des Arioi. On l’appelait Ia i te mah oehoe, le poisson errant dans les eaux profondes. Son maître était Oro i te tea moe, le dieu Oro aux plumes rouges. C’est du dieu aux plumes rouges que descendent les Arioi ; c’est de lui seul que descendent tous les Arioi de l’univers. Ils n’ont pas d’autre origine.
Oro veut laisser son cochon à Opoa, à Havaiï ou à Raiatea, mais il ne trouve pas un endroit pour le poser ; il est obligé de le porter dans ses bras.
Oro rencontre Mahi. Il lui dit : « Mon ami Mahi, voici une chose excellente, un cochon. Va-t-en à Tahiti, et trouve une place où nous pourrons le mettre ! »
Ici, la légende se bifurque. Oro n’y joue plus qu’un rôle secondaire : le héros est désormais Mahi, qui vient s’établir à Tahiti avec le cochon sacré.
Mahi part aussitôt. Il vient à Tahiti dont tous les habitants sont rassemblés devant le Marae. Haato était alors le premier prêtre d’Oro. Il priait devant le peuple.
Personne ne dit à Mahi de venir manger. Il a faim et doit se contenter de nono upu. Personne ne lui dit : « Viens dans ma maison ! » Il cherche un ami à Tahiti, mais il ne peut en trouver un seul. Il s’en retourne à Opoa. Opoa, c’était le grand marae de Raiatea.
Trois fois Mahi vient à Tahiti et trois fois il s’en retourne à Raiatea. La troisième fois, il rencontre enfin un ami à Tahiti. Il va jusqu’à Afaahiti (un district de l’Est) et rencontre Taurua, Étoile du Matin, une jeune fille dont le père s’appelle Hua Tua. Elle était teinte du jus de mati, qui est rouge.
Taurua dit à Mahi : « D’où viens-tu ? » Il répond : « Je suis sans un ami. Je vais ici et là. » Étoile du Matin lui dit alors : « Entre dans la maison ! Je vais appeler mon père Hua Tua. »
Elle appelle son père qui vient pleurer auprès de Mahi quand il apprend qu’il est sans ami. Le vieillard dit à son hôte : « Salut à toi, Mahi. Je suis heureux que tu sois venu dans ma maison ! »
Hua Tua fait apporter des cochons. Il les donne à Mahi en lui souhaitant la bienvenue et les consacre en prononçant le nom d’Oro, le dieu à la flèche cachée.
Un cochon reste qui erre devant la maison. Il reçoit le nom d’une ronce qui se trouve à Taravao. C’était le cochon que Mahi avait apporté, qu’il avait dédié à Oro et laissé en liberté.
Mahi dit à Hua Tua : « Épargne ce cochon ! Je désire le placer sur ma pirogue Hotu. Dès qu’elle sera prête à être lancée, je reviendrai à Tahiti sur cette pirogue. »
Hua Tua fait préparer des provisions pour Mahi. Il y avait des cochons, des étoffes, des vivres de toutes sortes.
Mahi s’écrie : « Qu’est-ce que cela ? J’ai fait un heureux voyage ! J’ai trouvé un ami à Tahiti ! Il m’a donné ces cochons cuits pour moi ! »
Puis il partage l’un des cochons. Il envoie une épaule à Taura Atua (Endroit où le Dieu s’arrête) qui habite à Moorea ; une autre épaule à Mataa (Œil luisant), qui habite Papara. Cette seconde épaule fut apportée aux rois de Papeuriri en échange des plumes rouges destinées aux dieux. Une cuisse fut envoyée à Maro Ura (Ceinture rouge), qui habite Hitia, et l’autre cuisse à Atea, qui habite Raiatea.
Maintenant qu’il a trouvé un ami à Tahiti, Mahi retourne à Raiatea où il plante, dans l’îlot Motutorea, des « aute » pour donner à manger à ses cochons et où il fait préparer des rouleaux d’étoffe d’écorce pour Hua Tua.
Cependant Mahi songe que son ami est pauvre, un homme d’un rang inférieur. Il voudrait trouver un ami d’une classe plus élevée, et il attend l’arrivée de Tamatoa, le roi de Raiatea.
Tamatoa arrive. Mahi lui dit : « Tamatoa, je t’apporte toutes ces choses : une pirogue double, un cochon, un chapeau magnifique, un rouleau d’étoffe, des plumes rouges et noires, des perles brillantes. »
— Que veux-tu de moi ? demande Tamatoa. Pourquoi me donnes-tu toutes ces choses ? »
— Je désire porter ton nom, Tamatoa, répond Mahi, et que tu portes le mien ! Tamatoa sera mon nom, Mahi sera ton nom !
Tamatoa accepte de grand cœur mais à la condition qu’ils iront s’établir tous les deux à Opoa. Ils partent.
A Opoa, Tamatoa prend le vané, l’étoffe dont l’idole Oro est enveloppée, et il en couvre Mahi à qui il demande de faire connaître son désir.
Mahi désire que le grand cadeau qu’il prépare en ce moment puisse parvenir en sûreté jusqu’aux cuisses de son ami Hua Tua à Afaahiti, à qui il a beaucoup de choses à donner.
Tamatoa réunit beaucoup de choses :
Une pirogue qui porte le nom de Hotu (Comme un grain qui pousse).
Une prière qui enseigne à tuer son ennemi.
Une corde d’écorce de noix de coco pour attacher des pirogues ensemble.
Une corde d’écorce de noix de coco pour atteindre le ciel.
Une trompe qui résonne en toute saison.
Une noix de coco pour servir de bouteille.
Un chapeau, l’ombre du dieu Tii, idole sculptée, celle qu’on appelle le soutien de la maison.
Une étoffe faite de feuilles séchées depuis longtemps.
Un éventail qui signifie : « La paix est rétablie ! »
Un oreiller appelé Fefeu, celui qui cherche querelle.
Une ancre appelée Raituavao, bien solide.
Un rouleau d’étoffe comme on en voit sur les rivages de Tahiti.
Une pièce de bois sur laquelle on fabriquait les étoffes avec les écorces en les tapant sans relâche, d’où son nom de « Bruit constant ».
Un marteau en bois appelé la Réunion des cieux.
Une étoffe appelée le Long figuier de la déesse Hina.
Une cloche appelée la Langue des cieux.
Une tapa ornée de plumes rouges.
Tamatoa dit à Mahi : « Voilà ce que je te donne pour être ajouté au grand cadeau que tu vas faire. »
Mahi répond à Tamatoa : « O roi, puisque tu m’as donné ces choses, elles seront portées jusqu’aux cuisses de Hua Tua à Afaahiti. »
Teramanini de Raiatea et Huaatua d’Afaahiti se partagèrent les présents. C’est depuis que ces présents furent placés sur les genoux de Huaatua que les Arioi se sont institués à Tahiti. Ils venaient, du côté de la pleine mer, d’un îlot situé près de la case d’Oro à Raiatea et ils se tenaient aussi près de la maison du petit Auna.
Avez-vous compris quelque chose ?
Avez-vous saisi le lien qui peut exister entre le veuvage d’Oro, roi du firmament et de l’espace, sa rencontre avec « Mélange des douces liqueurs », la transformation des jeunes garçons en cochon et en truie, la naissance des cinq petits cochons, les pérégrinations de Mahi et sa rencontre avec « Étoile du Matin », l’amitié qui se noue entre Mahi et Tamatoa, et l’origine sacrée des arioi ? On peut difficilement imaginer quelque chose de plus décousu que cette légende où le fantastique coudoie le naturalisme et où le cochon poétisé ou cuit sert tour à tour d’emblème et de nourriture. Telle quelle cependant, elle étonne, intéresse, instruit.
Les mœurs et les coutumes des arioi méritent d’être connus. M. Orsmond a recueilli à cet égard, de la bouche des vieillards, des renseignements fort curieux mais que leur abondance ne laisse pas de rendre un peu fastidieux. Le Tahitien est prolixe, verbeux. Il aime à s’entendre parler et ne craint pas de se répéter. Il m’a fallu réduire à des notes parfois très brèves une accumulation d’épithètes sous lesquelles se perdait le trait principal, essentiel.
Les arioi portaient des marques distinctives ; ils étaient tatoués de façon à se reconnaître entre eux. Dans chaque district, ils avaient un chef, le roi des arioi, qui était l’homme le plus versé dans les vieux récits tahitiens et portait une ceinture rouge, en parodie de la ceinture de plumes rouges dont les rois entouraient leurs reins.
Il y avait plusieurs grades parmi les arioi.
L’arioi dont les jambes étaient entièrement tatouées depuis le pied jusqu’à l’aine était le chef ou le père. Il était très respecté. C’était le roi qui l’avait promu au rang suprême. On le reconnaissait aisément. Son corps était oint d’une huile odoriférante et son visage luisait. Il n’y avait pas d’homme plus grand que l’avae parai (Jambes noires). Il conduisait la troupe des arioi, s’habillait à sa fantaisie, et portait la ceinture rouge. Il avait plusieurs pirogues et, dans les cérémonies, assis sur un siège élevé, il appelait par leur nom ceux qui devaient se partager les cochons et les fruits.
La deuxième classe des arioi était celle dont les membres se tatouaient sur les côtes.
Les arioi de la troisième classe se tatouaient sur le dos.
Ceux de la quatrième classe se traçaient un cercle noir autour des poignets.
Les arioi de la cinquième classe n’étaient pas tatoués en noir.
Ceux de la sixième étaient tatoués des reins jusqu’au cou.
Les arioi de la septième classe n’étaient pas tatoués du tout, non plus que ceux de la huitième. Ces derniers ne suivaient pas les Jambes noires. Ils s’asseyaient par terre comme des paresseux…
A la danse, ceux qui se frappaient l’aisselle avec la main portaient ou la ceinture rouge ou une ceinture de filaments de l’igname des montagnes (patara) ou une ceinture de feuilles de ti (dracena terminalis). Quand le jour de la grande fête arrivait, ils jetaient de côté leurs ceintures afin d’être plus libres de leurs mouvements et de pouvoir mieux provoquer leurs adversaires à la lutte.
Les Jambes noires étaient tous de beaux hommes d’une haute stature et bien proportionnés. C’est eux qui faisaient ces récits interminables où figurent les noms symboliques des pays, des montagnes, des lieux où s’assemblait le peuple, des terres et des ruisseaux. Avant le lever du soleil, ils préparaient leurs fours qu’ils recouvraient de feuilles ; puis ils allaient se baigner, s’enduisaient le corps tout entier d’une huile parfumée et manipulaient la teinture rouge dont ils ornaient leur visage. Ils vivaient séparés des autres hommes et voyageaient toujours sans porter de fardeaux. Certains arioi surveillaient les autres. Ils faisaient le tour des assemblées, ne pénétraient jamais au milieu, et s’assuraient si les rites étaient fidèlement observés. Au bout d’un certain temps, ces arioi étaient placés au premier rang mais ils ne se noircissaient pas les jambes.
Une classe à part était celle des arioi qui laissaient la vie à leurs enfants, violant ainsi l’une des règles essentielles de la caste. Ces arioi cessaient de vivre avec les « Jambes noires » et de recevoir des étoffes et des vivres. Ils n’avaient plus accès dans le sanctuaire, ils étaient dégradés et la ceinture rouge leur était ôtée ainsi que le cochon sacré qui était la marque de leur affiliation. Ils ne s’asseyaient plus sur des sièges élevés et ne parlaient plus en public. Quand on signifiait à un arioi sa déchéance, il commençait à se lamenter, s’éloignait en pleurant, enlevait la teinture rouge de son visage et l’huile de son corps, et il allait vivre auprès des anciens arioi qui, comme lui, avaient été chassés de la confrérie parce qu’ils avaient refusé de tuer leurs enfants.
L’arioi pouvait avoir plusieurs femmes, mais il ne devait laisser vivre aucun de ses enfants.
D’autres arioi habitaient en temps ordinaire dans le district et cultivaient leurs terres. Ils élevaient des cochons et construisaient des pirogues ou faisaient de très jolis chapeaux de paille. Quand ils voyaient leur case remplie d’étoffes et d’huile de coco, ils la quittaient et se mettaient à voyager.
De ce qui précède il semble résulter que les arioi constituaient une corporation aristocratique et guerrière, investie de privilèges dont elle n’était pas tout à fait indigne puisque le travail était en honneur parmi ses membres, accomplissant à certains jours donnés des rites où les discours, les chants et les danses tenaient une grande place, et jalouse comme toutes les corporations de ses prérogatives et de ses traditions.
C’est ainsi qu’il était expressément interdit aux profanes de pénétrer dans l’enceinte où les arioi étaient occupés à se partager les cochons et les étoffes. L’imprudent s’exposait à la mort car sa seule présence était un sacrilège et déshonorait la fête. Dès qu’on l’apercevait on se jetait sur lui, le casse-tête à la main.
Les arioi n’étaient pas nombreux et c’était une des causes du prestige qui les entourait. Il y avait tout au plus quinze Jambes noires à Tahiti ; chacun avait un cochon sacré, un vêtement sacré fait d’écorce et une ceinture rouge.
Le cochon sacré n’était jamais mangé, dans le principe. On lui perçait les oreilles de trous où l’on plaçait des fruits de petite dimension. Quand le moment du sacrifice était arrivé, on l’étranglait, on l’enveloppait dans une ceinture rouge et on le portait devant le marae où il était consacré au dieu Oro. On le laissait se corrompre et les cochons vulgaires, les chiens ou les chats le dévoraient. Les Jambes noires ne mangeaient le cochon sacré que lorsque dans un rite spécial on l’exposait et l’attachait à un poteau.
Aux classes d’arioi que j’ai déjà énumérées il faut en ajouter plusieurs. Il y avait l’arioi « Cordage d’écorce de noix de coco orné », un personnage, qui habitait avec sa famille de très grandes cases à l’écart du district. Il était aussi fier, dit le narrateur, que les instituteurs européens, et ne se tatouait que légèrement, au-dessus du genou, quelquefois au jarret.
Les arioi poo étaient des apprentis en quelque sorte. C’étaient eux qui battaient des mains contre les aisselles quand les initiés dansaient, qui apportaient la nourriture aux joueurs mieux exercés, qui allaient à la pêche, faisaient la cuisine et puisaient de l’eau pour les « Jambes noires ». C’étaient des néophytes qui avaient quitté leurs parents et leurs amis pour se joindre aux arioi. Dans les fêtes, tout en gesticulant, ils répétaient sans cesse le nom du grand arioi qui les avait introduits dans la corporation.
Les arioi papaatea ou arioi à la peau blanche n’étaient pas tatoués et n’avaient pas de logement. Ils vagabondaient et mendiaient dans les districts quittant une compagnie pour une autre. « Où est cet homme ? demandait-on. » Il est avec les peaux blanches vaguant dans le pays. Il était méprisable aux femmes de Tahiti de s’approcher d’un homme qui n’était pas tatoué.
Il y avait aussi des arioi féminins, des « Jambes noires » du sexe auquel nous devons notre mère, cf. Legouvé. Elles vivaient à côté des hommes aux jambes noires comme les leurs. Toutes les danseuses reconnaissaient l’autorité de la femme du chef des arioi mais elles formaient un corps séparé.
Ne dirait-on pas vraiment que l’on a affaire à une congrégation, à une maîtrise plutôt, et ne retrouve-t-on pas dans cette institution mystérieuse et fermée les caractères des grandes communautés religieuses, quelque chose comme une manifestation intéressante de l’esprit d’association et analogue par certains côtés à ce qui existe dans nos pays ? Tout ce qui touche aux arioi était sacré, l’endroit où ils se réunissaient, le Taveha, comme les sièges élevés qu’ils s’attribuaient, les iri noho raa no te arioi. Ils avaient à Tahiti et à Mooréa des cases célèbres où ils exécutaient leurs danses et leur chants mêlés de déclamations comme nos anciennes comédies étaient mêlées de couplets.
La grande case des joueurs, dans le district de Porionuu, était celle de l’arioi Moua roa, montagne longue. C’était une case de trente à cinquante brasses de long. Marchant avec orgueil comme le coq à côté de la poule, Moua roa disait :
Je suis Longue Montagne, le premier arioi du Porionuu, la plaine des armées. Ma montagne c’est Mahue ; l’endroit où s’assemble ma compagnie c’est Vairota ; ma terre s’appelle Ahu roa, Longue Vallée ; ma rivière est Puoro.
Dans les notes que j’ai sous les yeux défilent les uns après les autres les principaux chefs des arioi. Tous leurs discours se ressemblent ; ils prennent tous en parlant l’attitude hautaine du coq auprès de la poule ; ils ont tous leur cochon sacré, leur vêtement sacré, leur ceinture rouge. Ils ne diffèrent que par le nom. Ils s’appellent : Grand maître des cérémonies, Petite pirogue avec une pierre blanche voguant où la mer se brise sur les récifs, etc., etc… A la longue, il est fatigant de les entendre nommer, avec la même jactance, leur montagne, leur maison, leur marae et leur rivière. Passons.
Ces cases des arioi étaient aussi grandes que celles des chefs de district ou des membres de la famille royale. Ils les construisaient en commun et se réunissaient pour aller chercher le bois, le bambou, les feuilles sèches de pandanus dont elles étaient faites. Cette propension à bâtir a été depuis exploitée pour la construction des fare hau, maisons communes, des temples et des écoles.
Quelques détails encore. Il y avait quatre classes de personnes à Tahiti : les rois, les gros-ventres ou vieillards, les sénateurs si l’on préfère, les arioi et les pêcheurs. Les rois ou chefs avaient autour de leur maison un mur de pierres posées les unes sur les autres ; les arioi entouraient leur case d’une barrière en bois de mayoré ; les pêcheurs se contentaient de barrières formées de petits morceaux de bois. Quant aux gros-ventres, ils habitaient le marae et servaient les dieux. Les gros-ventres laissaient croître leurs cheveux. Chaque classe instruisait la jeunesse à sa façon. Le roi dressait les domestiques dont il avait besoin. Les gros-ventres éduquaient des héraults, des messagers, des veilleurs et des porteurs de dieux. Les arioi instruisaient les jeunes gens pour en faire des acteurs, des danseurs ou des mimes. Les pêcheurs leur enseignaient la pêche afin qu’ils pussent à l’âge de puberté devenir des pêcheurs à leur tour.
Le roi nommait le chef, le roi des arioi, l’arii arioi. La désignation faite devant l’assemblée, un des premiers parmi les arioi criait : « Donnons les Jambes noires à un tel ». Si la foule y consentait, les jambes du nouveau chef étaient tatouées sur l’heure, en public. Ce roi des arioi était, le plus souvent le parent d’un chef et depuis longtemps on le destinait à cette haute fonction dont ses fétii et alliés tiraient un grand profit :