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La nouvelle Cythère

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IV

La frénésie de l’amour. — La fanfare locale. — L’upa-upa. — Quelques traits de mœurs. — Le Divorce de Loti. — Le demi-monde à Papeete. — La retraite. — La vahiné au bain.

Il n’est pas besoin d’attendre la fin du monde. Voici un peuple qui se livre avec frénésie à l’amour, naïvement, ingénûment, au milieu des chants et des danses de caractère ; un peuple pour lequel le mot vice n’a pas plus de sens que le mot vertu. Que dis-je ? Il ignore l’un et l’autre. Il est dépravé mais n’est point coupable. La corruption a commencé pour lui le jour où l’Européen a voulu payer ce qui se donnait pour rien. Ce jour-là, la Tahitienne qui n’était que débauchée s’est réveillée courtisane. Dans la réalité, le rêve poétique de M. Renan aboutit à une décadence. Innocent encore, si l’on veut, en sa liberté extrême, l’amour est devenu la prostitution infâme à prix d’argent.

La Rarahu de Pierre Loti m’est apparue tout à l’heure. De la porte de ma case, je l’ai aperçue, altière dans sa démarche, le front couronné de fleurs, un tiaré (gardenia tahitien) fiché sur son oreille brune, ses longues tresses noires tombant sur les reins. Le parfum du monoï, huile de coco parfumée de santal, m’arrivait, âcre et désagréable, et j’ai cru voir que la belle vahiné n’en était pas à sa première goutte de rhum. J’allais oublier un détail. Sur son cou flexible, j’ai distingué une petite tache scrofuleuse, des vices maternels le stigmate infamant.

Six heures venaient de sonner. Rarahu s’est arrêtée sous la vérandah d’une case où d’autres femmes, ses pareilles, couchées sur le plancher, échangeaient des paroles indécentes en fumant la cigarette roulée dans une feuille de pandanus. Nous nous reverrons à la musique, ce soir.

Huit heures. Le kiosque où se place la fanfare locale vient d’allumer ses lampes à pétrole. Depuis un moment déjà les marchandes de couronnes sont arrivées. Elles se tiennent accroupies sur l’un des côtés de la place du Gouvernement. Une bougie éclaire leur étalage où se trouvent, à côté des fleurs tressées, les cigarettes de pandanus, les ananas, les bananes, les pastèques et les crêpes, noirâtres, minces, sentant la graisse.

Un allegro bruyant et mal joué ouvre le concert. Les garçons et les filles vont et viennent ou forment des groupes auxquels se mêlent les fonctionnaires et les officiers de la flotte. La demi-clarté de la nuit permet des privautés, et les propos les plus libres, en tahitien et en français, se croisent. Quelquefois, en dépit de la vie qu’elle mène, la vahiné sent une offense à sa pudeur dans le geste du « farani » (français). Elle a un mouvement d’épaule d’une grâce particulière, une sorte de frémissement qui marque un vague reproche ; elle se drape, ramène le bras droit sur la poitrine et murmure : « Haere fau-fau », ce qui veut dire : « Laissez-moi tranquille, monsieur ! », ou plus littéralement : « Va-t-en, polisson ! »

Mais voici que l’on joue une polka. Les vahiné se mettent à sauter, toutes droites dans leurs peignoirs flottants, en mesure, scandant une chanson libertine, car, mieux que le latin, le tahitien brave l’honnêteté dans les mots. N’est-ce pas Loti lui-même que j’ai devant moi, donnant le bras gauche à Rarahu et le bras droit à Térii ? L’élégant officier, en jaquette et en casquette blanches, est entraîné par les bonds de ses compagnes. Quand il s’arrête essoufflé, c’est pour leur faire présent d’une couronne de fleurs et se parer lui-même de ce diadème éphémère dont les parfums violents lui montent au cerveau. La musique terminée, la fête se continue dans la case de Rarahu, meublée d’un lit et d’une malle. L’officier a donné une piastre chilienne pour aller acheter du rhum. Chacun à son tour porte à ses lèvres le goulot de la bouteille…

La vahiné est vénale sans être cupide. Elle ne se livre pas au premier venu pour échapper à la misère, et ne tient guère à l’argent. La misère est inconnue dans ce pays où, sous un ciel de feu, croissent naturellement les fruits et les racines dont se nourrit l’indigène. La vahiné « fait la fête » pour elle-même, pour le plaisir qu’elle y prend, pour l’ivresse qu’elle y trouve, pour le festin dont elle a sa part et où, parée de son peignoir le plus joli, couronnée de fleurs, elle se gorge de nourriture et de vin, en attendant la danse finale, l’upa-upa par laquelle s’achève l’orgie.

L’upa-upa est une danse de bacchantes, une sorte de mimique passionnée et fougueuse où chaque geste a sa signification et une signification si accentuée que le ballet se termine quelquefois dans une étreinte amoureuse. Ce sont des mouvements des cuisses, des genoux et des reins, rapides et tournoyants, un secouement de tout l’être, avec des cris inarticulés, sur un accompagnement monotone de flûte et de tambour. Ce qui se chante à l’upa-upa dépasse en cynisme les couplets si libres déjà que l’on fredonne sur la place du Gouvernement. L’« ute » est un récitatif plutôt qu’une chanson ; il commente toutes les phases de la danse favorite et ne contribue pas peu à provoquer un délire érotique dont les plus jeunes enfants sont témoins souvent. Nous sommes loin des mystères d’Isis. Ici, tout se passe au grand jour, au soleil ; en plein air, la nuit. A Papeete, par exception, on danse l’upa-upa dans certaines maisons connues de la police, à la clarté des lanternes, au son de l’accordéon (toujours l’accordéon !) et le papâa (l’étranger, le blanc) est admis s’il a payé son écot en rhum, en genièvre, en whiskey ou en absinthe.

D’où viennent ces mœurs ? Elles étaient un peu celles de Tahiti avant l’arrivée des Européens ; elles se sont peut-être aggravées depuis en une certaine mesure. Elles tiennent à l’ardeur du climat, et sans doute aussi à la promiscuité qui règne fatalement dans les cases indigènes où le père et la mère, les garçons et les filles dorment ensemble, à la clarté de la lanterne, dont la lumière écarte les tupa-pau, les fantômes, les revenants, les diables. Pareille chose ne se passe-t-elle pas dans certaines de nos grandes agglomérations urbaines, à Paris, à Lyon, à Lille, où la nombreuse famille de l’ouvrier couche dans une chambre unique ?

Ces mœurs tiennent encore à la légende même de la « Nouvelle Cythère ». Tahiti est avant tout un lieu de plaisir. Loti se soucie bien de l’avenir de cette terre enchanteresse, de ce que pourrait ambitionner cette race qui n’est ni sans beauté ni sans noblesse ! Rarahu seule l’attire et le retient ; il l’a prise à peine nubile en ce pays où la femme est mère à douze ans, et de ses bras elle tombe, jouet à moitié détraqué, dans les bras du gabier. Il faut voir, le dimanche, dans les rues de Papeete, passer les chars à bancs, bondés de filles dont l’une tient l’inévitable accordéon. En route pour l’upa-upa !…

Dès leur arrivée, les missionnaires ont tenté de réagir. Ils ont d’abord fait des lois, édicté des amendes, institué enfin une discipline religieuse avec la sanction de l’excommunication. En vain. Abordez ce Tahitien qui revient du temple, portant sa bible dans une enveloppe de vannerie. Demandez-lui : « Où est ta fille ? » Il répond impassiblement : « Te hapao ore ra i Papeete. » Elle fait ce qu’elle veut à Papeete. Ou encore : « Te taiata ra i Papeete » ; « Te ori purumu ra i Papeete. » Elle s’amuse, elle court les rues à Papeete. Si notre homme habite un district où peut-être il a rang de notable, hui-raatiraa, il vient loger de temps en temps au chef-lieu, dans la case de sa fille, et ne s’en va pas sans emporter quelques objets à sa convenance, meubles ou effets d’habillement. Jamais un indigène ne s’est adressé à la police pour se plaindre d’un rapt ou pour demander qu’on lui rendît son enfant perdue ! D’ailleurs, le soir, dans la case où tous vivent pêle-mêle, la prière finie, s’engagent les conversations libres, rabelaisiennes, pourrait-on dire, n’était l’énormité de l’anachronisme. Cette liberté du langage n’est point le vice, elle peut même sembler saine et innocente, rétrospectivement et littérairement. En réalité, elle est l’accoutumance, pour les vieux et pour les jeunes, aux mauvaises mœurs et une chose triste en dépit des rires éclatants qui lui font cortège.

Au moment de la récolte des oranges, les Tahitiens fabriquent avec ces fruits une sorte d’eau-de-vie ou de vin doux dont ils s’enivrent en commun. Jadis, avant l’annexion, qui leur donna toutes les libertés y compris celle de la boisson, ils allaient se cacher dans les vallées, loin de la surveillance du mutoï (agent de police) pour manipuler et boire l’ava anani. Aujourd’hui ils font cela publiquement, en commun, hommes, femmes, enfants, et pendant trois ou quatre mois. Il se passe alors des choses qu’on ne peut raconter.

Tout pour l’indigène est prétexte à fête, à réunion dansante, chantante, buvante : le passage dans le district d’un étranger aussi bien que l’arrivée d’un fonctionnaire. Le chef se hâte, pour faire honneur à son hôte, de rassembler les himene, les chœurs religieux, et de préparer un repas monstre où rien ne manquera. Après le banquet viendront les chants, les chants sacrés d’abord, puis les autres ; et, pour peu qu’il en témoigne le désir, le voyageur entendra les ute, assistera à l’upa-upa, et à des scènes où ces grands enfants se montreront à lui tels qu’ils sont, sans retenue, sans hypocrisie aussi, dans l’abandon de leurs mœurs primitives, dans la double frénésie de l’ivresse et de l’amour.

La race dégénère et meurt. Les grands et beaux vieillards survivent à leur postérité étiolée, rachitique, phthisique, empoisonnée de toutes les façons. Fleurs flétries avant d’être écloses, les filles ne seront jamais femmes ou, si elles le deviennent un jour, ce sera pour donner à leurs époux (tané) des enfants condamnés à l’avance.

Ce tableau est un peu sombre, il n’est que trop fidèle. Que reste-t-il du beau roman de Loti ? J’ai vu à Moorea la belle-sœur, à la mode tahitienne, du poétique écrivain. C’était une vahiné quelconque, insignifiante, fatiguée, vieillie. En contemplant ce visage brun aux traits un peu durs, en devinant sous le peignoir ce corps déformé, je me prenais à penser qu’un livre était peut-être à faire, Le Divorce de Loti, un livre qui nous montrerait l’aimable officier dédaignant les amours indignes, moins épris du monoï, des pieds nus et du poisson cru, revenu à d’autres plaisirs, et cherchant des distractions saines dans l’hydrographie et le balisage. Ironie à part, en dépit de cent pages où le contraire est affirmé en un style si vibrant, Rarahu n’est point faite pour ce diadème de poésie parfumée. Il y a longtemps qu’elle a laissé tomber dans la boue des rues de Papeete cette couronne de fleurs qui parait si étrangement son front casqué de cheveux noirs, plus noirs que le drap funéraire qui recouvre le cercueil où dorment nos illusions à jamais perdues.

Il n’y a point de romans en ce pays ; il n’y en eut jamais. A la longue certaines vahiné prennent des allures d’horizontales, pour employer un vocable du jour, et l’on peut dire que la théorie des pêches à quinze sous et des pêches à trente sous, qui fit la fortune du Demi-Monde, est aussi bien en situation ici que dans le milieu où vécut Marguerite Gautier. Il y a des catégories dans le vice plutôt que des degrés. Sans doute une nuance sépare de Nini telle jeune fille qui se donne pour rien, telle enfant qui tombe innocente dans les bras du midship, mais demain elles seront en tout pareilles.

Nini est une demi-blanche qui, à Papeete, porte des bottines et dont le peignoir a des tendances à la robe. Nini est à la mode. Elle a voiture et chevaux, maison de ville et maison des champs. Il n’est pas bien sûr qu’elle n’aille pas pieds nus dans son district mais, à Papeete, c’est autre chose. Valentin, l’enseigne de la Thétis, en est amoureux fou, aussi Kerveguen et bien d’autres. Le visage ovale, l’œil fendu en amande, la taille d’une exiguïté toute chinoise, elle est bonne fille, spirituelle, épistolière, et s’en moque, recevant de toutes mains et réalisant de son mieux le proverbe cher aux filles d’amour : « Ce qui vient de la flûte retourne au tambour. » Elle n’a jamais aimé et n’aimera jamais personne. Cela ne surprend pas, car à Tahiti on ne dit pas : « Je t’aime ! » mais : « Je te veux ! » Il n’empêche que la belle vahiné préfère ostensiblement à l’officier de vaisseau qui se ruine pour elle, le tane, l’homme de sa race, qui vit des débris de sa table, et à qui elle jette de temps à autre une piastre chilienne et les miettes de son amour.

Plus bas… ne descendons pas plus bas. C’est la barrière avec ses bouges, ses saletés et ses puanteurs, la déchéance et l’avilissement de la créature, l’ignoble dans la fange, quelque chose comme le quartier de l’École militaire, à Paris, et ses bals publics…

Tandis que je prends des notes, voici que m’arrivent les accords des cuivres bruyants. C’est la retraite. La musique joue un air tahitien des plus entraînants qui alterne avec En revenant de la Revue. La gloire du général Boulanger a fait le tour du monde. Les instrumentistes marchent précédés et suivis des groupes dansants, sautants plutôt, des Tahitiennes et de leurs amis d’un jour ou d’une heure. Des jeunes enfants se bousculent dans le cortège. Les vahiné se donnent le bras et bondissent en mesure. C’est un tableau unique par une belle nuit, quand la lune éclaire ces rondes folles, secouées dans un rythme étrange, mêlées de rires et de cris sauvages. Tout s’apaise subitement à la dernière note, au dernier coup de caisse. Voici le retour. Rentrons bras dessus, bras dessous ; chacun chez nous… Elles ont des noms singuliers et charmants, les brunes filles. Elles s’appellent mesdemoiselles Œil-Baissé, Paresseuse, Nuit, Messagère, Celle qui lance des pierres, Sommet, Méprisante, Mystère, Couchée sur le Dos, Fille Noble, Coup de Pied, l’Éclair, Lune, Solitaire. Rarahu veut dire celle qui gratte. Pour l’euphonie, Matatao, Tuaï, Teüra, Maeva, Marama, Tupuaï, valent bien certains noms greco-français de notre calendrier.

La vahiné est fille de la mer. Elle nage comme un poisson. Elle aime à se jouer dans l’eau. Le soir, vers cinq heures, des troupes de jeunes filles et de femmes vont se baigner dans la Fautaua, l’une des principales rivières de Tahiti, à une demi-heure de Papeete. Elles se jettent dans le torrent du haut d’une petite roche, plongent et replongent, restent sous l’eau une minute et plus, pour reparaître riant aux éclats. Elles ne sont point chastes, mais elles sont décentes. Dans l’eau, elles n’ont qu’un pareu, et s’arrangent de façon à ce qu’on ne voie que leurs bras fermes et ronds. Le bain fini, elles mettent à passer leur peignoir une prestesse qui déconcerte les regards trop indiscrets. Parfois, il faut tout dire, la vahiné est surprise dans le bain par son amant…

Des festins ont lieu au bord de la Fautaua. L’amuramaa terminé, tout le monde se met à l’eau, Européens et Tahitiens, et les échos de la fête vont se perdant dans la vallée profonde.

Il me prend l’envie de déchirer cette esquisse rapide et atténuée des jouissances qui sont la gloire principale de la Nouvelle Cythère. Ce qui me retient peut-être, c’est le souvenir des quelques lignes de M. Renan. Non, la frénésie de l’amour ne saurait être le dernier mot, la fin d’une race condamnée. Il y a quelque chose de mieux à espérer pour elle que le suprême triomphe de l’instinct sur l’intelligence, de la volupté sur la raison, de la bête sur l’ange.

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