La nouvelle Cythère
VII
La vie à Papeete. — Comment on y mange. — Colons, fonctionnaires, marins et soldats. — L’amiral Marcq de Saint-Hilaire. — Bals et soirées. — Effet de lune. — Inquiétudes patriotiques. — Le tour du Bois. — Le Sémaphore.
On prend plaisir à lire la chronique de la vie à Paris, et, quand l’occasion s’en présente, on se distrait à la peinture des mœurs de province. La petite ville avec ses intrigues et ses scandales nous a valu d’admirables chapitres de Balzac et de Flaubert. La vie coloniale attend encore son historiographe et son roman d’analyse. Elle est pourtant curieuse à bien des titres l’existence que mènent nos marins, nos officiers et nos fonctionnaires dans ces îles ou sur ces coins de terre plus ou moins perdus où flotte le drapeau national ! Les conditions de la vie y sont si différentes, les conventions sociales si atténuées, les préjugés si contraires, qu’à grand’peine on retrouve dans ces groupes épars les traits essentiels à la race, sauf peut-être la galanterie et la générosité.
On ne parle jamais des colonies sans évoquer quelques images un peu usées : « végétation luxuriante des tropiques, climat de feu, magnificences de la flore équatoriale » et autres formules descriptives destinées à échauffer l’imagination en même temps qu’à donner une idée relative de l’élévation de la température. La réalité est faite d’une autre prose mêlée de chiffres, hélas ! Servir son pays au loin coûte cher, et qui peut dire de combien d’épreuves morales ou physiques est semée la vie coloniale !
Les hasards de mes pérégrinations m’ont conduit à l’autre bout du monde, dans cette Océanie vantée, la terre d’élection des amours faciles où les Français sont chéris pour eux-mêmes et qui nous apparaît dans les livres comme un paradis terrestre.
Trop de soleil, trop de bleu. Que ne donnerait-on pas pour un ciel gris ! On est vite las de tant de splendeur et l’on s’ennuie mortellement de cette belle nature. Et puis, à Tahiti comme en beaucoup de pays, les hommes gâtent la terre.
Je ne parle pas des Tahitiens qui valent mieux que nous, mais ils sont là quelques centaines de Français qui font très mauvais ménage et passent leur temps à se décrier les uns les autres. Le marchand pratique une usure qui le venge de l’impôt trop lourd dont vit le fonctionnaire, et celui-ci meurt de misère…
Quel chapitre à écrire sous ce titre : La vie à Papeete !
Papeete, le chef-lieu, est un joli village dont les cases s’étendent sur la plage au fond d’une belle rade aux eaux calmes et transparentes, peuplées de poissons rouges, bleus, jaunes ou verts. Cette mer bleue fait avec l’horizon bleu un fond uni sur lequel se découpent avec leur mâture et leur artillerie les vaisseaux de guerre, vus de profil ou de face, les uns blancs comme la maison des champs moins les contrevents verts, les autres noirs et sinistres, tous menaçants mais coquets toujours.
Sur la plage, les cases dispersées au milieu des jardins au bord des quais plantés d’arbres, les édifices, le gouvernement, le palais du roi, l’hôtel du directeur de l’intérieur, l’église catholique, les temples protestants, constructions plus ou moins décoratives. Au second et au troisième plan, les collines et les montagnes couvertes de brousse, plus inaccessibles que le roc aride et nu. Tout cela reçoit la lumière crue du soleil aveuglant sous ce ciel trop pur, ou prend des teintes adoucies et fondues dans les crépuscules féeriques et trop courts de ces lieux enchantés.
Voilà le cadre. Voyons les personnages. Le marin, l’officier de vaisseau, ne fait que passer. Il contemple, il aime, il jouit, indifférent à tout le reste, se sature du monoï dont les belles Tahitiennes se parfument ou s’empestent les cheveux, et trouve Tahiti charmant entre le Sénégal et le Tonkin.
L’officier d’artillerie et d’infanterie de marine coudoie davantage les colons, surtout s’il est marié. Quant au fonctionnaire, il est aux prises avec toutes les coteries et les mécontente toutes, sans y mettre la moindre malice.
Ici les disputes personnelles prennent aisément le caractère de guerres de religion. A Tahiti subsistent, en effet, des querelles ecclésiastiques, avivées par des ambitions politiques et des compétitions d’intérêt. Les missionnaires y sont autant des hommes publics que les ministres ou les apôtres d’un culte ou de l’autre. La population française est tout entière catholique ; la population tahitienne est tout entière protestante.
Les uns et les autres veulent à tout prix s’entreconvertir, et ce sont des rivalités aiguës, de sourdes intrigues dont l’administration, prise entre deux feux, paie les frais. Il y a des jours où l’on se croirait retourné au seizième siècle, au temps des guerres de religion, de Montluc et du baron des Adrets, bien qu’au fond la religion soit pour les meneurs plus un prétexte qu’autre chose. La colonisation n’en va pas mieux.
Nous sommes dans une minuscule cité de province ou dans la capitale exiguë de quelque principauté italienne. Quinze cents Français vivent ici, ramassés, agglomérés, se heurtant et se froissant à toute heure de la journée, sans avoir la ressource d’aucune distraction intellectuelle, et d’ailleurs peu portés aux plaisirs de l’esprit.
Imaginez ce que peuvent être les relations sociales dans un monde d’anciens matelots devenus commerçants et d’ex-sous-officiers devenus fonctionnaires. On a affaire, au fond, à de braves gens, à de très bons Français, dont le cœur bat au nom de Patrie, pour qui l’étranger n’est pas seulement le passant, le touriste, mais l’ennemi ; on se persuade tous les jours qu’ils sont meilleurs qu’ils ne disent et qu’à tout prendre ils se calomnient les uns les autres ; on rêve de les réconcilier sans songer que l’oisiveté, mère de tous les vices, a bien pu engendrer la diffamation à outrance.
La vie n’est point réglée comme à Paris. Par vingt-huit ou trente degrés centigrades de chaleur, on travaille plus volontiers le matin. Les magasins et les bureaux s’ouvrent à sept heures et se ferment à dix pour se rouvrir à une heure et se clore définitivement à cinq. L’activité n’y est pas considérable. Il fait si chaud ! D’ailleurs, en dehors des jours d’arrivée ou de départ des courriers, il se fait peu d’affaires, et il faut, pour surexciter les marchands et les acheteurs, l’annonce de quelque fête officielle. Dans la rue, on prend le pas colonial, lent et mesuré, en vue d’éviter le plus possible la transpiration. Dans les maisons, on s’accoutume aux poses paresseuses des indigènes ; des vêtements de drap, on passe aux vestons de coutil ; quelques-uns finissent par prendre le pareu. On a vu des colons adopter le costume chinois, d’autres s’habiller en mauresques.
La vie est chère à Papeete plus qu’en aucun lieu du monde, peut-être. La raison en est qu’à l’entrée les marchandises paient des droits élevés, qui s’ajoutent au coût du transport. Une barrique de vin qui vient de France s’achète un bon prix quand elle a acquitté le montant du fret et reçu l’estampille de la douane. Le fromage de gruyère et les pommes se vendent au poids de l’or. Chaque mois, à l’arrivée du courrier de San-Francisco, on se précipite sur ces précieuses denrées et le stock en est vite épuisé. Et les pommes de terre ! Que de bassesses et de sacrifices pour en avoir une caisse ! L’Européen a beau faire, il a toutes les peines du monde à s’habituer aux aliments indigènes. On lui démontre en vain que la patate douce, avec son goût sucré, vaut la pomme de terre, que le huru ou mayoré est supérieur à la même pomme de terre, que le taro vaut la polenta, la plus délicieuse purée de châtaignes. Il ne s’accommode pas des vertus que l’on prête à ces produits de Tahiti.
On trouve des volailles et des œufs à Papeete, mais à quel prix ! Les œufs les plus petits s’y paient cinq sous la pièce. Grâce aux Chinois on peut avoir un chou pour cinquante centimes. Parlons des Chinois. Sans deux cents Chinois dont les négociants français n’ont pu obtenir l’expulsion, on ne mangerait ni salade ni légumes frais à Tahiti. L’esprit de concurrence a bien inspiré l’idée que l’usage de ces denrées pouvait donner la lèpre, mais comment résister à l’attrait d’une nourriture où il n’entre aucun ingrédient chimique ? On se fatigue si vite des conserves ! Avec cela il y a des anomalies inexplicables. On cultive la canne à sucre à Tahiti, et le sucre s’y vend deux francs le kilogramme. Et les vêtements, le linge !… Et les loyers !…
Plus d’un fonctionnaire a laissé des dettes, faute de pouvoir joindre les deux bouts. Il lui fallait avoir cheval et voiture, assister périodiquement aux réceptions du Gouverneur, acheter à sa femme des robes de soirée ou de bal, se vêtir et vêtir ses enfants convenablement, et se nourrir. En dépit des privations, son budget se trouvait en déficit, et, quand une décision du Ministre l’a envoyé dans une autre colonie, il a dû déléguer une partie de ses appointements aux fournisseurs dont les notes étaient restées en souffrance.
J’en ai vu que la misère avait déprimés d’une façon singulière. Ils avaient pris leur parti de la situation diminuée qui leur était faite, dépensant le cinquième de leur solde au cercle, se montrant dans toutes les fêtes, et mangeant en secret le pain de l’indigence, vivant de la ration, eux et leur famille. Que de misère navrante sous le frac galonné de tel ou tel à qui l’État alloue cinq cents francs par mois, sauf déduction de la retenue pour la retraite !…
Quant aux négociants, anciens marins de l’État ou du commerce, anciens soldats ou sous-officiers de l’armée de mer, si quelques-uns ont une vie dispendieuse, les consommateurs font les frais de leur luxe. Les Anglais, les Américains, les Allemands donnent l’exemple. Ils affrètent des navires, travaillent chacun de leur côté à accaparer l’approvisionnement public. Autant qu’ils le peuvent, les Français font tourner à leur profit les mesures administratives suggérées par les besoins de la Colonie. Je parlerai plus tard des débitants !…
Voilà donc la société de Papeete, colons, fonctionnaires, officiers, marins et soldats, négociants, ayant des mœurs et des habitudes si diverses qu’il n’en peut résulter que des conflits latents et souterrains ; divisés entre eux jusqu’à se déchirer par parole et par écrit, le colon ennemi du commerçant, le Commissaire de la marine envieux du Directeur de l’intérieur, le marin dédaigneux du soldat, se décriant les uns les autres à plaisir et à mort.
En temps ordinaire, la vie à Papeete est fort triste. On y digère sur des cancans et sur des articles de journaux qui ne valent pas la salive ou l’encre qu’ils ont coûtées. On y joue quelque argent aux cartes ou autrement, dans les cercles ou dans les cases des Chinois ; on y prend l’absinthe et le vermouth comme dans la première ville de garnison venue ; le jeudi, la fanfare locale fait résonner ses cuivres et c’est tout.
Mais depuis plus d’un an, l’amiral Marcq de Saint-Hilaire, commandant la division navale du Pacifique, a choisi la rade de Papeete pour point d’attache et de ralliement, lui donnant ainsi la préférence sur les capitales si intéressantes des Républiques sud-américaines, Valparaiso, etc… Le commerce de Tahiti s’est ressenti de cette aubaine et la physionomie du chef-lieu s’est sensiblement modifiée. Trois fois par semaine, la musique de l’amiral joue à terre. Le dimanche de deux à quatre heures, les Tahitiens et les Tahitiennes sont admis à visiter le Duquesne, croiseur de premier rang qui porte le pavillon de l’amiral, et que commande le capitaine de vaisseau Fournier, l’habile négociateur de Tien-Tsin. Pendant cette visite, la musique joue les airs de danse les plus entraînants. Le coup d’œil est fort joli des canots remplis de femmes et de jeunes filles aux peignoirs voyants. Ils glissent doucement sur la mer, paisible et unie comme un lac.
L’amiral est venu jadis dans la Nouvelle Cythère, il y a bien longtemps de cela, comme aspirant de marine. Il aime beaucoup le pays et ses habitants et ne laisse jamais échapper l’occasion de leur témoigner une sympathie plus désintéressée peut-être que celle que ses officiers montrent aux habitantes. Toujours est-il que les Tahitiens rendent à l’atimarara affection pour affection.
On danse beaucoup à Papeete, chez le Gouverneur, chez le Directeur de l’intérieur, chez le Président du Conseil général, et à bord des vaisseaux de guerre comme le Duquesne.
Le bal que j’ai vu à bord du Duquesne a été des plus brillants et des plus originaux. Sur l’avant du croiseur, une tente abritait une salle de dix-huit mètres de long, décorée de pavillons de toutes les couleurs, et éclairée de lustres fabriqués avec des pistolets et des fusils hors d’usage. Des scaphandres bardés de fer-blanc jouaient à s’y méprendre des chevaliers aux brillantes armures. Un peu partout des ancres et des panoplies où le sabre d’abordage avec sa garde massive tenait la plus grande place. Cela se détachait sur un fond de verdure habilement disposé. Les canons d’acier au repos étaient enguirlandés comme des mirlitons. Dans un espace réservé se tenait le chœur, l’himéné de Taunoa donné à l’amiral par Pomaré. Jeunes filles et jeunes garçons, ceux-ci la chemise flottante et immaculée, celles-là en long peignoir blanc, des couronnes de fleurs dans les cheveux, chantaient dans l’intervalle des danses des hymnes de circonstance. Accommodée au rythme bizarre de l’himéné, exécutée par ces voix aiguës ou rauques, la Marseillaise était devenue une tyrolienne quelconque.
Le public était très mélangé. Il faut ici beaucoup d’indulgence et l’amiral n’en manque point. De jolies Tahitiennes avaient été invitées, beaucoup de demi-blanches. Quelques-unes étaient venues pieds nus et ne paraissaient point trop honteuses dans leurs peignoirs de satin, de soie ou de velours couverts de broderie. Très galamment, l’amiral leur offrait le bras pour les conduire au buffet, et ne leur épargnait pas les compliments dans la langue tahitienne qu’il parle comme un enfant du pays. Quelques-unes avaient apporté ou amené leurs bébés, de gentils visages bruns aux yeux vifs, aux lèvres bien dessinées, des amours de Boucher avec une autre teinte. Après le souper, on vit, selon la coutume, les Tahitiens et leurs femmes emporter les restes dans leurs mouchoirs. Tous les chefs de district assistaient au bal dont le moindre attrait ne fut pas un feu d’artifice tiré en mer, à une heure du matin.
Dans l’intervalle des danses, la flirtation. Le Duquesne avait accosté et relié son pont au quai par une passerelle. De la dunette on jouissait d’un triple spectacle. A terre, la population aux vêtements multicolores se tenait bruyante, dans les avenues illuminées qui conduisaient au croiseur. On eût dit quelque chose comme une fête foraine en France avec le charme très-particulier du lieu en plus. Sur le pont, les plus belles toilettes de Papeete se mariaient aux uniformes militaires ou civils et la musique faisait rage. Du côté de la mer, c’étaient l’étendue et le calme. Sous la clarté pâle de la lune, l’Océan dormait : un peu d’écume aux récifs avec un bruit lointain et sourd, et, tout au large, le profil assombri de Moorea.
Un bal organisé par la population en l’honneur de l’amiral Marcq de Saint-Hilaire a offert une physionomie un peu différente. Les commissaires ont procédé « à l’instar de Paris, » et se sont appliqués à éliminer toute couleur locale. Ils ont improvisé une salle immense, l’ont décorée, meublée, éclairée à peu près comme peut l’être à Paris la salle des fêtes de l’Hôtel de Ville quand le conseil municipal y donne des fêtes. Sans les Tahitiennes ou demi-blanches de distinction, sans Marau, remise de ses aventures maternelles, on se serait cru tout aussi bien à Rouen ou à Bordeaux qu’à Papeete. L’intérêt de la fête était d’ailleurs moins dans son éclat que dans la pensée qui l’avait inspirée et que résumaient ces mots, tracés sur un transparent au-dessus d’un arc de triomphe : « Honneur et Patrie. A l’amiral Marcq de Saint-Hilaire et aux États-Majors de la Division navale du Pacifique, la population française de Tahiti. » Cela se passait dans des circonstances sur lesquelles il est bon d’insister. Depuis un mois et plus on vivait sur des bruits de guerre entre la France et l’Allemagne. Un vapeur qui prend quelquefois le courrier n’était pas arrivé à la date fixée… Où en était-on ? Que se passait-il là-bas ? Le journal l’Océanie française publiait des articles émus et solennels et une inquiétude patriotique régnait dans les âmes.
Il faut que l’on sache que Tahiti est à cinq mille lieues de France et que l’on n’y reçoit des nouvelles du monde civilisé ou prétendu tel qu’une fois par mois. On ne s’imagine pas ce que peut être, pour un Parisien accoutumé à recevoir des lettres à toute heure de la journée, cette pénurie de correspondance. J’ai dans l’idée que Napoléon est mort de silence à Sainte-Hélène bien plus que d’un squirrhe à l’estomac. Au point de vue de la vie intellectuelle et morale avec ses palpitations et ses fièvres, ses épreuves et ses jouissances, Tahiti est un tombeau. On y soupçonne la vapeur ; on n’y connaît pas l’électricité. C’est par navires à voiles que se fait le courrier ! En 1888 !…
Les nouvelles les plus récentes sont celles qu’apportent les journaux de la Nouvelle-Zélande, vieux de trois semaines quand on les dépouille à Papeete, et dont les dépêches portent à ce point l’estampille anglaise que presque toutes elles pourraient se traduire librement par un sinistre : « Finis Galliæ ! »
Il n’est pas de bruit malveillant, de rumeur malheureuse pour la France et son gouvernement qui ne prenne, en passant par cette voie, la tournure d’un fait accompli et sur lequel il n’y a plus à revenir. On espère que cette situation changera, l’isthme de Panama une fois percé et vraiment il ne sera pas trop tôt. Il faut se hâter de rapprocher de la Mère-Patrie cette colonie qui est l’escale indiquée entre la vieille Europe et la jeune Australie.
Tout blasé qu’il soit de manifestations officielles, l’amiral Marcq de Saint-Hilaire a laissé paraître une certaine émotion quand, répondant au toast du maire de Papeete, au souper qui suivit le bal, il a fait allusion à l’heure où la Patrie demanderait à ses enfants de verser de nouveau leur sang pour la défendre.
La vie à Papeete a repris son allure ordinaire. Le soir, les magasins et les bureaux fermés, les voitures de style américain et les chevaux de performance tahitienne, les véhicules aussi médiocres que les attelages se croisent dans l’avenue de la Fautaua plantée jadis par M. de la Roncière. Le comte de la Roncière, élève à l’École de Saumur, avait été condamné à dix ans de travaux forcés pour avoir violenté une jeune fille dans des circonstances particulièrement odieuses. Son crime ayant passé pour un péché de jeunesse, il ne fit pas sa peine jusqu’au bout. Sa famille le fit voyager, et l’empereur le nomma Commissaire, c’est-à-dire gouverneur à Tahiti. Là, il tenta un coup d’État qui devait faire de lui le premier ministre de la reine Pomaré IV. Les magistrats français voulurent résister. Il les emprisonna ou les déporta. Cela se passait en 1870. On connut la vérité à Paris plus tôt que ne le pensait La Roncière qui fut destitué avant d’avoir réalisé ses projets aussi bizarres qu’ambitieux.
Avec ses arbres immenses, ses épais fourrés et ses clairières, l’avenue de la Fautaua c’est le Bois pour le Tout-Papeete. Non loin de ses ombrages court une eau limpide où les tritons de la flotte se baignent avec les naïades de la Nouvelle Cythère. Mythologie à part, l’endroit est charmant et porte à la rêverie. L’avenue débouche sur la mer et l’on quitte la demi-obscurité de cette magnifique voûte de verdure pour l’éblouissement des admirables couchers de soleil qui incendient le ciel.
La grande distraction est d’observer le sémaphore, une distraction émouvante où l’imprévu a la plus grande part et qui devient presque un jeu de hasard. Ces boules blanches groupées autour d’un mât planté au premier plan des collines vertes, c’est toute la vie de Papeete : les navires qui entrent apportant le pain quotidien, la farine de San-Francisco, et les nouvelles de France, les lettres déjà vieilles des êtres chers que l’on reverra s’il plaît à Dieu, et quand !…