← Retour

La nouvelle Cythère

16px
100%

XIII

Le Mariage de Roti. — La naissance des Étoiles. — La vengeance de Tetohu, prêtre de Nuurua. — Ressouvenirs antiques. — Encore les arioi. — Tout à l’amour. — Les filles laides.

Je cherche depuis longtemps querelle à Pierre Loti. Pourquoi Loti ? Il n’existe point d’l en tahitien. En style d’erratum, c’est Pierre Roti qu’il faut lire et le titre du célèbre roman suivant la fortune du nom de son auteur c’est le Mariage de Roti qui nous enchanta. Grâce à l’absence de certaines consonnes, de Clémentine on fait Térémentine en ce pays charmant. La langue tahitienne est d’une rare indigence en mots comme en articulations, mais elle est très douce. Le « non », aïta, et le « oui », êh, prononcés par une demi-blanche, sont des syllabes aussi musicales que le « si » de l’italien que l’on parle à Florence.

Vers 1819, une très vieille femme racontait à M. Orsmond la genèse des étoiles. L’ombre d’Arago et celle de Leverrier souriront de ce récit.

LA NAISSANCE DES ÉTOILES

Caverne puissante qui fait naître fut l’origine de toutes choses.

Il épousa la femme Terre Noire qui donna le jour au roi Le Sable.

L’Océan roula et le soir arriva. L’Océan roula et les nuages vinrent, et Caverne puissante qui fait naître abandonna la femme Terre Noire.

Caverne puissante qui fait naître fut l’origine de toutes choses.

Il épousa la femme Grandes Ordonnances qui donna le jour au roi Étoile.

L’Océan roula et la lumière parut. Petite Vallée coup sûr d’un guerrier et Vallée puissante furent des étoiles. Ciel clair et jaune fut leur roi.

Quand Vallée puissante épousa la femme Reine Unique, le roi Deux grandes Époques naquit. Deux grandes Époques est l’étoile qui traverse la nuit, étoile lumineuse comme la boussole de l’Est.

Deux grandes Époques se fit une pirogue qu’il appela Œil changeant, il vogua sur la mer jusqu’au roi Sud qui habite vers les récifs de corail, et il épousa Caverne.

Douleur d’un père chéri fut leur boussole et leur fils, le roi Amorce Rouge naquit. C’est lui qui se lève le soir avec un œil rouge et dont la clarté enflamme le ciel. C’est le dieu qui vole avec des réverbérations remplies de merveilles.

Amorce rouge se fit une pirogue qu’il appela le Grand Jour qui vole dans le ciel, et fit voile vers l’Orient.

Le Grand Jour épousa la femme Coquille du Ciel. Celle-ci donna le jour au roi Deux Grandes Époques qui guide la pirogue vers La Bonite. Ainsi fut établie pour toujours la nuit dans le sud. Naquirent ensuite Cacher, Vide, Jamais, Pince, Tromper et Réputation pour la nuit, et l’Homme pour le jour. Grande Réputation, Réputation d’un Esprit, Esprit mort, Coupé, Premier Jour de la Lune, Tordre-par-plaisanterie et Origine furent les étoiles du ciel de La Bonite.

L’Océan roula et Oubli parut avec Avant-Coureur et Bien marqué, et leur pirogue fut appelée La Bonite, la pirogue de la sérénité suspendue sous le ciel et qui vogue vers le roi Ouest.

Le roi Ouest épousa la femme Juste Mer d’odeur forte, qui donna le jour à Parent qui mange les pierres. Quand le roi Ouest épousa la femme Ciel de longue justice, les rois Étoile filante et Vent fort du Nord naquirent.

Le roi Étoile filante épousa la femme Couvert du Ciel.

L’Océan roula et Étoile des Mouches parut.

L’Océan roula encore et Étoile scintillante parut pour embellir la maison irrégulière, le ciel.

Tout cela fut ordonné pour rendre plus éclatante la splendeur des Deux Époques et pour réunir une grande assemblée devant le roi Ivresse.

Ce rébus astronomique n’a jamais été déchiffré. Qu’est-ce que Caverne puissante qui fait naître ? Le dieu créateur ou le soleil, le grand générateur ?

On trouvera peut-être plus d’intérêt à la légende guerrière, au récit plutôt que voici, et qui est dû aux souvenirs de l’orométua (pasteur) Turaitaroa, plus connu sous le nom de Tiupo que lui avait donné la feue reine Pomaré.

LA VENGEANCE DE TETOHU
PRÊTRE DE NUURUA

L’origine de la vengeance de Tetohu fut l’affront infligé à trois rois, lors de la grande fête de Tarahoi, ordonnée par l’illustre roi de Teporionuu, Tériietutetanooterai Tuuieaaiteatua. Cette fête fut célébrée près du marae de Raianaunau à Papaoa. Les rois de tous les promontoires de Tahiti et de Moorea avaient été conviés à cette solennité où devaient être mangés les porcs sacrés aux pendants d’oreille de fibres de coco.

Presque tous les rois étaient venus. Ils s’assirent en cercle, appuyés aux pierres royales, autour des aliments préparés pour la circonstance. Adossé à une pierre plus haute, le roi de Teporionuu présidait en silence et par gestes la distribution des cuisses et des épaules des cochons sacrés. Il étendait la main et désignait successivement les morceaux choisis et le roi à qui ils étaient destinés.

Trois rois furent oubliés, c’étaient Teraitua, roi de Varari (Moorea), Tetuanuimaruaiterai, roi de Punaauia, et Outu, roi de Mahaena.

Pour venger cet outrage, le roi de Varari déclara la guerre au roi de Teporionuu.

Les troupes ennemies se rencontrèrent devant la forteresse de Temahue, sur un plateau auquel aboutissent huit collines. Teraitua, roi de Varari, avait pour allié Tepau, roi d’Afareaitu. Bien que ce dernier ne se fût pas rendu à la fête de Tarahoi, l’affront reçu par Teraitua ne s’en adressait pas moins à lui également, et il en était de même pour Tevahitualpaté, roi de Paea, l’allié de Tetuanuimaruaiterai, roi de Punaauia et pour les trois frères de Outu, roi de Mahaena, qui étaient les rois de Ahuare, Atiraa et Vahitaraa.

L’armée de Moorea fut défaite… Ses morts blanchirent au soleil sur la plage et sur le récif de Taaora à Papaoa.

Tetohu, prêtre du marae de Nuurua, le marae de Varari, fut fait prisonnier et conduit au fort de Temahue où il devait être mis à mort.

Ceux des guerriers de Moorea qui avaient échappé se tenaient au large sur leurs pirogues de combat. Parmi eux se trouvait le roi de Nuurua, Temana. Quand Tetohu fut pris, on confia sa petite fille à Temana. Cette enfant avait à peine cinq ou six ans ; elle s’appelait Teroroitiahioarii.

Tetohu prisonnier songeait à faire parvenir un message aux gens de Moorea. Il implora de ses gardiens la suprême faveur de pouvoir embrasser une dernière fois son enfant bien-aimée. Le vainqueur se laissa toucher. On alla chercher la petite Teroroitiahioarii et on l’amena vers son père. Tetohu la prit dans ses bras, l’assit sur son genou droit, et répandit des larmes amères à la pensée qu’il ne reverrait plus ni sa fille ni son île de Moorea, qu’elles allaient bientôt l’une et l’autre disparaître pour jamais à son regard.

— Pourrais-tu, Teroroitiahioarii, retenir ce que je vais te dire ? demanda Tetohu à sa fille, au moment où ils étaient sans témoins.

— J’essaierai ! répondit l’enfant.

— Eh bien ! Voici ce que tu diras de ma part au roi Temana : « Dès que tu seras de retour à Moorea, agis. » S’il te demande ce qu’il doit faire, tu lui répondras : « Il faut construire des pirogues de combat. Moorea a huit districts, Temahue a huit collines ; il faut construire huit pirogues de combat. »

— Je retiendrai ces paroles, promit Teroroitiahioarii.

Tetohu ajouta :

— Dis encore à Temana : « Coupe des troncs de Teofaainuurua (bois de tamanu fort et souple dont on faisait les pirogues de guerre), place ces troncs sur des traverses à Taarauava et quand ils auront été creusés en pirogues, mets-les à la mer à Taitaiavete. Lorsque, sur le récif de Matatiaro, tu verras une pieuvre, saisis-la et fais-en dix morceaux. Les huit tentacules seront pour les huit districts de Moorea : elles figurent les huit pirogues de combat et les huit collines de Temahue. Quant à la poche à encre, porte-la à Pereaïtu (Punaania et Paea), et le reste porte-le à Vahitaraa (Mahaena et Ahuare).

Après avoir entendu ces paroles, la petite Teroroitiahioarii partit ; dès qu’elle ne fut plus là, Tetohu fut mis à mort.

Arrivée près du roi Temana, l’enfant lui rapporta les paroles de son père sans en oublier une seule. Temana accueillit avec empressement le message de Tetohu dont il comprit sans peine la signification. La voile fut hissée bientôt et les derniers guerriers de Moorea retournèrent à Eimeo où Temana divulgua les ordres de Tetohu et son dessein de s’y conformer. Tous les guerriers de Moorea applaudirent.

Les troncs de Teofaainuurua furent coupés, placés sur des traverses à Taarauava et creusés en pirogues de guerre. Quand ces pirogues furent achevées, on les mit à l’eau à Taitaimavete. On vit une pieuvre sur la roche de Matatiaro ; elle fut pêchée, découpée et l’on en distribua les morceaux comme l’avait demandé Tetohu. Les huit tentacules furent envoyées aux huit rois de Moorea, la poche à encre à Pereaitu et le reste du corps à Vahitaraa. La bouche et les dents demeurèrent à Vahitaraa et les yeux furent envoyés à la vallée de Taumatua.

Tous les districts qui avaient été humiliés dans la personne de leurs rois ou de leurs alliés à la fête de Tarahoi s’unirent, pour venger la mort de Tetohu, le prêtre du marae de Nuurua dans la coalition symbolisée par les morceaux de la pieuvre pêchée à Matatiaro.

Le mois de Teeri, un des anciens mois lunaires des Tahitiens, et la nuit de Tane, chaque nuit du mois avait un nom, les alliés, formés en trois corps d’armée, opèrent leur jonction. Leur ligne de bataille est établie à Tarae (Pirae). Ils montent ensemble à l’assaut du fort de Temahue dont ils s’emparent et massacrent sans pitié les malheureux habitants de Teporionuu qui s’y étaient réfugiés. Les femmes enceintes sont éventrées…

Les guerriers illustres qui périrent dans cette bataille furent Nuifitoa, frappé du « ae », lance, par Taneiarupa, Tauaitaatainuoroa, Tutahatautuatu et Raitutoa d’Eimeo, Aroaito et Toe de Pereaitu, Taneiarupa et Uetetoiroa de Vahitaraa.

Teporionuu fut complètement dévasté et tous ses villages incendiés. C’est ainsi que s’exerça la vengeance de Tetohu et que fut expié l’impardonnable affront de la fête de Tarahoi.

Le roi vaincu de Teporionuu, Teriietutetanooterai Tunuieauiteatua fut emmené prisonnier avec sa famille au fort de Horera, dans une vallée de Tiarei.

La véritable grandeur procède de la simplicité et c’est par là que les poèmes antiques surpassent les œuvres de nos époques prétendues civilisées. Le récit qu’on vient de lire avec ses détails vulgaires, ses puérilités, pourrait-on dire, vaut surtout par ce parfum de vérité naïve autant que par cette allure sauvage et héroïque qui s’y mêlent et s’y confondent à chaque trait. Cette vengeance patriotique ordonnée par ce prêtre et ce père, confiée à cette enfant, exercée par ces guerriers obéissants, ne vaut-elle pas telle action des Grecs et des Romains recommandée à notre admiration par la pédagogie universitaire ou non ?

Au dire de ceux qui ont pénétré la nature tahitienne, de ceux qui se sont assis, le soir tombé, dans la case de bambou ouverte à tous les vents, il faut entendre raconter ces belles et anciennes histoires en la langue du pays. Les Tahitiens s’échauffent à ces récits. Leurs yeux brillent. Ils aiment surtout ces noms fameux, ces vieux noms de rois et de héros que le narrateur fait revenir à tout moment et dont la signification obscure augmente le charme de la légende tout en la compliquant. Il faut prendre son parti de l’absence de monuments littéraires écrits mais quel passé noble et glorieux révèle l’enthousiasme qui accueille encore ces chants et ces récits de batailles ? Sans effort la pensée évoque des troupes de guerriers au torse nu et luisant, au regard fier, et dont la haute taille, les muscles souples et forts ne semblent pas moins faits pour la statuaire que ceux dont le ciseau de Phidias ou de Praxitèle immortalisa la beauté plastique et idéale.


J’en reviens aux arioi. Il y a tant à dire à propos de cette secte mystérieuse que, sans avoir l’ambition d’épuiser le sujet, force m’est bien d’en reparler. Je n’ai fait qu’indiquer le rôle que jouaient les femmes dans la célèbre congrégation et c’est à peine si j’ai fait allusion au meurtre des enfants nouveaux-nés. Je n’ai pas encore dit qu’on les étranglait ou qu’on les asphyxiait au moyen du cordon ombilical.

Le sujet auquel je touche est délicat. A bien considérer les choses, il m’apparaît que les arioi avaient organisé la débauche et qu’ils en vivaient. M. Alexandre Dumas fils fera ce qu’il voudra de cette hypothèse qui n’a rien de hasardé.

Les femmes de chambre, vahine roï, femmes du lit, des arioi les suivaient dans leurs voyages. Elles portaient leurs vêtements et elles en prenaient soin, mais elles étaient respectées par eux. Quand les arioi faisaient le tour de Tahiti, ces femmes les accompagnaient toujours. Arrivées au district, elles se tenaient dans la maison réservée aux arioi et les jeunes gens criaient :

« Femmes, venez, venez, venez ! » Ils approchaient de la maison et demandaient : « Où sont-elles ? Nous voici ! Courons ! Non ! Étreignons-nous ici ! Venez ! venez ! ». Il se passait alors des scènes telles que Suétone en impute à Tibère et Tahiti était comme une autre Caprée. L’amour n’y était point vénal ; tout se passait en plein jour et, ce qui peut donner une idée des excès où l’on se portait, c’est que des femmes en mouraient. Du regard et de la voix l’on s’invitait. Après le festin les femmes appelaient les hommes à leur tour : « Venez ! venez ! venez » ! leur disaient-elles. Provoquantes sous leur ceinture de ti (dracena terminalis), le corps oint d’huile odoriférante et de mati (ficus tinctoria) échevelées et ivres de kava, liqueur extraite d’une plante du pays, ces bacchantes devaient être belles en leur frénésie amoureuse. Les ressouvenirs de l’antiquité m’obsèdent.

Écoutons le narrateur parler des filles laides.

Voyez cette fille laide ! Elle a soin de la maison. Elle est attachée à la maison par une corde. Qu’elle ne suive point les pas des arioi ! Elle est comme un morceau de bois enfoncé dans la terre. Elle a une couronne et des vêtements de feuilles de cocotier ; elle a pour chapeau un panier. Elle doit avoir une lance à la main. On lui fait porter toutes sortes de fardeaux et, quand les arioi s’en vont, ils lui disent :

« Reste ici ! Tu es laide ! Reste dans le pays et garde notre héritage ! Ne nous suis pas dans notre voyage de peur qu’on ne se moque de nous et que nous ne soyons insultés ! Nous voulons que notre voyage soit heureux et, quand nous ferons le tour de l’île, nous serons reçus partout avec les acclamations des meilleurs danseurs de l’upa-upa, au son des tambours, au milieu des rires et des applaudissements ! »

Mais à une belle fille, ils disent : « Viens et que les danseurs de l’upa-upa t’applaudissent avec nous. »

Chargement de la publicité...