La nouvelle Cythère
II
De San-Francisco à Papeete. — Le père Tropique. — Aux Marquises. — La lèpre. — Au pays de la nacre et des perles.
La goëlette qui porte le courrier à Tahiti part de San-Francisco le premier de chaque mois. Le « City of Papeete » est un petit bateau assez élégant de forme et d’une voilure exceptionnelle, jaugeant six cents tonneaux. Il fait le voyage, aller et retour, avec la régularité d’un omnibus. Qu’on est loin du confortable des transatlantiques ! Par exemple, plus d’odeur de machine. On tangue et on roule indéfiniment, en cadence, et l’on va doucement, doucement. On met en moyenne trente jours à l’aller et trente-cinq jours au retour. Je conseille cette promenade aux gens de lettres et aux hommes politiques qui souffrent d’un excès de fatigue cérébrale. Il est difficile de trouver à qui parler à bord et les quelques romans emportés de France, ont été depuis longtemps dévorés, lus et relus. Peu ou point d’oiseaux de mer. Pas la moindre baleine ; le requin est rare si le marsouin est abondant. De péripéties, pas l’ombre ! on espère les alizés, les vents propices ; on redoute le pot-au-noir, vaste espace où il pleut sans cesse. Le soir, las de n’avoir rien fait, on écoute les chœurs des marins qui s’accompagnent d’un accordéon. Encore l’accordéon ! Ils chantent le Navire qui n’est pas revenu, et l’effet produit est curieux. Il s’établit comme une harmonie des choses entre la mer, le navire, les chanteurs, les passagers, la voix, la brise et la vague. Tout se fond dans un ensemble qui n’est pas sans beauté, au clair de la lune par une belle nuit étoilée, alors qu’apparaît enfin la Croix du Sud, une constellation de médiocre envergure à laquelle on a fait une réputation fort au-dessus de son mérite.
J’ai gardé le silence sur le passage de la Ligne, peut-être parce que le baptême traditionnel a été l’occasion d’une mauvaise plaisanterie dont j’ai été la victime. Ce rite est idiot pour ceux aux dépens de qui on le célèbre ; mais, à distance, je conviens qu’il peut être un divertissement pour les autres. Le père tropique, Neptune et ses acolytes, sont des grimes amusants dont la défroque rend absolument méconnaissables les matelots du bord, et la pièce est jouée avec ce sérieux sans lequel il n’est point de comique vrai. Dois-je raconter mon initiation, reproduire les litanies du Père Tropique, avouer que l’on m’a barbouillé le visage de craie et rasé avec une lame de bois, confesser enfin que, dans un accès de mauvaise humeur, je me suis tout à fait refusé à plonger la tête dans un tonneau rempli d’eau de mer ? Ma honte était grande et le souvenir m’en est amer.
Le vingt-neuvième jour, la terre est signalée. Cela fait plaisir. On est en vue de Nuka-Hiva, une île de l’archipel des Marquises. Des roches énormes se découpent sur le ciel avec des aspects de forteresses démantelées mais menaçantes encore. Le City of Papeete jette l’ancre dans la rade très belle de Taio-hae, et les passagers, avides de se retrouver à terre, se précipitent dans les canots mis à la mer. De loin nous avons aperçu, paissant, de beaux bœufs roux et blancs. De la viande fraîche ! On s’explique la joie de l’ogre qui se nourrissait sans doute à l’ordinaire de salaisons, morue, saumon, bœuf salé ou en daube, et autres aliments compulsoires de beuverie mais détestables à la longue pour les estomacs les mieux portants. Avec la viande fraîche se montrent les fruits des tropiques. Je me réserve de dire ce que je pense de ces légumes déguisés quand je serai à Tahiti.
Admiré modérément les premiers cocotiers.
dit un poëme maritime. Il y a tout au plus trois cents habitants à Taio-hae, plus un lieutenant de vaisseau, administrateur de l’archipel, un gendarme, quatre soldats de l’infanterie de marine et un caporal, et un très vieil évêque dont la soutane râpée fait penser au dicton :
Visité les curiosités de Taio-hae. Au bord de la mer se dresse une stèle de granit sans la moindre inscription. Les indigènes racontent que ce caillou rectangulaire a été apporté là par des fourmis.
— Mais, leur dit-on, comment pouvez-vous croire que des fourmis ont pu…?
— Il y en avait beaucoup, répondent-ils avec assurance.
Plus loin, voici une informe et monstrueuse idole de pierre, un bloc grossier où l’on distingue à grand’peine des yeux en trous de vrille, un nez camard, un rictus effrayant. C’est devant cette idole qu’il y a quelque trente ans furent massacrés deux artilleurs de la marine.
Brr !…
Dans le jardin de la Mission se voit encore un arbre célèbre, un banian dont Dumont d’Urville parle dans sa relation de voyage. Le banian est curieux ; de nombreuses branches redescendent vers le sol pour y prendre racine, ce qui donne au tronc des proportions énormes.
La race est admirable bien que l’alcool et l’opium aient déjà fait des ravages parmi les indigènes. Les traits sont réguliers, la stature élevée, le corps bien proportionné, le teint bistré. Les mœurs sont libres. Un grand point en discussion est celui de savoir si les Marquisiens pratiquent encore l’anthropophagie. Les missionnaires disent oui et les colons disent non.
Auxquels croire ? Il semble bien que, n’était la présence des gendarmes et des soldats de l’infanterie de marine, les Marquisiens se feraient la guerre non seulement d’île à île mais de baie à baie. En nul pays peut-être on ne trouve autant de vestiges de la vie sauvage. Ce sont les coiffures de guerre en forme de diadème, les casse-tête ou plutôt les massues, les barbes de vieillards réunies en pinceau, les chevelures ravies aux ennemis, les plumes de paille-en-queue, un oiseau des tropiques, plumes dont les femmes se servaient pour exciter au moyen de chatouillements répétés les hommes à la guerre et à l’amour ; les lourdes rondelles d’ivoire qu’elles se fichent dans l’oreille en guise de boucles, les bracelets de dents de marsouin, les colliers de fragments de tibias sculptés naïvement ; le tatouage qui, bien que défendu par l’autorité française, se pratique presque ostensiblement. Peut-on inférer de tout cela que les indigènes se mangent encore les uns les autres ? Je suis fort embarrassé pour répondre et je préfère m’en rapporter au docteur Long. Le docteur, médecin de première classe de la marine, me raconte que, dans l’une de ses tournées, il a passé la nuit sous le toit de pandanus où dormait une famille soupçonnée de s’être débarrassée d’un ennemi en le mangeant. Ce qu’il y a de certain, c’est que le malheureux a disparu l’an dernier. Le docteur a recueilli les confidences d’un cannibale repenti. Il paraît que le morceau le plus recherché sinon le plus délicat dans l’homme, c’est l’oreille. La chair humaine a un peu le goût de celle du porc. Oh ! docteur !
Un vaillant homme, ce docteur. Toujours par monts et par vaux. Il a fait récemment une tournée dans les îles où se trouvent des lépreux. Il a examiné les pauvres diables, leur a laissé des médicaments, et s’en est revenu très ému avec un projet de léproserie qui ne sera pas réalisé de sitôt, hélas ! car en ce pays comme en beaucoup d’autres les excédents budgétaires se montrent rarement.
D’où vient la lèpre ? Comment naît-elle et se développe-t-elle ? Nulle question n’est plus controversée. On impute le mal au contact des Chinois mais, avant l’arrivée de ceux-ci, les indigènes étaient déjà sujets au féfé. Le féfé, c’est l’éléphantiasis, une maladie de la peau qui affecte les jambes tout d’abord et détermine une enflure énorme, au point de donner au membre atteint les dimensions d’un pied d’éléphant. Les uns assurent que l’abus de la viande de porc est pour quelque chose dans la lèpre ; d’autres prétendent que le taro, racine qui croît dans les marécages, pourrait bien en être rendu responsable. Il en est enfin qui affirment que l’habitude de marcher les pieds nus n’est pas étrangère au mal, et que c’est par la fiente et l’urine qu’il se communique. Car il n’est pas sûr encore que la lèpre soit contagieuse ou non. Il faut entendre les médecins là-dessus.
Toujours est-il que c’est un mal horrible. Le plus souvent c’est par le visage qu’il commence. Un simple bouton paraît à la joue, puis la face se gonfle. Aucun remède ne peut arrêter les effets du mystérieux poison. Le corps se couvre de plaques tandis que les mains se recroquevillent. La main en griffe est la première étape. L’ulcération ne vient qu’après. Alors l’être tout entier se dévore, les membres tombent pourris ; les yeux sortent de l’orbite, et la mort arrive enfin, lente, trop lente délivrance.
Que faire pour ces malheureux ? Le docteur Long parle de fonder une léproserie ; d’autres, moins humains, proposent de déporter les lépreux dans une île déserte, comme cela se fait aux Sandwich. Toujours est-il qu’avant d’ordonner le départ d’un malade on lui doit quelques soins. Mais, allez donc raisonner contre la peur, et qu’espérez-vous des hommes quand le sentiment de la conservation a parlé ?
Avant de regagner le bord je me fais montrer le fort Collet. Ce petit bâtiment est le dernier vestige de la transportation à Nuka-Hiva. Les vaincus de la guerre civile n’ont pas laissé de souvenirs et je ne trouve personne qui puisse me donner des renseignements sur eux. Pendant que l’Administrateur répond obligeamment à mes questions, mon imagination travaille. Nos aimables récidivistes seraient fort bien aux Marquises, trop bien même. La terre n’y manque pas, une terre fertile entre toutes. Par ce temps où la sollicitude publique s’exerce plus souvent au profit des vauriens que des honnêtes gens, on serait parfaitement capable d’envoyer ici Alphonse et Mélie pour y faire souche de mauvais bougres. Que l’on s’en garde ! La colonie n’en veut pas entendre parler, et elle a bien raison. Il faut publier partout que ce pays est sain, que l’Européen y peut vivre, s’acclimater en peu de temps, entreprendre des cultures productives. Quant aux récidivistes, qu’ils aillent se promener ! Il n’est pas besoin d’eux pour favoriser le développement de la prostitution ; elle se développe bien assez toute seule.
Nous nous retrouvons sur le pont du « City of Papeete ». La brise souffle et le léger navire court comme il ne l’a pas encore fait depuis notre départ de San-Francisco. On apprécie la viande fraîche emportée de Taio-hae et l’on se régale d’œufs à la coque. Avant de quitter la table, je dénonce au mépris public une sauce détestable, le carry. C’est une purée d’amande de coco, et de riz, verdâtre et nauséabonde, où il entre du safran, du vinaigre, je ne sais quoi encore. Il paraît que, dans l’Inde, le carry est savoureux, et qu’à Tahiti même on s’en lèche les doigts. L’essai forcé que j’en ai fait sur le bateau m’oblige à déclarer qu’entre beaucoup d’inventions culinaires celle du carry est la plus déplorable.
De nouveau la terre est signalée. Cette fois nous sommes en présence des Pomotu ou Tuamotu, un archipel dépendant, comme les îles Marquises, des Établissements français en Océanie. Pomotu veut dire îles basses, îles soumises, îles de la nuit, quelque chose de désobligeant pour les indigènes ; Tuamotu veut dire îles lointaines. Les cartes disent : Archipel dangereux, quelque chose de terrifiant pour les marins. Plus de roches granitiques aux aspects grandioses : on n’aperçoit que la cime des cocotiers, et, de loin, les îles semblent de vastes pelouses perdues au milieu de l’Océan. Une race robuste vit là. Des pêcheurs pour la plupart. Le sol est fait d’une mince couche de terre végétale qui repose sur des madrépores. Ces polypes se développant de la façon la plus irrégulière, tantôt une île émerge du sein de l’onde et tantôt une île s’affaisse et disparaît. Cette végétation sous-marine, minérale et vivante tout ensemble, enserre des portions de mer qui deviennent des lacs intérieurs ou lagons. C’est ici que la chose devient intéressante : dans ces lagons se pêchent les huîtres qui donnent la nacre industrielle, d’énormes bivalves dont la dimension peut atteindre trente centimètres, et d’autres huîtres plus petites qui donnent les perles.
L’eau est extrêmement limpide ; on distingue très bien, à une certaine profondeur, les huîtres suspendues aux rameaux madréporiques comme des nids aux branches des arbres. Pour les aller chercher, les indigènes n’ont pas besoin de cloche ni de scaphandre. Ils plongent en retenant leur respiration tout simplement et peuvent rester ainsi une ou deux minutes sous l’eau. Hommes et femmes se livrent à ce pénible métier qui les expose plus aux dents des requins qu’à l’asphyxie. Plus d’un y a laissé une jambe ou un bras quand il a été assez heureux pour ne pas y laisser sa vie. Un plongeur ordinaire gagne quatre ou cinq francs par jour, lorsque, par exception, il ne pêche pas pour son propre compte.
Hélas ! les lagons s’épuisent et les perles deviennent rares comme la nacre elle-même. On a, paraît-il, pêché sans compter, sans donner le temps à l’huître de se reproduire et de croître. En présence de cette dépopulation, la colonie a poussé un cri d’alarme. Que faire pour conserver aux Tuamotu cette source de profits ? On a écrit à Paris et l’administration a maternellement envoyé un homme pour étudier la question. Il aurait fallu un praticien, un ostréiculteur de profession : on prit un savant, un secrétaire du Collège de France. Ce savant éminent ne pouvait plonger, sa grandeur l’attachait au rivage, et peut-être ne savait-il pas nager. Il se livra pourtant à de patientes études qui aboutirent à constater que la pintadine, c’est le nom de demoiselle de l’huître perlière, n’était pas hermaphrodite. Ce mollusque se contente d’un sexe, et la plus vulgaire moralité est d’accord avec l’intérêt du commerce pour recommander les mariages ; le commerce se contenterait peut-être des unions libres.
A la suite de sa mission, notre savant a rédigé un rapport consciencieux qui débute philosophiquement ainsi : « Tout casse, tout passe, tout lasse ! Les perles ont échappé à cette inéluctable loi, triomphé de cette inexorable tendance… » Puis viennent les allusions aux légendes indoues, aux traditions et aux coutumes des Hébreux, des Égyptiens, des Éthiopiens, des Mèdes, des Perses, des Grecs, des Romains : voire une citation d’un dictionnaire chinois, l’Urt-Ja, publié mille ans avant Jésus-Christ. Voilà pourquoi votre fille est muette ou, du moins, voilà pourquoi la pêche de la nacre et de la perle est en si mauvais état. Ce n’était pas que la dissertation du secrétaire du Collége de France fût sans valeur. Elle en avait trop, au contraire ; elle sentait trop l’Institut et pas assez le négoce. Sans doute on a pris plaisir à entendre rappeler, en comité académique, les perles de Salomon ; les deux perles que Cléopâtre portait à ses oreilles et qu’on évaluait dix millions de sesterces, les mêmes qu’elle but après les avoir mises dans le vinaigre ; celles de Servilie, mère de Brutus, estimées six millions de sesterces ; celles de Lallia Paulina, femme de Caïus Caligula, comptées pour quatorze millions de sesterces ; celles de Charles le Téméraire ; celles de la couronne de Hongrie ; celles de Christian IV de Danemark, celles qui figuraient dans une salade de bijoux offerte par Philippe II à sa femme Élisabeth, salade dont les feuilles étaient des émeraudes, le vinaigre des rubis, l’huile des topazes, et le sel des perles ; celle enfin que possédait le même Philippe II, achetée cent mille ducats et grosse comme un œuf de pigeon.
Et les pêcheries des Tuamotu ? Que faire pour les rendre plus fécondes ? Au dire de notre savant, il faudrait interdire le commerce des huîtres d’une dimension et d’un poids insuffisants. Laissez les huîtres aux coraux ; laissez les roses aux rosiers. Plus pratiques, les indigènes ont inventé le rahui. Le rahui, c’est l’interdiction de pêcher dans les lagons qui ne donnent plus que de petites huîtres. En mettant le rahui pour cinq ans sur un lagon ou une portion de lagon, on a quelque chance, ce délai expiré, d’y pêcher de belles nacres et de non moins belles perles. Ce procédé a bien reçu la sanction de l’expérience mais le Collège de France lui refuse la sienne. C’est bien fait.
Il n’en est pas moins vrai que l’on trouve encore des perles dans les établissements français de l’Océanie, de jolies perles, sphériques, irisées, qui, pour briller d’un éclat moins vif que le diamant, n’en font pas un moins bel effet, fixées au lobe rose de votre oreille si petite, mademoiselle, — serties dans le chaton de votre bague, ou réunies en un collier dont se pare votre cou blanc, délicat, qui de la neige effacerait l’éclat, madame.
Nous passons à travers les îles en constatant l’absence d’un phare protecteur. Est-il possible qu’aucun feu n’indique leur route aux navigateurs qui s’aventurent dans ces parages, à proximité de terres à fleur d’eau qu’ils n’aperçoivent qu’au moment où ils vont les toucher, pour ainsi dire ? Cet état de choses va cesser bientôt, m’assure-t-on. Il est temps.
Il y a près de quatre jours que nous avons quitté les Marquises quand, dans la nuit, le phare de la pointe Vénus est aperçu. Nous sommes à Tahiti. Voici la Nouvelle Cythère.