La nouvelle Cythère
LA
NOUVELLE CYTHÈRE
A beau mentir qui vient de loin.
I
En route pour la Nouvelle Cythère. — A bord du Saint-Laurent. — La tempête, les icebergs et la brume. — Le pilote, rien de Fenimore Cooper. — Reminiscence de l’Oncle Sam. — La vérité sur New-York ou l’imposture démasquée. — A travers l’Amérique. — Les derniers des Mohicans. — San-Francisco.
C’est à Bougainville que Tahiti doit le surnom galant de Nouvelle Cythère, une épithète tout à fait dans le goût mythologique et licencieux du dix-huitième siècle. Depuis, la légende s’est encore embellie et poétisée, grâce à Pierre Loti. Il est vrai que l’on conserve dans la flotte le souvenir d’un Viaud très chaste, solitaire et rangé, réservé dans ses discours comme dans ses actions, et créant la Rarahu de son roman du chaos des conversations très libres du carré des officiers. Qu’importe ! Il n’est pas un échappé de l’École navale qui ne rêve de faire ce voyage que j’ai entrepris, pour ma part, sous le masque d’un sceptique, d’un Parisien quelque peu revenu des engouements de la vingtième année et légèrement enclin à prendre le contrepied des jolis contes de Pierre Loti.
Le plus court chemin de Paris à Tahiti est celui qui traverse l’Atlantique du Havre à New-York, l’Amérique de New-York à San-Francisco, et l’océan Pacifique de San-Francisco à Papeete. Le Saint-Laurent, qui m’a pris au Havre le 5 juin, a eu des aventures. La mer n’a pas toujours été très bonne et la maladresse d’un pilote nous a jetés sur un banc de sable, à l’entrée de la baie d’Hudson. Par ce temps de navigation rapide, on ne s’émeut guère, sur le boulevard, quand on apprend le départ ou l’arrivée d’un transatlantique. Et pourtant ces huit ou dix jours vécus entre le ciel et l’eau, dans ces hôtels flottants, sont féconds en événements et en impressions.
Il y a les passagers, d’abord. La société est variée et un choix difficile à faire. Un général américain, un peu condottière, coudoie un aventurier allemand escorté d’une baronne suspecte. Une chanteuse légère, espagnole ou mexicaine, teinte en roux, s’affale près d’une blonde véritable, la charmante femme d’un fonctionnaire colonial français. Quelques négociants et commis-voyageurs, exportateurs de vins français et d’esprit de table d’hôte, honnêtes gens et bien doués, se montrent chauvins comme il convient. Un fils de famille grisonnant et mûr, réduit à la portion congrue par le jeu et les belles, croise sur le pont un autre échappé du boulevard qui voyage pour oublier des chagrins d’amour et de théâtre. Un abbé italien, un monsignor, curieux et indiscret comme une femme de chambre, converse et controverse avec un moine américain, en redingote longue et en chapeau de cuir bouilli. Un docteur en renom, à qui l’été fait des loisirs, pérégrine avec sa femme, une Russe très jolie et très française. A signaler encore une Américaine un peu garçonnière qui fait des cavaliers seuls, tire au mur, et s’adonne au champagne, à la théosophie et aux sciences occultes. Voilà pour les premières. L’avant est encombré d’émigrants, alsaciens ou italiens pour la plupart, ces derniers plus malpropres encore que mal vêtus. Ceux-ci font danser ceux-là aux sons nasillards d’un accordéon, et, du matin au soir, du même mouvement lourd et rythmé, les filles d’Alsace tournent, tournent. Allez, pauvres gens, vers cette terre lointaine où peut-être votre misère ne fera que changer de patrie !
On joue un whist à bon marché, un piquet plus innocent encore, et on lit un peu à bord. Alphonse Daudet tient la corde avec Tartarin sur les Alpes, puis viennent Maupassant, Zola, Stendhal, voire Amédée Achard. Il y a un piano que la mer a un peu éprouvé. Le soprano de la femme d’un agent dramatique se marie au ténor du commissaire, l’un et l’autre passablement enroués. Et vogue la nacelle !…
La société a beau être aimable sinon choisie, l’état-major plein de prévenances, la cuisine délicate et variée, on soupire après la terre ferme. On a pu abréger la distance, on n’a supprimé, hélas ! ni le mal de mer ni l’odieuse odeur de graillon de la machine. Les victimes endurent le martyre aux accords inégaux du piano qui malmène des airs d’opérette. Entendue dans ces circonstances tragiques, l’éternelle et joyeuse Mascotte fait pleurer.
Le huitième jour, on aperçoit les icebergs, des banquises, en bon français. Il vente et il gèle sur le pont. Au loin, à la limite extrême de l’horizon, flottent de gigantesques édifices, des cathédrales et des palais de glace, tout blancs avec des reflets d’un bleu vague. Les bizarreries de leur architecture se détachent à merveille sur le fond clair du ciel et de la mer. L’imagination aidant, on en vient à se figurer qu’on a affaire à des débris de cités polaires, peuplées d’êtres fantastiques figés dans le froid comme dans la mort. D’où venez-vous, glaciers flottants que l’Océan entraîne au large ? Contez-nous vos voyages ? Dites-nous vos mystères ?… Bientôt on ne distingue plus que des formes transparentes en quelque sorte qui s’évanouissent insensiblement dans l’éther.
Voici le brouillard. A l’entrée de la baie d’Hudson, un pilote, je l’ai déjà dit, jette le Saint-Laurent sur le sable. La brume dissipée, le coup d’œil est magnifique. Dans ce large estuaire, le plus beau du monde, navigueraient à l’aise les flottes réunies de toutes les grandes puissances. Pour le moment, la baie est sillonnée de grands steamers et de bateaux de plaisance qui portent des sociétés voyageant en pique-nique. Un de ces bateaux fait songer au troisième acte de l’Oncle Sam. Une musique assourdissante couvre d’harmonie le bruit rythmé de la machine. Le lourd bâtiment s’approche de nous. Il a reconnu les couleurs françaises et l’orchestre joue la Marseillaise. Sur la dunette du Saint-Laurent on agite des mouchoirs et l’on déclame sur la fraternité des peuples. A la Marseillaise succède l’air national colombien.
On ne bouge toujours pas. Une demi-douzaine de remorqueurs s’offrent pour réparer la bévue du pilote. Le capitaine est furieux. Il improvise une manœuvre qui réussit. Le Saint-Laurent recouvre enfin la liberté de ses mouvements, et, vers sept heures du soir, il est à quai.
New-York, une belle ville ! C’est à croire que ceux qui ont dit cela n’ont jamais mis les pieds dans cette monstrueuse cité, ou qu’ils se sont donné le mot pour mystifier l’univers. C’est immense, démesuré, énorme, mais laid, difforme, triste, sale, puant. Des rues mal pavées, ravinées, boueuses même par le soleil, rhumatismales, catarrheuses, mortelles. Les tramways vous courent après, les chemins de fer vous roulent sur la tête. Le ciel garde Paris du métropolitain aérien ! Les passants vous bousculent et vous compriment. « Beware the pickpockets ! » Il y a bien quelques larges avenues. Broadway, la rue centrale, est longue d’une lieue et plus, mais elle est trop encombrée tandis que la plupart des grandes voies sont désertes, pour ainsi dire. On cueille de la salade dans les squares.
Il n’y a ni édilité ni sûreté à New-York. D’impassibles policemen, nantis du bâton traditionnel, surveillent la circulation des voitures, mais laissent les boys jouer du revolver contre les portes : c’est leur façon de tirer les cordons de sonnette. Hier, au moment où le car (tramway) passait au coin de la 42e rue, trois boys lancent dans la voiture une ligne armée d’un hameçon ; cet engin accroche le porte-monnaie qu’une jeune fille tout de blanc vêtue tenait à la main, dans une pose insignifiante et chaste, et les boys se sauvent à toutes jambes avec le produit de leur pêche.
Un joli trait de mœurs municipales. L’an passé il n’y avait point de tramway dans Broadway. La grande rue était trop étroite, disait-on, et trop fréquentée pour qu’on pût sans danger y placer des rails. Un dimanche matin, on trouva la chaussée remuée d’un bout à l’autre. En vertu du repos obligatoire, l’autorité qu’on avait à dessein négligé de consulter était sortie, rentrée plutôt. Le travail fut repris dans la nuit suivante, et, le lundi matin, le car glissait sur la voie ferrée. Procès contre l’audacieuse et trop inventive compagnie, procès et condamnation de certains édiles suspectés de complaisance intéressée ; mais le tramway roule toujours, et l’empressement des voyageurs ne permet guère de le supprimer.
Parlons de l’éclairage. Çà et là un jet de lumière électrique d’une blancheur aveuglante, puis des trous d’ombre semés de quelques becs de gaz dont la clarté jaune est insuffisante pour déchiffrer le numéro de la rue ou de l’avenue. Encore une invention de l’esprit yankee ! Nommer les rues, c’est, en dépit des fantaisies possibles du corps municipal, attacher à leur position topographique, une idée, un souvenir qui n’est pas d’un mince secours pour le promeneur ou l’homme d’affaires. Ici, on a numéroté les voies, et il faut du temps pour se familiariser avec cette arithmétique urbaine. Comme pour augmenter l’obscurité, les nègres, désireux de s’éviter les mépris des blancs libérateurs, ne sortent que le soleil couché, et leur affluence contribue à faire la nuit plus noire encore.
Au point de vue du théâtre, New-York est une forêt de Bondy où les auteurs dramatiques sont dévalisés en plein jour. C’est la terre d’élection des adaptateurs. On y joue l’Auberge des Adrets en opéra-comique, « Serment d’amour » y devient le « Coq d’or » et Faust est donné sans la musique.
Les décors sont généralement fort beaux, les costumes très riches, l’orchestre suffisant et les chanteurs médiocres. Les cafés-concerts ne manquent pas. On y chante faux dans toutes les langues. A signaler, à proximité du « Central Park », des auditions musicales qui rappellent les concerts Colonne ou Lamoureux, avec cette différence qu’on y boit, qu’on y fume, qu’on y parle, et que les appareils électriques font une sourdine bourdonnante et fatigante à la grande musique.
On fuit New-York le plus vite possible, on passe un bras de mer et l’on se jette dans un train qui vous transporte en vingt-quatre heures à Chicago. En cinq jours et six nuits on est à San-Francisco.
Oh ! ces nuits de chemin de fer ! Vers six heures, les banquettes se transforment en couchettes à deux étages. Passe encore de dormir au rez-de-chaussée de la maison roulante ! Les locataires du premier ont fort à faire pour accomplir l’ascension nécessaire sans blesser la pudeur, pour concilier l’agilité et la décence. Avec cela toutes les couchettes se ressemblent, et les promeneurs nocturnes sont parfois très embarrassés pour retrouver leur gîte. Est-ce ici ? Est-ce là ? On soulève d’une main hésitante le rideau protecteur et l’on distingue vaguement les traits d’une aimable Américaine enlaidie par son bonnet de nuit et par le cauchemar peut-être… Effrayé d’une pareille indiscrétion, on revient sur ses pas pour tomber sur un homme du Far-West qui ronfle avec un revolver sous son oreiller.
Le train traverse des fleuves, des cités, des plaines immenses, des vallées pittoresques et sauvages, côtoie des montagnes escarpées, mais il ne reste au voyageur ahuri et meurtri que le souvenir vague de tant de choses à peine aperçues dans une course rapide. Deux fois par jour, à des étapes fixées, l’on s’arrête, l’on mange à la hâte des mets dignes de la savane, et l’on repart en jetant quelques cents aux Indiens groupés aux abords des stations.
Il reste bien peu de traces de l’antiquité de leur race dans ces êtres sordidement vêtus qui ont remplacé les grandes chasses par la mendicité. Où sont Bas-de-Cuir et Œil de Faucon ? Civilisés et alcoolisés, leurs descendants tendent la main, et les squaw, leur enfant posé sur la hanche, grimacent un sourire pour avoir un demi-dollar. Ces ex-héros de romans sont bien laids. Aucune grâce chez les femmes, aucune noblesse chez les hommes. Point de flamme dans le regard de ceux qui furent les maîtres de ces vastes contrées. Sous ces jupons et ces vestes sales, ils ont l’air de vagabonds quelconques. Ils ne feraient pas recette à la fête de Neuilly.
San-Francisco plaît mieux que New-York au voyageur français. L’aspect général de la ville, les toilettes des femmes, les devantures des magasins, ont quelque chose de moins américain. On s’y habille avec plus de goût ; on y montre plus de politesse. Dans beaucoup de petits détails on retrouve l’empreinte de la colonie française dont l’ancienne prééminence est encore attestée par quelques noms de rues. C’est ici qu’il fait bon entendre parler de la France : on n’y est point patriote à demi ! Les autographes de M. Thiers et de Gambetta y sont placés sous verre. Il faut rappeler que la souscription des Français de San-Francisco ne fut pas la moins grosse au lendemain de nos désastres.
Le tramway roule sans chevaux et sans vapeur, au moyen d’un système pareil à celui des ascenseurs. C’est un sujet d’étonnement pour les nouveaux venus que ces véhicules qui vont tout seuls, s’arrêtent et reprennent leur course d’une façon automatique en quelque sorte. On ne dit point « prendre le tramway » mais « prendre le câble », par allusion au mécanisme de cet engin de locomotion.
Autre sujet d’observation. Les sociétés de toutes sortes sont nombreuses en Amérique : à San-Francisco en particulier, elles pullulent. Loges maçonniques aux appellations orientales et symboliques, associations plus ou moins secrètes mais très décoratives, car on s’y affuble des oripeaux les plus dorés, comités infiniment variés, on a le choix. Voulez-vous être Chevalier de Pythias ou Chevalier de la Légion d’honneur, pour ne parler que des œuvres de bienfaisance ? Ou bien êtes-vous d’humeur à vous faire recevoir parmi les Chevaliers du Travail, les Knights of Labor, qui jouent un rôle particulier dans les démêlés du travail avec le capital ? Il y a encore l’Étoile Orientale, les Vieux Compagnons, les Hommes Rouges, les Druides, les Chevaliers et les Dames d’Honneur, les Fils de l’Ouest Doré, les Amis réunis du Pacifique, etc. Maintenant, si vous désirez savoir quels titres modestes on se donne en pays démocratique, retenez la nomenclature suivante : Grand Dictateur, Grand Président, Grand Secrétaire, Suprême Représentant, Grand Sage, Grand Conseiller, Grands Officiers, etc. Quand on prend du galon on n’en saurait trop prendre. Là-dessus, relisez Tocqueville.
Comme nous étions à San-Francisco, on y célébrait l’arrivée des Vétérans de la Grande Armée de la République, The grand Army Republic. Il semble tout naturel aux Yankees de commémorer la guerre civile. Chaque année, ce qu’il reste de soldats et d’officiers de l’armée du Nord se donne rendez-vous dans telle ou telle cité. Des trains de plaisir sont organisés et les splendides hôtels américains réduisent leurs prix formidables. C’est en famille que cela se passe. Le vétéran se présente escorté de sa femme et de ses enfants. Tous arborent une médaille et des rubans et procèdent avec une gravité bien saxonne. Plus de cent mille personnes ont défilé sous un arc-de-triomphe monumental construit en quelques jours au centre de Market-Street, la principale rue de San-Francisco. Tout s’est bien passé. A l’an prochain !