La nouvelle Cythère
XVII
Aux Tuamotu. — Fakahina et la Mission. — Fagatau et Napuka. — Les sauvages. — Mœurs politiques. — La pêche et la contrebande.
Qui a bu, boira ; qui a voyagé, voyagera. Une fois l’habitude prise de déambuler, de courir, de naviguer, comment s’arrêter ? Il semble qu’une impulsion plus forte que la volonté, — la destinée, si l’on veut, — condamne le pèlerin à marcher toujours. Il va de terre nouvelle en terre nouvelle, avide d’inconnu et d’impressions, d’émotions plus passagères que profondes peut-être, sans que jamais sa vue soit satisfaite, sans que son âme rassasiée goûte jamais la jouissance du but atteint, de la course terminée. Il va plus loin, plus loin encore, cherchant un site plus beau que celui qui vient de s’offrir à ses regards, des mœurs plus étranges que celles qu’il a tenté de décrire. Le monde n’a point de bout pour lui ; son esprit s’étonne mais se lasse de tout. Il va.
Ainsi je pérégrine aux Tuamotu après avoir pérégriné aux Gambier. La terre est plus pauvre encore. Quelle terre, d’ailleurs ! Au-dessus des forêts de madrépores qui émergent à peine, une couche mince où le cocotier vient difficilement. L’indigène se nourrit de la mer exclusivement, de coquillages et de poissons. Et pourtant la race prospère, une race vigoureuse, rompue à la navigation et à la plonge. Les analogies sont nombreuses entre les Gambier et les Tuamotu. Dans ce dernier archipel même, les conditions de l’existence matérielle sont plus insuffisantes, plus tristes peut-être. Comment se fait-il donc que l’on vive ici et que l’on meure là ? C’est dans une île des Tuamotu qu’on apportait une fois des cocos pour les planter et une truie pleine dont la progéniture devait alimenter le district. On fit aux indigènes la recommandation la plus expresse de patienter jusqu’à ce que les cocotiers eussent poussé et d’attendre que la truie eût mis bas. Le voyageur n’était pas plus tôt parti que les cocos étaient déterrés et que la truie était tuée et dévorée. Ventre affamé n’a pas d’oreilles.
Les soixante îles (il y en a peut-être davantage) de l’archipel des Tuamotu se ressemblent. Où la couche de terre est plus épaisse il y a un semblant de végétation. Où le lagon est fertile en nacres il y a un semblant de richesse.
On se demande par quel phénomène d’obstination des créatures humaines peuvent subsister sur telle île étroite où le sol et la mer sont aussi pauvres l’un que l’autre. A vrai dire, quelques-unes où rien ne croît, mais où l’on peut trouver des nacres, ne sont habitées qu’à l’époque de la plonge. Elles ont parfois été le théâtre de drames où la cupidité des bandits de la mer jouait le principal rôle. Sur ces pâtés de coraux inaccessibles à la plupart des navires, des équipages ont été abandonnés et des marins sont morts de faim. Comment faire la police de trois cents lieues de mer et de récifs ?
Les îles sont entourées par les madrépores comme par un rempart naturel. Faute de passe, on n’y peut aborder qu’au moyen d’un canot plat qui glisse sur le corail où il s’échoue souvent. A Fakahina, par exemple, pour aller du débarcadère au village, il faut se servir d’un côtre à moins qu’on ne veuille faire la route à pied en contournant le lagon et en se mettant à l’eau de temps en temps. Le rivage est entièrement planté, mais le lagon ne produit pas de nacres.
Il y a vingt ans, des luttes sanglantes déchirèrent la population. Il y eut des meurtres nombreux qui laissèrent dans les esprits des idées de vengeance. Les missionnaires catholiques vinrent et donnèrent à cette île un gouvernement qui ressemblait fort à celui de Mangaréva. C’est en 1885 que le Résident français la visita pour la première fois. Il fut frappé de l’aspect satisfaisant du village, de l’air d’aisance des habitants et constitua un district régulier.
Néanmoins Fakahina porte encore l’empreinte des circonstances dans lesquelles elle est née à la civilisation. C’est une communauté catholique bien plus qu’une unité administrative. Les habitants sont essentiellement sédentaires, se livrent à la culture, se construisent des maisons et les entretiennent avec une propreté remarquable. On serait tenté de dire, en premier abord, que c’est là un heureux coin de terre.
Cette impression ne dure pas. Il y a un revers à la médaille. Quelques instants de conversation avec les indigènes révèlent bientôt un état de choses moins enchanteur. Longtemps l’île a été soumise à un régime autoritaire à l’excès et illégal jusqu’à la fantaisie. Le conseil obéissant à des inspirations aisées à deviner, réglait toutes choses, même le prix du coprah (noix de coco desséchée). Il intervenait dans la vie privée, dans l’intimité des ménages, punissait de l’amende et de la prison des faits répréhensibles au point de vue de la morale mais que la loi ne peut réprimer parce qu’elle est censée les ignorer. Le mutoï, agent de police, pénétrait jusque dans l’intérieur des maisons, interrogeait, examinait, sévissait. Il en résultait une sorte de terreur, de compression latente, funeste au développement intellectuel et moral de la population et les traces s’en retrouvaient dans l’accueil défiant que recevaient les voyageurs. Le mot d’ordre était donné de cacher autant que possible de quelle manière les choses se passaient. Au ton dont quelques-uns parlaient, on pouvait se douter cependant qu’ils souhaitaient un changement de régime, mais la réserve de leur attitude ne permettait pas de pousser bien loin les investigations. On aura quelque peine à rendre ces pauvres gens à eux-mêmes. Sous l’influence des Pères leur être moral a pris le pli de la servitude et s’est abaissé sans devenir meilleur.
Une autre île, celle de Fagatau, présente du large un aspect assez agréable. Elle est entièrement couverte d’une végétation puissante que dominent de grands arbres touffus et dont la verdure sombre donne un caractère imposant au paysage. Il y a peu de cocotiers. Le village est caché derrière les arbres.
A peine avaient-ils vu mettre notre embarcation à la mer qu’un grand nombre d’indigènes, hommes, femmes, enfants, demi-nus se portaient vers le point où nous devions débarquer. La mer se brisait avec force contre le récif avec des grondements pareils à ceux du tonnerre. Pendant deux cents mètres, il fallut haler l’embarcation sur un plateau de corail balayé par les lames et je crus plus d’une fois que nous allions être roulés et emportés au large.
A Fagatau, on est en pleine sauvagerie. Le village est composé de huttes misérables et sordides. Il y a trois constructions en pierre, l’église, l’école où loge l’instituteur, et la prison à laquelle il ne manque que des portes. Le chef ne sait ni lire ni écrire. Les prétendues autorités du district, les membres du conseil, sont dans le même cas et ignorent le premier mot de leurs fonctions. Le seul homme à peu près civilisé est le maître d’école, fils du chef, qui tient les registres de l’état civil et fait l’ouvrage de son père.
La population est famélique, à peu près toute nue. Il n’y a point de nacres dans le lagon. Les quelques cocotiers sont chargés de fruits mais quand on essaye d’en planter de nouveaux, les malheureux qui meurent de faim vont les retirer de la terre pendant la nuit. Il n’y a pas de cochons. J’ai vu une poule. Les habitants vivent de graines de pandanus et de bénitiers. Le bénitier est un magnifique coquillage pareil à du marbre et dont le nom indique suffisamment et la forme et la destination qu’il peut recevoir. La chair du mollusque est dure comme du caoutchouc. Quand il fait mauvais temps, cette détestable nourriture elle-même fait défaut et l’on jeûne en attendant le calme. Pour toute industrie, à Fagatau, on tresse des nattes qui sont échangées contre des étoffes quand par hasard une goëlette vient à passer là.
L’île de Napuka est la plus isolée et la plus délaissée peut-être de l’archipel. On ne la visite jamais ou l’on y aborde si peu souvent que vraiment les indigènes y sont bien abandonnés à eux-mêmes. Il était quatre heures du soir quand on découvrit le village. La mer se brisait avec force sur le récif ; sur la plage le pavillon français avait été arboré. La plupart des habitants complètement nus se tenaient assis par groupes tandis qu’un homme vêtu de blanc se promenait en faisant de grands gestes.
La goëlette allait et venait au large. Le commandant fit tirer deux coups de canon pour appeler une pirogue, mais aucun mouvement ne se manifesta dans les groupes accroupis et l’homme vêtu de blanc continua à se démener au milieu d’eux. Le lendemain, à l’aube, le tableau était le même avec cette différence que quelques pirogues aperçues la veille avaient disparu. Nous agitâmes nos chapeaux et au bout de quelques instants nous vîmes deux hommes dégager une petite pirogue cachée dans les broussailles et venir à nous. Peu d’instants après les principaux habitants étaient à notre bord. Le chef du district n’était pas moins ignorant que celui de Fagatau. Le mutoï portait sur son corps nu une veste courte avec une plaque où se lisait le mot « Ure », loi, et brandissait le papier qui l’avait investi de ses importantes fonctions. J’essayai de me rendre compte de l’état de l’instruction et j’interrogeai le maître d’école qui ne savait même pas écrire et que j’encourageai à donner tout au moins des leçons de lecture. La goëlette était environnée de pirogues. Il fallut insister pour se débarrasser de ces pauvres gens et les surveiller un peu au départ, car, sans la moindre permission, ils cherchaient à emporter des souvenirs de leur visite à bord. L’homme vêtu de blanc serrait précieusement sous son bras un verre et deux serviettes qu’il avait prestement dérobés à la cuisine.
Dans les autres îles règne la civilisation ou du moins ce que les indigènes ont pu s’assimiler de nos habitudes et de nos mœurs. Je ne reviendrai pas sur la pêche de la nacre et des perles : je ne pourrais que reproduire les observations que j’ai faites à propos des Gambier.
Il m’a paru intéressant, par contre, de voir de près comment fonctionne l’organisation donnée par la France à ces îles lointaines, organisation que l’on voudrait voir disparaître, me dit-on, mais qu’il sera très difficile de remplacer par quelque chose de mieux.
Les districts construisent les maisons, les cases communales, entretiennent les rues et les places des villages, les routes et les chemins quand il y en a, enfin les jetées, les quais, les ports, les abris où viennent se garer les embarcations. Rien ne se fait sans une délibération authentique dont voici un exemple : « Ile d’Anaa. — District de Tuuhora. Délibération du 6 septembre 1886. Une réparation a été faite à la citerne de Tuuhora ; elle a coûté cent francs. Le Conseil ouvre le raahui, c’est-à-dire lève l’interdiction de récolter, et décide que tous les habitants, hommes et femmes, sont imposés de vingt cocos qu’ils apporteront à la case du chef. » Suit la liste des habitants qui ont apporté leurs vingt cocos et celle de ceux qui n’ont rien apporté. Le travail payé, il est resté une petite somme qui a été versée à la caisse du district.
J’ai demandé au chef comment il s’y prenait avec les habitants qui ne paient leur part ni en travaux ni en matériaux, ni en denrées ni en argent. Il ne fait rien. A chaque nouveau travail les réfractaires sont sollicités les premiers, car ils continuent nécessairement à figurer sur les registres du district. Par exemple, s’ils voulaient quitter l’île, le chef s’y opposerait jusqu’à ce qu’ils se fussent acquittés.
En réalité et d’une façon générale, l’autorité du chef et du Conseil de district est grande et il serait puéril de s’étonner de procédés administratifs fondés sur les mœurs mêmes des habitants.
J’ai parlé de la contrebande aux Gambier ; aux Tuamotu, elle s’exerce sur des bases beaucoup plus larges encore, elle est bien plus difficile à réprimer. Une flottille serait nécessaire pour surveiller ces soixante îles éparses dont quelques-unes sont sans bord si elles ne sont pas escarpées. Récemment les autorités ont affrété une légère goëlette pour donner la chasse à ceux qui pêchent, vendent ou achètent des nacres trop jeunes et trop petites. C’est tout au plus si mille kilogrammes de la précieuse marchandise ont été saisis. Dans chaque île, l’arrivée des agents des contributions était annoncée et devancée, les nacres enlevées, enterrées ou jetées à la mer. Ces malheureux agents devaient sonder le sable des plages au moyen d’un harpon, traverser des bras de mer à la nage, se nourrir de conserves américaines et de biscuit, coucher à la belle étoile. Ils sont retournés à Papeete un peu confus, mais exténués, brisés. Tout au plus avaient-ils eu la consolation de se voir offrir par les parents ou par les maîtres d’école de toutes jeunes filles : onéreux présents que ces braves gens avaient vertueusement refusés.
Les îles où la nacre abonde sont peu nombreuses aujourd’hui ; elles sont une vingtaine tout au plus. Dans une demi-douzaine d’autres, la nacre a sensiblement diminué. Il est enfin des îles où elle a complètement disparu. Il importe de veiller à ce que les lagons ne s’épuisent pas tout à fait. Les requins sont, à ce point de vue, d’excellents gardes-maritimes et les plus vigilants de tous. C’est à leur présence aux abords de Ragiroa et de Fakarava qu’il faut attribuer la modération des pêcheurs de ces îles.
Pour permettre le repeuplement des lagons, on songe à interdire la pêche dans la plus grande partie de l’archipel. Mais de quoi vivront les pauvres gens dont la nacre est la seule ressource ? Et comment, encore une fois, s’y prendra-t-on pour faire respecter une prohibition qui s’étendra sur trois cents lieues de pays ? Il sera nécessaire de créer toute une organisation, tout un personnel d’employés, à moins qu’on ne se décide à faire une part dans le produit des saisies aux autorités indigènes, chefs, conseillers de districts, mutoï.
Le commerce jettera les hauts cris. Peu lui importe, en effet, que les lagons s’appauvrissent. Il tient avant tout à des bénéfices immédiats. L’administration, au contraire, se préoccupe du lendemain. Elle a à cœur, comme c’est son devoir, de ne pas laisser entièrement détruire la nacre et les perles des Tuamotu et elle estime, ce en quoi elle n’a point tout à fait tort, que ce ne serait pas payer trop cher le repeuplement des lagons si quatre ou cinq années de misère y devaient suffire.
Un grand sujet de controverse, à propos des Tuamotu, est de savoir quelle religion professent les indigènes. Ils sont tous catholiques, si l’on en croit la mission catholique qui concède cependant que dans le nombre il se trouve quelques mormons. Ils sont en grande partie protestants, assure la mission protestante, et ceux que vous appelez des mormons sont des « baptistes ». Renseignements pris, il est exact qu’un certain nombre d’indigènes appartiennent à la secte protestante qui ne baptise point les enfants nouveau-nés et réserve ce sacrement aux adultes.
A Tahiti, dans le district de Faaa, il existe une petite colonie de gens des Tuamotu qui se livrent à la pêche et approvisionnent le marché de Papeete de poisson. J’ai demandé à leur pasteur, un Américain, s’ils étaient mormons.
— No, m’a-t-il répondu ; only wife ! Non, une seule femme !