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La nouvelle Cythère

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III

Diderot et Pierre Loti. — Papeete. — Le paysage. — Moorea. — Tahitiens et Tahitiennes. — Mœurs et coutumes.

Il y a deux légendes sur Tahiti, une légende philosophique qui nous vient de Diderot et une légende poétique que nous devons à Pierre Loti. Toutes les deux tournent à la gloire de l’état de nature. A les en croire, il n’y aurait rien de sage et de beau comme les mœurs primitives et libres d’un peuple enfant. Il faut bien en rabattre un peu, et six mois de séjour dans la Cythère océanienne font voir les hommes et les choses sous un aspect un peu moins séduisant.

Le philosophe et le romancier voyagent chacun à leur manière. S’ils nous trompent quand ils nous entraînent à leur suite au pays des chimères et des fictions, nous sommes leurs obligés encore. Il vient pourtant un moment où l’on prend assez mal les contes de l’un et les spéculations de l’autre. On traverse les océans et les continents, on affronte les tempêtes et les douanes, les naufrages et les gastralgies, on débarque enfin sur cette terre tant célébrée… La première impression reçue, sans être du désenchantement, répond très imparfaitement à ce qu’on avait rêvé.

Me voici à Papeete, enfin. Papeete, c’est la capitale de Tahiti. Le paysage est admirable mais borné. Tenter de le décrire après Loti ne serait pas sans témérité ! Sous un ciel d’un bleu profond, les montagnes nées de la mer plus bleue que le ciel découpent l’horizon d’une façon bizarre et vont s’enfonçant dans les flots. Il en est de sombres, volcans éteints ou seulement endormis qui ont l’air farouche et morne de géants malfaisants condamnés désormais au silence et au repos. D’autres sont grises et verdoyantes avec des sources et des cascades chantantes. Quelques-unes ont au flanc ou à la base des blessures qui sont des antres, des grottes obscures, de ténébreux abîmes. Ce sont des Alpes sans neiges éternelles. Dans toutes les vallées, des ruisseaux, aujourd’hui imperceptibles sous les cailloux détachés du sommet des monts, demain torrents impétueux brisant les ponts et emportant dans leur course furieuse les cases édifiées sur leurs rives. L’île est entourée d’une ceinture de madrépores. Ces madrépores, comme ceux des Tuamotu, c’est un corail jaunâtre, violet ou rose encore, très friable, mais non le corail rouge qui sied si bien aux brunes. Ils forment des récifs contre lesquels la mer vient se briser incessamment en grondant, et c’est à leur présence que la rade de Papeete doit le calme de ses eaux. Ils sont pour elle comme un rempart naturel.

Les couchers de soleil ont ici les clartés changeantes des apothéoses de féerie avec des tons gris, bleus, verts et mordorés. A l’ouest de Papeete, l’île sœur de Moorea se dresse comme un décor planté en plein océan sur un fond bleu tendre ou flamboyant, selon les heures.

Quand le temps est beau, on distingue avec une longue-vue les formes particulières des montagnes de Moorea. Au centre surgit un pic sombre percé à son sommet, et ce trou de quelques mètres a sa légende. Les Iles de la Société furent longtemps en guerre les unes contre les autres. Un grand chef tahitien, un géant, lança un jour contre ses ennemis de Raiatea, île située de l’autre côté de Moorea, à cinquante lieues de distance, une sagaie qui traversa le rocher de part en part. Autre histoire. Il y a une dizaine d’années, un astronome quelque peu polonais, membre correspondant de l’Institut, eut la fantaisie d’escalader le pic percé. Parvenu au sommet, il s’installa dans la lucarne et déjeuna d’un appétit d’alpiniste triomphant. Ce Tartarin avant la lettre, venu à Tahiti pour y faire des observations astronomiques, météorologiques, hydrographiques, etc., est mort à Papeete après un séjour de trente ans. Par testament, il a légué à la ville une horloge de précision que les praticiens de l’endroit ont dérangée à qui mieux mieux.

Pendant que j’admire le décor de Moorea, je me prends à penser qu’il serait nécessaire tout au moins de faire le dénombrement des îles sur lesquelles flotte le pavillon français. C’est d’abord Tahiti et sa petite sœur Moorea, puis l’archipel des Tuamotu, celui des Gambier, Tubuai, Raivavae et Rapa, puis celui des Marquises. Les Iles de la Société se partagent en Iles du Vent et en Iles sous le Vent. Tahiti et Moorea sont les îles du vent, les îles sous le vent sont Raiatea, Huahine et Borabora. A Raiatea flottait, il y a peu de temps encore, un pavillon particulier, celui du protectorat. A Huahine et à Borabora ne flotte rien du tout. Si j’étais un homme politique, je dirais ce que l’on pensait de la situation de la France aux Iles sous le Vent. Elle était bizarre tout au moins. La France et l’Angleterre étaient d’accord pour réviser un traité de 1847 qui instituait la neutralité de ces îles ; mais le Parlement anglais de Saint-Jean (Terre-Neuve) n’en voulait pas entendre parler. La diplomatie, qui n’en fait jamais d’autres, avait imaginé de lier la question des Iles sous le Vent à celle des pêcheries de Terre-Neuve. Sortir de cet imbroglio n’était pas facile. On s’en est tiré cependant.

A Raiatea, on nous attendait, et l’on s’étonnait même de notre inactivité ; à Huahine on nous espérait, à Borabora on nous craignait. Cette petite île de cinq ou six cents habitants offre un tableau parfait des mœurs politiques tahitiennes. Les factions y sont nettement accusées. On y tient des réunions publiques orageuses dans les fare-hau, sorte de forum tahitien. Malheur à la minorité. Elle est à tout moment menacée de la déportation, et nous avons dû plus d’une fois intervenir et nous opposer à l’application d’une peine qui consistait à reléguer des malheureux sur un rocher où tout moyen de subsistance fait défaut. La petite reine de Borabora a épousé un neveu de Pomaré V, le roi honoraire de Tahiti. Ses sujets lui ont fait dire à Papeete, où elle vit habituellement, qu’ils l’attendaient avec impatience… pour la déposer. Je n’ai pas besoin d’ajouter que la pauvre femme n’a mis aucun empressement à déférer à ce désir. Elle est d’ailleurs tout acquise à la France. L’archipel des Tuamotu ne se compose guère que de soixante-dix-huit îles. Il est vrai que, dans le nombre, il en est de la dimension de celles du Bois de Boulogne. Les Marquises comprennent onze îles, et les Gambier cinq ou six. Aux Gambier, la pêche de la nacre et de la perle se pratiquerait aussi activement qu’aux Tuamotu si la race n’y dépérissait rapidement sous l’œil des Pères.

Me voilà loin du paysage, et je ne sais trop si l’on goûtera cette digression à travers la géographie et la politique. Force m’était bien cependant de dire ce que sont ces pays français situés si loin de la France, si loin qu’on n’y connaît point le télégraphe ni le chemin de fer, et que la voie de communication la plus rapide, celle que j’ai prise, exige au moins sept semaines. A sept semaines du boulevard ! Qui l’eût cru ! A sept semaines des Variétés et du Palais-Bourbon ! A sept semaines de tous les théâtres !…

Je fais contre mauvaise fortune bon cœur et j’observe de mon mieux les êtres et la nature dans ces pays étranges. Ils ne sont point tels assurément que nous les montrent Diderot et Pierre Loti.

Le Tahitien vaut mieux que ses mœurs. Il y a en lui un fond de douceur, de docilité, d’extrême bonté, de générosité, de candeur, de qualités enfantines, y compris le respect profond de l’autorité. Bien que l’Européen ne lui ait pas épargné les déceptions, il croit toujours en lui. S’il manifeste parfois un sentiment de défiance, il suffit pour le ramener d’une parole amicale, d’un sourire. C’est dans votre regard qu’il cherche votre pensée, et votre sincérité a bientôt fait de le gagner. Un point très discuté est celui de savoir si le Tahitien est religieux. Des missionnaires protestants l’ont converti au christianisme et, depuis, des missionnaires catholiques sont venus qui ont joint leurs efforts à ceux de leurs devanciers. Chaque dimanche, à Papeete, quelques Tahitiens vont à la messe ; mais, il faut en convenir, la foule se porte de préférence au temple protestant où le pasteur français prêche en tahitien et très éloquemment, assure-t-on. Les réunions religieuses sont nombreuses. Il y a jusqu’à quatre services. Venu dès dix heures du matin au temple, le fidèle n’en sort guère qu’à cinq heures du soir. Et pourtant des observateurs malintentionnés prétendent que sous le chrétien le sauvage est resté et que la religion n’est qu’à la surface. A les en croire, ce qui séduit l’indigène dans le protestantisme c’est l’occasion qu’il donne à tout venant de discourir, de prêcher, bien plus que le culte lui-même, la pure et rigide doctrine de Calvin. Le christianisme intellectuel et raffiné de Genève est à peu près impénétrable à ces grands enfants qui ont tout au plus la foi du charbonnier.

Ce ne sont pas les orateurs qui manquent et quels orateurs ! véhéments, pathétiques, ironiques, pleins d’images hardies et populaires, avec des gestes qui soulignent admirablement les paroles, et un je ne sais quoi de sérieux et de convaincu qui ne serait pas déplacé dans nos Chambres. Jadis les Tahitiens pratiquaient une sorte de parlementarisme, ce qui ne veut pas dire qu’ils s’entendaient mieux pour cela. Réunis dans la fare-hau, ils délibéraient sur les affaires publiques ; ils élisaient leurs chefs et leurs pasteurs. Toute cette vie politique s’est éteinte. On compte pour la ranimer sur l’organisation des districts en communes. Qui vivra, verra.

Voilà le Tahitien au moral. Au physique, il est beau, bien fait, de taille élevée, la physionomie expressive, quelque chose de supérieur dans le port de la tête. Il marche avec noblesse, le torse et les jambes nus, les reins ceints du pareu (prononcez paréo), une large pièce de calicot rouge bariolé de jaune, de bleu ou de blanc. Le dimanche, il passe une chemise bien empesée dont les pans flottent au vent, et dont la blancheur immaculée contraste avec les nuances éclatantes du pareu. Il lui arrive encore, s’il est chef de district ou pasteur, de revêtir un veston de drap noir, mais il ne renonce pas pour cela à l’espèce de jupon qui est pour lui le vêtement fondamental. N’ai-je pas lu dans un rapport quasi officiel la phrase suivante : « Les nègres de Tahiti… » ? Le Tahitien n’est nullement noir, il est brun, d’un brun rouge foncé comme les Indiens de l’Amérique, et considère, d’accord en cela avec certains savants, les nègres comme étant une race très inférieure à la sienne. Les préjugés de couleurs sont-ils donc inhérents à la vanité humaine qu’on les retrouve aux antipodes ?

La Tahitienne porte en elle cette même assurance. La dernière des vahiné (femmes), va d’un pas de reine, de reine de théâtre, tenant d’une main les plis de l’ample peignoir sans ceinture et à longue traîne qui s’ajoute pour elle au pareu, accusant les seins qu’aucun corset ne retient ni ne comprime. Ces peignoirs sont, avec les plumes du chapeau, le grand luxe des vahiné. On en voit de roses, de blancs, de bleus, de jaunes, de toutes les couleurs, avec des volants et des broderies, et cette variété de tons contribue à faire un ensemble agréable du premier groupe venu de filles ou de femmes. Le chapeau joue un rôle important dans la toilette tahitienne. Il est la grande coquetterie des femmes et des hommes. Fait de bambou finement tressé ou de filaments de pandanus, c’est la coiffure ordinaire, commune à tous, indigènes et Européens. Fait de canne à sucre, il devient un objet de luxe. Tel chapeau vaut soixante-dix ou quatre-vingts francs, et si l’on y ajoute le prix de la plume blanche enviée de toute Tahitienne, on arrive à cent-dix ou cent-vingt francs. Autrefois, la vahiné amoureuse jetait une fleur de pia à l’homme de son choix ; la mode aujourd’hui est pour elle d’offrir un chapeau. De tels présents coûtent cher à qui les reçoit !

Les enfants sont charmants. Ils n’ont pas deux ans que déjà leur allure décidée copie celle de leurs parents. Le peignoir et le chapeau de paille, qui vont si bien aux femmes faites, vont mieux encore aux fillettes dont les formes graciles ont une élégance particulière sous le vêtement indigène. Elles passent, enlacées, se tenant par la taille, souriantes, innocentes, objets de la convoitise prématurée des hommes…

Me voici venu sans y penser à ce côté de la vie tahitienne sur lequel on a tant écrit : les mœurs. Cook, Forster, Moorenhout, Vincendon-Dumoulin et tant d’autres, sans parler de Bougainville, ont raconté et décrit bien des choses. Il est intéressant de voir si quelque changement s’est produit dans la façon de vivre des Tahitiens. Je me ceins d’un pareu, j’arbore mon nom canaque, Teraï Tua, qui veut dire le ciel à l’horizon, et je regarde.

« Je m’imagine souvent que si l’humanité acquérait la certitude que le monde dût finir dans deux ou trois jours, l’amour éclaterait de toutes parts avec une sorte de frénésie ; car ce qui retient l’amour, ce sont les conditions absolument nécessaires que la conservation morale de la société humaine a imposées. » — Je lis cela dans la préface de l’Abbesse de Jouarre. Voilà toute trouvée une introduction au chapitre des mœurs.

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