La nouvelle Cythère
XI
La littérature tahitienne. — La légende et la poésie. — La corde à nœuds. — La justice du Roi. — L’homme de bien. — La colère. — Imprécations. — La douleur. — Le désir. — La guerre.
Les Tahitiens n’ont point de littérature. J’entends qu’ils n’ont point de livres, de manuscrits ; mais à défaut d’une littérature écrite ils ont une littérature parlée, si l’on peut ainsi dire. C’est de bouche en bouche, de génération en génération que se sont transmis les légendes et les récits poétiques, forgés ou embellis par l’imagination des conteurs, véritables rhapsodies d’où la grâce n’est pas plus absente que l’invention, tantôt sublimes et passionnées, tantôt incohérentes et puériles. On retrouve quelques-unes des beautés naïves et frustes des chefs-d’œuvre de l’antiquité grecque, les images et le style de la Bible, dans ces chansons de gestes qui sont une peinture animée des mœurs et des coutumes de ce peuple dont l’origine est encore un mystère. Ne peut-on pas inférer cependant de ces lointaines analogies, de ces vagues ressemblances, que l’hypothèse qui fait venir le flot humain d’une source unique est encore la plus vraisemblable de toutes ?
J’ai longtemps hésité avant de faire une part dans ces notes de voyage à la légende et à la poésie : on a tant écrit sur Tahiti qu’il me semblait impossible d’éviter les redites. Ce qui m’a décidé, c’est la bonne fortune que j’ai eue de rencontrer des familles établies ici depuis près de cent ans et qui possédaient des versions dictées aux missionnaires dans les premières années de ce siècle. J’ai beaucoup d’obligation à Mademoiselle Téuïra Henry, qui a bien voulu me permettre de dépouiller les manuscrits de son grand-père, M. Orsmond, et à M. Turaitaroa, le pasteur de Punaauia. Ce dernier a fait appel aux souvenirs que lui a légués son père et l’on trouvera plus loin un récit héroïque de lui et plusieurs petits morceaux traduits par M. Vernier.
Comme je l’ai fait pour les fragments poétiques que j’ai déjà reproduits, je livre à la critique littéraire, sans les commenter, ces œuvres si intéressantes et si fortes en cette naïveté même qui atteste qu’elles ne sont point nées de cerveaux compliqués. Je pense que les savants attachés à résoudre les problèmes de l’anthropologie, ceux qui tiennent pour l’injurieuse distinction entre les races supérieures et les races inférieures et ceux qui la réprouvent, les partisans et les adversaires de la doctrine de l’évolution, me sauront gré des documents authentiques que je place sous leurs yeux. Désintéressé de leurs querelles, je n’ai voulu ni souligner ni altérer les textes. Cependant, bien que je n’écrive pas pour les petites filles, j’ai dû atténuer certaines expressions que notre français pudique eût réprouvées.
LA CORDE A NŒUDS
Celui qui veut gravir le rocher abrupt prend une corde à nœuds. Il en a l’habitude et c’est ainsi qu’il parvient au sommet.
Le voleur aussi prend une corde à nœuds pour atteindre les vêtements et les objets suspendus aux parois de la case.
Pour arriver jusqu’à sa case l’aveugle prend une corde à nœuds.
Le guerrier se sert d’une corde à nœuds ; c’est son arc et ses flèches. Les hommes suivent ses pas.
Celui qui a été dépossédé de ses biens et chassé de ses terres se sert d’une corde à nœuds pour les recouvrer. Ce sont les cochons, les étoffes du pays, les pirogues, les plumes rouges qu’il offre au roi et aux notables (hui-raatiraa). Voilà le pont sur lequel il passe pour rentrer chez lui.
Mais celui qui a été chassé et qui se présente sans un cadeau n’a point de corde à nœuds. Comment peut-il espérer rentrer chez lui ? S’il avait apporté quelque chose, fût-ce la queue d’un cochon, il aurait pu se voir rendre ses biens.
LA JUSTICE DU ROI
Que le roi soit considéré comme un cerf-volant ! Les députés et les orateurs sont le train ou la queue du cerf-volant.
Si le roi commence à faire du mal, s’il s’empare des biens de ses sujets, s’il maltraite son peuple et se conduit envers lui d’une manière injuste et rigoureuse, le cerf-volant sera chaviré, son avant brisé et sa queue mise en morceaux. Il ne pourra plus se soutenir dans les airs. A tout jamais détruit, il ne servira plus à rien et ne sera plus qu’un objet sans valeur.
Le pêcheur connaît bien son métier. Il l’apprit de son père. Ainsi le voleur apprit le vol de son père, ainsi le lutteur apprit de son père à combattre. Il en est de même du médecin : son père était médecin.
Celui-ci a bien l’air d’un roi et son ancêtre était roi.
L’HOMME DE BIEN
Le nommé Atéa Iti, Petite clarté, était pareil au soleil dans tout son éclat. Il n’avait point de tache. Ses bienfaits étaient comme le lait le meilleur. C’était un homme généreux. Il donnait à tous les membres de sa nombreuse famille.
Ses paroles avaient l’odeur de la vie. Il aimait à être bon à l’égard de tous ceux qui l’entouraient.
Cet homme était comme une nacre vivante : ses paroles avaient l’écho de la vie ; ce qu’il aimait, c’était faire le bien.
Cet homme était encore comme une nacre vivante. La peau était saine ; elle n’était pas devenue épaisse et rien n’était mort en lui. Ses cheveux étaient gris, mais il n’avait jamais été condamné pour aucune chose.
La perle qu’il portait en lui, c’était la sagesse, l’intelligence et le désir de faire le bien, et son activité. Voilà ce que signifie poe mata uiui, perle très brillante.
Il y a d’autres nacres dans lesquelles on ne trouve point de perles. Ainsi celui qui parle beaucoup mais sans intelligence, qui dépense des paroles sans réflexion et ne cherche pas le bien même pour lui, est un ignorant puant.
LA COLÈRE
La colère commence doucement, petit à petit comme un léger filet d’eau ; mais bientôt elle devient un torrent, une rivière débordée.
Ne vous mettez pas en colère ! Souvenez-vous de la fleur que nous avons déchirée ensemble ! Ne vous fâchez pas à en devenir presque fou ! De quoi s’agit-il ? On a voulu tuer un homme. Est-ce que c’est vous ? Pourquoi suscitez-vous toujours des querelles ?
N’arrêtez pas votre haleine en vous mettant constamment en colère ! Voici la nuit qui vient et vous êtes toujours en colère.
C’est un homme dont la langue est terrible. Il aime à faire du mal, à médire des absents. Il aime à crier, à faire du bruit afin d’empêcher ses voisins de dormir. Personne ne peut plus le supporter. Il aime à provoquer, à répandre des injures et des calomnies contre tout le monde. Il ne songe pas qu’il a une tumeur dans le dos dont il ne se guérira jamais peut-être. Il aime à divulguer les fautes des autres et à les aggraver, en faire un amas, à les couvrir avec les feuilles qui servent à faire le four tahitien.
Ami, vous êtes un homme qui provoque la colère. Vous entendiez des discours et vous les colportiez partout. Essayez de vous instruire d’abord et lorsque vous serez parfait, vous pourrez vous sauver le jour où votre pirogue sera échouée sur le récif.
La langue de cet homme me cause un véritable chagrin. Il a la langue d’un oiseau et les dents d’un porc sauvage. On peut fermer le groin d’un sanglier, mais qui peut arrêter la langue de celui qui aime à médire des absents et cause du scandale partout ?
Votre colère vous rend malheureux, misérable. Elle vous perce comme la plume d’un coq. La colère est le plus douloureux des aiguillons.
IMPRÉCATIONS
Entre dans ce four ! Ton dieu sera une bonne nourriture pour moi ! Je donnerai ton menton à manger à mon dieu ! Chien, va manger ton maître ! Que ton crâne soit porté à ta mère pour lui servir comme une gourde où elle mettra la sauce ! Que ta mère et ta sœur soient mangées avec les aliments qui cuisent dans ce four ! Que ton frère soit jeté dans le four et mangé dans l’amuramaa (festin) ! Que tes cocos et ta calebasse soient remplis de ton sang ! Que tes larmes soient comme l’eau de la mer ! Que ta mère boive ton sang ! Que ton frère serve d’umete (vase en bois) à ta mère pour la popoï (pâtée indigène) ! Cours enterrer ta mère ! Que ta mère te mange le tahua (graisse des côtes) et manges-en toi-même avec le foie et la graisse !
Ce qu’on vient de lire porte bien l’empreinte de la sauvagerie. On a pu remarquer que les fragments précédents avaient une tournure plus ou moins biblique. Évidemment le narrateur, converti au christianisme, peut-être un diacre protestant, a sans s’en douter subi l’influence de la nouvelle religion et accommodé son récit au goût de son respectable interlocuteur, M. Orsmond. Les préceptes sur le Roi, sur la Colère, sur l’Homme de bien, reproduits plus haut, et la plupart de ceux qui vont suivre se ressentent de cette préoccupation instinctive du Tahitien à qui rien n’est plus pénible que de contrarier l’étranger dans ses discours. Il n’en est pas ainsi des imprécations. Sans doute pour s’en faire pardonner la rudesse, le conteur ajoute : « Ce sont là les imprécations des sorciers. Quand on les entend les proférer, on les tue immédiatement et on les jette à la mer ! »
La facilité avec laquelle les Tahitiens s’injurient encore de nos jours, la verve grossière qu’ils y mettent, démentent un peu ce commentaire ajouté après coup, semble-t-il. Tout cela offre l’intérêt de l’inédit. Les manuscrits que j’ai dépouillés étaient en anglais quand ils n’étaient pas en vieux tahitien. Dans ce dernier cas il m’a fallu recourir à M. Barff, interprète en retraite, le seul Européen capable de déchiffrer un idiome devenu presque étranger aux indigènes, qui ne parlent plus guère aujourd’hui que ce qu’on appelle « le tahitien de la plage ».
LA DOULEUR
Je suis plein de chagrin parce que ma femme et mes enfants sont partis !
Si quelqu’un ne peut supporter la douleur de son cœur, il vaut mieux pour lui qu’il meure !
Si un père pleure beaucoup la mort de son fils, qu’il jeûne jusqu’à la nuit, jusqu’au matin, qu’il jeûne pendant deux jours ! S’il désire mourir, qu’il meure !
Le chagrin du cœur est un grand guerrier. On pleure pour les enfants qui sont morts, pour les terres ravagées par l’ennemi, pour les frères faits prisonniers pendant le combat. Que l’on s’abstienne de nourriture, que la bouche ne prononce pas un mot, que l’on ne boive pas une goutte d’eau, que l’on ne mange rien ! On ne désire que mourir et mourir vite.
Je pleure toujours sur mon fils qui vient de partir ! J’envoie souvent demander de ses nouvelles. J’ai bien du chagrin à cause de son départ. Mes pensées sont errantes, ici, là et partout ! Peut-être vais-je tomber malade !
O mes femmes ! O mes femmes ! O mes dieux ! O mes dieux ! Je suis brisé en deux morceaux. Le fiel dans mon corps est répandu.
LE DÉSIR
Tout ce que je désire, tout ce que je veux, c’est qu’elle vienne et que je voie sa figure !
Puruorooro, c’est l’expression d’un grand désir. Quand arrivera-t-elle ? Où est-elle ? Elle est là ! C’est ma grande affection, Puruarahu.
C’est un désir aussi fort que le courant d’une rivière, un désir fort et ardent. Il ne sent pas le vent qui souffle, la tempête. Il n’a pas peur. Le huatau, le vent du nord, est pour lui comme une petite brise, un vent léger, tandis que c’est un vent qui rend aveugle et fait changer la couleur du visage.
C’est un désir qui réclame toujours, qui veut tout avoir.
Il y pense toujours ; il veut toujours l’avoir.
Son sommeil est plein d’anxiété. Il n’a de repos ni le jour ni la nuit. Dès qu’il la rencontre ou qu’elle arrive, il est à son aise, il est content.
LA GUERRE
Les guerres entre les Tahitiens avaient la plupart du temps pour point de départ des contestations survenues à propos de la pêche. Quelques discours transmis de génération en génération et déclamés aux jours de fête vont nous le prouver.
Ne me parlez pas ! Le pêcheur est aussi un guerrier. Il lutte avec la mer, avec la vague, avec le sauvage requin, le vorace poisson qui se tient à l’entrée de la passe. Et parce que votre rivage et le mien ne sont pas clos, nous en sommes venus aux mains. Vous m’avez fait tort malignement, mais quand nous nous rencontrerons face à face, ma défaite et votre bravoure seront oubliées !
Vous êtes un homme turbulent, un homme qui a une grosse voix. Quand vous m’accusez, je suis tranquille. Vous êtes un homme turbulent, un homme qui a une grosse voix. Les chefs sont en autorité. Quand la guerre sera déclarée, alors votre passe sera fermée ; vous serez comme dans une nasse, dans un fossé.
Savez-vous faire la guerre ? Etes-vous un champion ? Laissez-moi ma portion dans votre pays avant que les os des mâchoires des guerriers tombés ne soient au Marae et que ne soient dites les prières du prêtre qui sait comment on délivre son pays !
Le discours suivant est aussi une déclaration de guerre, mais d’une forme plus obscure :
Le petit poisson noir empoisonné a une pensée à dire. Le poisson abandonné est percé par le pieu que l’on tient dans la main. Qui pousse le canot au large ? Un vil petit poisson.
Le poisson mourant voudrait dire quelque chose et retrouver la vie sous le banc de corail.
Il voudrait, le poisson borgne, dire quelque chose :
« Vous venez dans une pirogue d’écorce en jouant de la pagaie. Ce n’est pas une pirogue de la mer. Vous mangez comme un glouton et vous n’appréciez pas cette nourriture. Savez-vous comment dormir sur vos rivages sans un oreiller ?
» Je suis celui qui connaît tous ses ancêtres, tous ses parents jusqu’à présent.
» Regarde à ma tête, toi ! Elle est pleine de l’eau qui vient de mon pays ; elle est blessée d’un coup de la pierre lancée.
» Regarde à ma tête ! Elle est pleine des cicatrices de la lance.
» Regarde à moi, toi ! Qu’est-ce que vous attendez ici ? Tu manques de ressources ! As-tu l’adresse d’un homme ? Tu n’es qu’un maladroit.
» Tu as le corps d’un homme et les désirs d’une femme ! »
Je reviendrai plus tard sur ces chants de guerre et sur ces récits de batailles.