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La nouvelle Cythère

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VI

Intrigues de cour. — Il était une fois un roi et une reine… — Un déjeuner chez Sa Majesté Pomaré V.

Du 4 janvier 4887, naissance de Arii Manihinihi Tevahine airanoanaai te pore o mahu, Tepau Arii i Hauraï, Te vahine rereatua i Fareia Pomaré, fille légitime de Pomaré V à Tuu et de Joanna Marau Taaroa Salmon. Is pater est quem nuptiæ demonstrant. Dans un livre bien fait mais où l’on peut relever quelques erreurs. M. Paul Deschanel[1] a mis le public au courant des petits et des gros scandales du ménage de Pomaré V. Il a raconté que, marié un peu malgré lui à une jeune fille de la famille Salmon, le roi honoraire de Tahiti avait si peu usé de ses droits d’époux qu’en 1881, à la naissance d’une fille de la reine, il en avait désavoué la paternité dans un billet qui a reçu plus de publicité qu’il ne convenait peut-être.

[1] La Politique française en Océanie.

La situation n’a pas changé ; elle s’est même aggravée, et la reine venant de donner une petite sœur à l’enfant désavouée, il s’en est suivi l’ouverture d’une instance où la reine a triomphé, le divorce ayant été prononcé à son profit.

Pomaré V est un homme de quarante ans, grand et fort, un peu gros, dont la physionomie ne manque pas de caractère. Le front est vaste et découvert, le regard expressif, sérieux et doux ; le menton proéminent dénote la volonté. Le roi porte la moustache et il a assez grand air, ma foi, quand il passe son uniforme d’amiral et met sa croix d’officier de la Légion d’honneur. C’est un bon homme passablement déprimé par l’ivrognerie, qui par éclairs se retrouve roi, mais en qui le sauvage est resté. Il aime la France ; il n’en aime pas moins sa terre natale devenue française et ses anciens sujets, et s’est longtemps obstiné à réclamer le maintien de vieilles prérogatives peu conformes à notre droit public comme à nos institutions.

Ce n’est pas toujours dans des revendications de cette nature que Pomaré se souvient qu’il a porté une couronne. L’autre semaine, Sa Majesté se trouvait au cercle militaire de Papeete. Un Européen connu d’elle fêtait une bonne nouvelle reçue par le courrier. On but du champagne et Pomaré voulut le prendre à son compte.

— « Non pas ! dit l’autre, j’ai commandé, je paierai. »

Devant cette insistance, Pomaré dit qu’il est le roi…

— « Il n’y a pas de roi ! » fait l’Européen.

— « Il n’y a pas de roi ! » réplique Sa Majesté, et, d’un coup de poing, Elle renverse le pauvre garçon.

La maison du roi est tenue par sa belle-sœur, la princesse de Joinville, qui passe pour sa maîtresse : Il a auprès de lui son neveu, le prince Hinoï et sa femme, la petite reine de Borabora dont j’ai déjà dit un mot. Hinoï est un charmant garçon de dix-huit ans, parlant très correctement le français et fort bien élevé. Sa femme avait treize ans quand il l’épousa. Pomaré voudrait, paraît-il, que son neveu lui succédât dans sa royauté nominale ou tout au moins dans la pension de soixante mille francs qui a été le prix de l’annexion de Tahiti. Il se leurre peut-être.

Auprès du roi vit un vieux Tahitien, Pai a Vetea, qui a fait partie à plusieurs reprises du Conseil colonial et n’est pas étranger aux revendications politiques dont je parlais tout à l’heure. Mais la société préférée du roi est celle de quelques jeunes gens de Papeete qui savent lui tenir tête à table. C’est en leur compagnie que Pomaré s’enivre, et s’enivre à ce point qu’il lui faut toujours avoir un médecin sous la main. Tel convive est précisément son marchand de vins et sait à quoi s’en tenir sur la véracité des étiquettes dorées dont se parent les bouteilles servies sur la table de Sa Majesté. Ce roi en disponibilité fait la fête comme les rois en exil de Daudet. Il la fait à sa manière et ce n’est pas sa faute si ses compagnons de plaisir ne font pas partie du Jockey.

Il ne faudrait pas s’y tromper. Les Tahitiens aiment leur roi même déchu. Chaque année, celui-ci fait dans les districts une promenade intéressée. Pendant un mois, il va de chefferie en chefferie, assistant à des repas d’ogre et recevant les cadeaux de toutes mains, petits et gros cochons, chevaux, etc. Les himéné sont convoqués en son honneur et l’on danse, en petit comité, une upa-upa discrète.

La vieille reine Pomaré s’était fait construire à Papeete un palais qui, d’ailleurs, n’a jamais été habité ni meublé. Pomaré V loge dans l’ancien palais, celui que Pierre Loti a décrit, et qui n’est qu’une case, un rez-de-chaussée dont le salon médiocrement pourvu a pour principal ornement le portrait à l’huile, en pied, de la feue reine. Le romancier a singulièrement embelli ce palais dans la description qu’il en a faite. O poète ! Le piano sur lequel le jeune enseigne jouait l’Africaine a des sonorités de chaudron. On ne l’ouvre guère que les soirs d’orgie…

De l’autre côté de la rue, la rue de Rivoli, s’il vous plaît ! Marau est logée dans une case beaucoup plus modeste où elle habite avec sa jeune sœur Manihini et leur mère, madame Salmon. La reine est une jolie femme dont les traits trahissent l’origine semi-israélite. Elle est spirituelle et bonne, d’une bonté un peu moqueuse, parle avec la même facilité le français et l’anglais. Elle a la grâce, pourrait-on dire, et le compliment littéraire et galant de Sainte-Beuve serait peut-être compris, sûrement agréé.

Marau parle avec enthousiasme de Paris. Paris, ville enchanteresse !… Elle se rappelle les soirées passées au théâtre qui compensaient les dîners presque toujours officiels. Le mouvement de Paris lui a laissé une impression si vive qu’il semble que c’est hier qu’elle s’est vue, dans son peignoir de moire, aux tribunes de la Chambre ou dans une loge de l’Opéra. Elle n’a oublié ni les titres des pièces qu’elle a vu jouer ni le nom des acteurs. Elle s’amuse encore de la curiosité bête des Parisiens. « On me prenait pour une sauvage ! » dit-elle, en souriant. Manihini, elle, n’est allée que jusqu’à San-Francisco. Comme sa sœur, à qui elle ressemble beaucoup, elle a surtout retenu ce qu’elle a vu et entendu au théâtre. Au Parisien qui vient leur rendre ses devoirs, ces deux charmantes femmes posent toutes sortes de questions. Paris seul les intéresse. Cher Paris, si loin de Papeete !…

La reine vit d’une pension de cinq cents francs par mois que lui fait la France. Cinq cents francs par mois, au prix où sont toutes choses à Tahiti ! Elle est servie par quatre ou cinq femmes dont une albinos, et sort très peu. A raison de sa situation, elle ne va guère que chez sa sœur aînée, Madame Darsie, veuve en premières noces de M. Brander. M. Paul Deschanel paraît s’être quelque peu mépris quand il a fait de Mme Darsie un agent de la politique anglaise. Marau est très française. Dans son étroit salon, les officiers de la flotte sont admis à toute heure du jour. Je touche à un sujet délicat… Du 4 janvier 1887, naissance de Arii Manihinihi Tevahine, etc. etc. J’évoque ici votre souvenir, reines aimables, belles amoureuses, dont le cœur intriguait contre la majesté, qui donniez votre blanche main à baiser et que l’on vit quelquefois descendre du trône pour encourager « la flamme » des malheureux soupirants, ne gardant d’autre couronne que celle de votre beauté et d’autre sceptre que celui de l’amour. Poëte, j’aurais fait des vers pour vous, souveraines demeurées femmes et si tendres, si fragiles… Parisien égaré sous les bananiers de Tahiti, je ne puis, en mémoire de vous, que me montrer indulgent pour Marau.

Quinze jours avant les couches de la reine, Manihini s’est embarquée à bord du voilier qui emportait le courrier pour San-Francisco. Est-ce calomnie ou simple médisance ? On cherchait une raison à ce voyage et l’on en trouvait plusieurs. La chronique galante de Papeete a toutes les cruautés ! En ce pays on ne croit à la vertu d’aucune femme. La Nouvelle Cythère n’est-elle pas la terre promise de tous les Chérubins de l’École navale ? Sans doute, Manihini si rieuse, si séduisante, a dû troubler plus d’un cœur. A-t-elle donné le sien ? Et ce voyage en Amérique n’est-il que la plus opportune des absences ? Je ne puis le croire.

La reine et sa sœur parlent avec passion de Tahiti. Aucune terre n’est plus belle à leurs yeux que celle-ci ; nulle part la nature n’est plus imposante. Elles recevaient un jour la visite d’un jeune Français, très jeune et très pessimiste, de ce pessimisme particulier au boulevard et aux restaurants de nuit, et qui avouait s’ennuyer mortellement à Papeete. Il fallait les entendre se récrier toutes les deux ! Le pauvre garçon baissait la tête sous une averse de moquerie féminine. Pour se tirer de là il fit une diversion. « Est-ce que Votre Majesté ne désire pas revoir Paris ? » S’adressant à Manihini : « Et vous, mademoiselle, n’irez-vous pas aussi ? » Il n’importe : on ne lui a jamais pardonné. C’est que sous ce soleil dont les ardeurs ne s’éteignent jamais, il n’y a pas de pessimisme possible. Le Tahitien fait mentir Schopenhauer comme jamais philosophe n’a menti. Il croit à la vie comme il croit à l’amour. Que ceux qui ont empoisonné la liqueur dont il s’enivrait en portent la peine ! Son esprit n’en est point obscurci et son âme a plus de naïveté encore que de corruption. C’est pourquoi aux réflexions moroses d’un vieillard de vingt ans tel qu’en produit la vie de Paris, les deux aimables femmes répondaient gaîment avec une moue railleuse où il entrait bien un peu de pitié.

Nous ne sommes plus au pays de la névrose quand le soir, à la musique, passant près d’un groupe étendu sur une natte, nous entendons des éclats de rire et les voix un peu fortes de Marau et de Manihini qui, tout en s’éventant, écoutent les propos des officiers de marine faisant leur cour. Sur cette natte, on parle à la fois français, anglais et tahitien. Tout le monde est couronné de tiaré…

En face, au Cercle militaire, Pomaré boit quelques bouteilles, résigné, indifférent, plutôt…

Le roi m’a fait la surprise de m’inviter à déjeuner à sa maison de campagne. J’ai accepté. On n’a pas tous les jours l’honneur de manger avec une Majesté même déchue. A dix heures du matin, j’ai trouvé une petite voiture attelée d’un cheval poussif qui m’a conduit en une demi-heure à Arue.

La case du roi est spacieuse. Sa Majesté se tenait dans un salon tapissé en clair et orné des portraits de tous les amiraux ou gouverneurs qui ont passé à Tahiti. Elle a eu la bonté de me présenter à deux personnages, le Gouverneur et le Directeur de l’intérieur, et à quelques dames de commerçants de Papeete. Parmi les hommes, il y avait le marchand de vins, le boucher, le médecin et le notaire du roi, plus votre serviteur. Le médecin est un excellent homme, compatriote de M. Grévy, un des Français les plus estimés de la colonie. Il y avait aussi quelques chefs de districts, grands gaillards qui ne paraissaient pas autrement gênés dans leur redingote et dans leurs souliers que nos paysans endimanchés.

A onze heures, nous passons dans la salle à manger décorée de feuillage avec un art et un goût particuliers à ce pays. Les murs disparaissent sous les feuilles de cocotier. Aux solives du plafond s’enroule en rubans légers la seconde écorce du purau, bourao, et flottent des bouquets d’herbe jaune ou verte. L’aspect général est très frais.

Le déjeuner a été préparé par Renvoyé, le Potel et Chabot de Papeete, mais la princesse de Joinville, qui veille à tout, a pris soin d’y ajouter les fruits et les légumes du pays. Voici des mayoré, fruit de l’arbre à pain, de la dimension et de la forme d’une noix de coco et dont la chair un peu filandreuse rappelle mais de très loin la pomme de terre. Voici le taro, une racine que l’on cultive dans les marais et qui n’est pas sans analogie avec une purée de châtaignes, une odeur nauséabonde en plus. Voici encore des féï, banane sauvage, dont l’intérieur a l’apparence d’une purée de carottes. Je me fais nommer ces mets et je tente de les goûter. Le rôle de voyageur a de ces désagréments. Je trouve tout cela détestable. Je me rattrape sur les chevrettes, écrevisses, que, pour mon malheur, accompagne un odieux carry. Puis ce sont des ragoûts de poulets où l’on a accommodé toute une basse-cour, et enfin de petits cochons de lait. Au point de vue plastique, rien à dire contre le petit cochon de lait. Il paraît, couché sur le flanc, dans l’attitude d’un ange endormi, brun, doré, luisant. On en mangerait. Hélas ! c’est une nourriture que je ne recommande pas aux mauvais estomacs, ni aux bons. Pendant six mois, il m’a fallu subir un certain nombre de fois ce célèbre petit cochon de lait qui est le mets national par excellence, et dont la chair flasque et sans saveur a perturbé tout mon individu.

La cave de Pomaré V est sans valeur, exception faite d’un vin du Jura qui lui arrive par l’intermédiaire du docteur. Pour champagne on nous sert une sorte de vin blanc ou de cidre mousseux, une boisson pétillante où la chimie est pour beaucoup. Pendant que Sa Majesté et le Gouverneur échangent des toasts, je bois de l’eau. Café et liqueurs assortis, et je m’esquive après avoir serré la main du roi dont le bon sourire me gagne.

Les repas entre hommes ont une autre physionomie et tournent fréquemment à l’orgie, à ce qu’on raconte. A un moment donné, quand les convives commencent à sentir les effets de l’ivresse, entrent les vahiné, les femmes du hama du roi, son sérail ambulant. Les chants et les danses obscènes, l’ute et l’upa-upa, se succèdent. Pendant deux ou trois jours, Sa Majesté reste au lit, malade d’indigestion et brûlée d’alcool, anéantie, paralysée. A voir Pomaré V, dans sa correction officielle, assister à la revue du 14 juillet, et prendre quand il le faut l’attitude à la fois affable et digne des souverains véritables, on ne soupçonnerait pas le viveur…

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