La nouvelle Cythère
XX
Un jugement du conseil de district. — L’enfant de la nature. — Aux Iles sous le Vent. — Une révolution. — Un ministre féminin. — Raiatea aux Français.
J’ai vu le conseil de district, les topae, les cinq, juger une affaire de terre. C’était à Papara, en plein air, sous le soleil ardent. La route court entre la mer et les monts : ceux-ci majestueux et paisibles, enveloppés de nuées, couronnés d’ombre ; celle-là écumante, désordonnée en ses fureurs jamais apaisées. Point de brise ou si peu ! Bien qu’il fût à peine dix heures, l’atmosphère était comme embrasée. Les êtres et les plantes pliaient, conviés au sommeil par cette température invariable qui fait bouillir la sève et le sang, provoquant les étreintes passionnées et les lassitudes mornes, les poussées de vie et les engourdissements pensifs ou non.
Devant une case des groupes étaient formés, deux camps d’hommes et de femmes, assis ou plutôt accroupis en un cercle élargi qui touchait à la route. Quatre ou cinq personnages se tenaient à l’écart, regardant, écoutant, dans l’attitude grave et recueillie des juges, des arbitres, le front soucieux, l’esprit tendu. Les topae avaient convoqué les deux parties en procès et celles-ci avaient amené leurs témoins, des fétii pour la plupart. Debout, le plaideur et la plaideuse argumentaient à tour de rôle, évoquant la tradition, le souvenir des anciens, des morts, avec des gestes amples ou violents, interpellant les témoins qui se taisaient jusqu’à ce que l’un des juges les eût conviés à parler, à dire ce qu’ils savaient.
Le litige était malaisé à régler, obscur, douteux, et il aurait été de mise, l’axiome anglais : « Ce qu’il y a de plus certain dans un procès c’est son incertitude ». Il n’importe ! Avec une patience admirable les topae laissaient dire, imperturbables dans leur sérénité de sphinx, ne bougeant pas plus sur leurs talons que les ancêtres de Tati dans leur caverne funéraire cachée au flanc du roc, de l’autre côté de la route. Les témoins prenaient ensuite la parole. Ils savaient, ils croyaient, ils avaient entendu dire… Quelques-uns mêlaient à leurs assertions des bribes de légendes où se retrouvaient les noms des guerriers plus grands que les hommes.
Puis les juges se concertèrent et la sentence fut rendue. Équitable ou non, elle devait être portée devant les tohitu, les magistrats d’appel, à Papeete, la partie qui succombe ne renonçant jamais à ses droits prétendus ou fondés. Je dois faire ici un meâ culpâ. J’ai quelquefois médit des juridictions indigènes que l’on a voulu supprimer à la faveur d’un compromis. C’est un penchant assez commun de vouloir substituer partout le code civil aux lois et aux coutumes des pays colonisés. Tout n’est cependant pas arbitraire ou corruption dans la distribution de la justice tahitienne. Ce sont des magistrats élus qui la rendent, et non sans une certaine solennité, au pied d’un cocotier avare d’ombre. En définitive, le Tahitien est jugé par ses pairs. Et seuls des magistrats tahitiens peuvent s’y reconnaître au milieu de ces conflits si fréquents de la propriété foncière, de ce qu’on a justement appelé « la confusion dans l’indivision », chaque parcelle étant revendiquée souvent par quatre ou cinq familles enchevêtrées dans une parenté naturelle, légitime ou d’adoption, plus ou moins aisée à établir et à prouver.
Notre erreur vient de l’excellente opinion que nous avons de nous-mêmes, de notre injustice habituelle à l’égard du prochain, de notre infatuation d’Européens, de civilisés, de nos orgueilleux préjugés qui nous font dénier toute vertu, toute force morale, même tout sentiment affectif, à ces peuples dénommés sauvages. C’est bientôt fait de les ravaler, de leur refuser la pensée et le sentiment, l’intelligence, pour ne leur laisser que l’instinct irréfléchi et grossier. On ne se donne guère la peine d’étudier de près ces êtres à qui l’on assigne un rang inférieur dans la généalogie scientifique de l’humanité. On ne fait pas un effort pour les pénétrer ou les deviner. On ne sait ni les aimer ni les protéger. Les plus bienveillants disent que ce sont des enfants, de grands enfants, mais ils ne les laissent pas venir à eux. Les missionnaires eux-mêmes, la plupart du moins, partis de cette donnée, de ce mépris préconçu, n’arrivent pas à connaître à fond ceux qu’ils catéchisent et leur action est plus souvent extérieure, n’atteignant pas le cœur que le cœur seul peut gagner.
Ce qui me frappe le plus, c’est la bonté du Tahitien et son inaltérable confiance dans le « pâpaa », le blanc, l’étranger. Que de fois pourtant on l’a trompé, déçu, leurré de toutes les façons !
On mêle du poison à tout ce que boit l’indigène et le sang qui coule dans ses veines est vicié. La Nouvelle Cythère est la terre des morts en même temps que le pays des libres amours. J’en ai vu passer cependant, superbes et bien bâtis, grands, robustes, la chair un peu molle des mangeurs de fruits, le visage régulier et noble, le front large, l’œil ouvert et profond, la lèvre bien dessinée, statues de bronze clair dont les belles proportions attestent la supériorité de la race. Ils venaient du féï. Sur leurs épaules nues se balançaient les régimes pesants du bananier sauvage, la nourriture de la semaine. Le pareu noué en caleçon, ils couraient par les sentiers où les fougères arborescentes, les vitiers, les citronniers, les orangers faisaient presque la nuit, une nuit tiède et parfumée.
L’enfant de la nature était là chez lui. Une couronne de datura protégeait sa tête contre les ardeurs du soleil qui se montrait dans les éclaircies rares de la brousse. Fatigué, il s’arrêtait, puisait dans le creux de sa main un peu d’eau pure au ruisseau courant sous les herbes et reprenait sa marche, toujours insouciant.
A quoi pensait-il ? Certains diront : « Pensait-il ? » Les idées qui pouvaient naître et se former dans cette tête n’étaient sans doute pas les idées compliquées de névrose des « civilisés », s’alambiquant la cervelle, s’appauvrissant à force d’analyse, se desséchant dans une psychologie maladive. J’imagine et j’ai cru comprendre que le Tahitien est plus près de la terre et du ciel que nous, et que son âme est ouverte à des sensations ou à des sentiments vagues que nous ne connaissons ou ne goûtons plus. Il vit d’une autre manière et mieux que nous, moralement parlant. Naïf même en ses ruses, en ses détours plutôt, détours permis à qui se sent faible et nu, il jouit sans définir la jouissance, il aime sans disserter sur l’amour. Plus abondante et plus riche est la sève dont il se nourrit. A nos palais blasés il faut d’autres liqueurs et d’autres ivresses que celles qui se puisent au creux des rochers.
Le Tahitien pense. Il aime et il chante, car il est poète, vraiment poète. Sa chanson pauvrement rythmée est l’appel au plaisir ou à la prière. Dans sa monotonie même, elle a quelque chose de primitif et de spontané et de si différent de notre art et de nos mensonges qu’on s’y laisse prendre assez vite, lassé qu’on est à la fin de ce siècle des formes travaillées à l’excès sous lesquelles se dérobent de si pauvres et si vieilles idées.
Mais il nous plaît de voir des sauvages dans ces hommes qui se nourrissent et s’habillent, quand ils s’habillent, autrement que nous. Il nous faut de la couleur locale. Ce que nous appelons ainsi n’est peut-être au fond que l’étonnement de notre ignorance, mais cela nous distrait et nous amuse de décrier des mœurs et des usages que nous ne comprenons pas. Puis cela nous venge des dédains des Chinois pour qui les occidentaux sont des barbares.
Des sauvages ! En est-il encore ? Les maisons de vêtements tout faits ont des succursales dans tous les pays du monde. A Papeete même, on s’habille, on se nourrit, on se désaltère, on se débauche, à l’instar de telle bourgade de notre Midi exubérant. Et la couleur locale dont notre littérature de sédentaires aurait tant besoin ne se trouve plus que dans les districts perdus de Tahiti ou des Iles sous le Vent.
Les Iles sous le Vent occupent une place assez grande dans les préoccupations des Français de l’Océanie. Maintenant cette question est réglée et notre drapeau flotte enfin sans conteste sur les îles de Raiatea, de Huahine et de Bora-Bora. On peut bien avouer que, quarante ans durant, nous avons eu de ce côté la situation la plus bizarre, la plus incompréhensible. Par la convention de 1847, la France et l’Angleterre s’étaient mutuellement engagées à ne pas occuper ces îlots ; mais, depuis 1881, par permission des Anglais, nous exercions ou plutôt nous n’exercions pas un protectorat aussi nominal que provisoire, renouvelable tous les trois mois. L’Amiral commandant la division navale du Pacifique et le Gouverneur des Établissements français de l’Océanie étaient sur les dents. Ils veillaient, l’un et l’autre, et surveillaient jalousement ces petites terres convoitées par les Allemands en quête de colonies. Les bâtiments de la division et ceux de la station locale se promenaient incessamment de Tahiti à Raiatea et de Raiatea à Tahiti, avec escales à Huahine et autres lieux. Et les deux ou trois mille indigènes répandus sur ces îles assez peu intéressantes par elles-mêmes en venaient à se moquer légèrement de ces déploiements de forces exagérés encore que nécessaires.
C’est fini et il était temps. A la longue, l’anarchie s’était mise dans les minuscules royautés des Iles sous le Vent et l’on allait voir se rallumer, pour un peu, les anciennes guerres civiles de vallée à vallée, de baie à baie. L’autorité des chefs était méconnue et les volontés du peuple n’étaient plus obéies. De jour en jour, on espérait l’arrivée d’un résident français ; mais, en attendant, on conspirait, on se chamaillait. Des factions nettement accusées se formaient qui s’accusaient les unes les autres de manquer de patriotisme et de livrer le pays à l’étranger.
Un incident mit le feu aux poudres. Le 14 juillet, quatre à cinq cents habitants des Iles sous le Vent se trouvaient à Tahiti où ils étaient venus prendre part aux réjouissances de la fête nationale. Les jolies filles de Raiatea et leurs tané ne laissent jamais échapper l’occasion de s’embarquer pour Papeete où ils se livrent sans contrainte à leur penchant pour le plaisir. Le pilote de Raiatea et sa fille étaient au nombre des touristes qui furent logés et nourris aux frais du gouvernement pendant cinq jours.
Peu (Péou) est de nos amis. C’est de son adresse que dépend la sécurité de nos navires en ces parages. Ses fonctions maritimes le mettent en rapport avec les officiers de vaisseau, en font un personnage officiel, et lui donnent une autorité, une importance qu’il est naturellement enclin à exagérer. Le 14 juillet, le matin, sous l’influence de libations défendues par les lois pieuses de Raiatea mais tolérées par les lois plus faciles de France, Peu interpella publiquement, sur le quai, le second roi de son île, et s’écria avec une jactance toute bachique : « C’est moi qui suis le roi ! »
Cet essor de vanité eut des conséquences imprévues et déchaîna la révolution. De retour à Raiatea, le pilote fut traduit devant les magistrats pour répondre de ses paroles séditieuses et condamné à l’amende. Il appela à la rescousse le commandant de la goëlette française l’Aorai, cria qu’on le persécutait en haine de la France, et fit tant et si bien que l’on s’interposa pour obtenir sa grâce. Une agitation prolongée s’ensuivit. Le roi, l’excellent Tamatoa, perdit la tête et ne la retrouva qu’en se jetant dans les bras du commandant à qui il demanda un résident français pour ramener la paix dans son petit domaine. Là-dessus, il fut décrété de prise de corps comme un simple particulier : il serait mieux de dire comme Charles Ier ou comme Louis XVI.
Le commandant ne pouvait tolérer qu’on emprisonnât un souverain animé de si louables intentions. Il ne fit ni une ni deux, débarqua avec tout son équipage, une dizaine d’hommes, et rendit Tamatoa à la liberté et à ses sujets. Les magistrats ne se tinrent pas pour battus. Ils accusèrent le roi d’avoir trahi son pays et appelèrent le peuple aux armes. L’argent est le nerf de la guerre. A l’instigation de Terahupo, le plus enragé de tous, on fit main basse sur le trésor public, riche à ce moment de quatre cent trente-six francs cinquante, on en fit le partage, et l’on prit le chemin de la brousse, l’insurrection étant le plus saint des devoirs.
Un détail me navre bien qu’il ajoute au piquant de ce scénario d’opérette. Au nombre des insurgés se trouvait le fateere hau i te fenua rei, le directeur de l’intérieur ou, pour parler plus exactement, le ministre de l’intérieur de Raiatea, une charmante fille de quinze ans, Témarii vahiné, dont j’avais eu l’honneur de faire la connaissance à Papeete, au bal de l’Amiral, en tout bien tout honneur, je me hâte de l’ajouter. Notre dialogue s’était borné à l’échange de quelques « ia ora na hoé » et de quelques « mé métai roa », c’est-à-dire aux plus vulgaires compliments tahitiens. Ce jeune et très gentil fonctionnaire m’avait intéressé, intrigué comme un domino rencontré au bal masqué. Je savais que peu de semaines auparavant il avait été condamné par les magistrats intègres de Raiatea à deux cent cinquante francs d’amende pour avoir donné à un bel étranger des preuves non équivoques de l’amour le plus passionné. Il n’empêche ! Avec ses grands cheveux noirs si longs et si lisses, son regard brillant, son silence indien en dépit du champagne, Témarii vahiné me changeait des hommes d’État laids et grisonnants dont j’ai entendu tant de discours, hélas ! Comment ce membre du gouvernement, cette aimable reprise de justice, était-elle passée à l’émeute ? On n’a pas su me le dire. Tout ce que j’ai appris, c’est que la pauvre enfant s’était attachée aux pas de l’irréconciliable Terahupo. Celui-ci lui avait sans doute fait accroire que se rendre c’était s’exposer à être pendu.
Mieux informés, la plupart des rebelles, convaincus qu’on ne pendait personne, sont revenus, les uns après les autres, à leurs cases de la plage. On leur a dit que désormais la France était chez elle aux Iles sous le Vent et comme, en dépit de certains négociants anglais, cette race tahitienne n’aime rien tant que les Français, la paix aurait promptement été rétablie dans les cœurs et dans les vallées si Terahupo était revenu à de meilleurs sentiments. Mais quoi, n’ai-je pas avancé que le Tahitien est brave, qu’il est fier et jaloux de son indépendance, qu’on obtient tout de lui par la douceur et rien par la violence ? On a tiré le canon pour réduire Terahupo. Tirer le canon à Raiatea ! Tamatoa a fait le voyage de Papeete pour implorer de nouveau un résident français, pour demander l’annexion. A cette heure, nous sommes installés aux Iles sous le Vent.
On en aura gémi dans un certain milieu. Il était si conforme à la vanité britannique de persuader les indigènes que les Français ne venaient pas parce qu’ils n’osaient pas, parce que l’Angleterre ne le voulait pas ! C’est d’ailleurs avec un dédain curieux que le marquis de Salisbury s’est expliqué sur l’abrogation de la Convention de 1847 : « Il ne paraît pas désirable au gouvernement de Sa Majesté, a dit le noble lord, ou même praticable de remettre à une administration aborigène des îles qui depuis sept ans sont placées sous le gouvernement de la France… »